Puisque nous parlons de Chomo, voici quelques souvenirs qui me reviennent à propos de cet homme que j’ai bien connu et beaucoup fréquenté pendant plus de vingt ans.
J’ai connu Chomo en 1975. Je venais de m’installer à Samois-sur-Seine en lisière de la forêt de Fontainebleau. J’ai fait connaissance d’un jeune peintre en instance de départ pour l’Amérique du sud. Il s’apprêtait à dire au revoir à Chomo qui vivait dans la forêt comme un ermite, et il m’a proposé de l’accompagner. Nous voilà partis pour Achères-la-Forêt puis Le Vaudoué. Entre ces deux villages il y avait une signalétique en travers de la route : une sorte d’idéogramme
Il fallait laisser la voiture. A droite une série de panneaux assez frustres portaient des interpellations en écriture phonétique et annonçaient : village d’ART PRELUDIEN. De là partait un sentier balisé de vieilles poupées, de jouets cassés et autres débris colorés. Puis nous sommes arrivés à une clôture à laquelle pendait un gong, un couvercle de lessiveuse assorti de son marteau. On a frappé un grand coup. Chomo est arrivé en courant et bondissant, nous dévisageant il reconnaît mon guide et me déclare tout à trac que je suis un con, qu’il n’y a pas d’artiste sauf lui et Picasso. Les autres ? Des mannequins qui papillonnent dans les salons et devant la télé pour faire parler d’eux. Il avait assez connu ce monde là et l’avait fui pour s’installer ici où sa femme avait acquis un terrain que personne ne voulait, et qu’elle avait payé 2 fr le m2. C’était en 1942 et il s’agissait d’anciens francs.
Il a ouvert la barrière et m’a désigné un petit arbre de 3 ou 4 mètres dont il ne restait qu’un squelette. Il y avait accroché quantité d’objets – jouets cassés, sacs en plastique multicolore, vieux vêtements, un chapeau et diverses loques bariolées que le vent agitait. Cet arbre était triste d’être mort et avait honte de sa nudité. Alors il l’avait habillé pour lui redonner vie. On entrait dans la poésie et d’un coup l’ani-mosité qui m’animait depuis l’accueil est tombée. On se trouvait aspiré dans le monde de Chomo, dans l’ailleurs : un monde d’enfance grandiose et démesuré.
Chomo ? Un enfant qui jouait au sage, au mage, au prophète, qui jetait l’anathème par poignées. Il se sentait investi d’une mission pas très clairement exprimée. Son Village Préludien était une sorte de réserve, de conservatoire d’un autre monde disparu. Il se laissait porter par son verbe et ses indignations avec grandeur. Il ne tolérait aucune contra-diction et même aucune apparence de doute. C’est mon premier contact avec Chomo. Et j’ai aimé Chomo.
Je ne parlerai pas de son œuvre. D’autres l’ont fait souvent. Ils ont aussi beaucoup glosé sur le prophète (qu’il ne fallait pas prendre au sérieux littéralement, à mon avis). Bien sûr il était un peu « mégalo ». Mais comment vivre comme lui dans le dénuement et la solitude si l’on n’est pas mégalo ? C’est une manière de survivre d’assumer sa marginalité. Je ne suis pas certain qu’il prenait ses grandes envolées très au sérieux lui-même. C’était le personnage public qui y croyait lorsqu’il avait un public. Quand on avait lié amitié avec lui, ce genre de vaticinations n’avait plus cours. Il parlait de tout et de rien, admettait la contradiction, expliquait la genèse de telle ou telle œuvre. J’allais dire telle ou telle série, car il produisait en série : il y avait eu la période des bois brûlés. Au moment où je l’ai connu il travaillait avec des grillages et des fers à béton, toujours le chalumeau à la main. Cela les visiteurs ne l’ont jamais vu puisqu’il ne travaillait jamais pendant les visites (samedi et dimanche seulement).
Par la suite il a travaillé avec d’autres matériaux ; de la télévision, disait-il comme on dirait du bois ou de la brique. Quand il utilisait de la mousse de plastique il disait qu’il utilisait du coussin. Il avait fait pendant quelque temps des processions de religieuses se rendant aux vêpres avec quelques bouteilles en plastique bleu ayant contenu notamment de l’alcool à brûler. Il les chauffait au chalumeau et les déformait en les courbant plus ou moins et les tordant, puis les collait sur un socle (généralement une plaque de tôle, ou un plateau repas de fast-food). Et là il me racontait l’histoire de ces nonnes : les vieilles courbées qui ne pou-vaient presque plus marcher, restant à la traîne et encadrées par les plus jeunes, et ces deux là les bavardes qui pendant que la supérieure regardait ailleurs se racontaient des histoires à l’oreille… etc.
J’ai beaucoup fréquenté Chomo surtout après 1978, année où j’ai enfin appris à conduire. Dès cette époque je l’ai vu très souvent. Je lui amenais fréquemment des visiteurs. Il n’avait d’autres ressources que ces visites qu’on payait 5fr. Je crois que j’ai conduit plusieurs centaines de visiteurs au cours des années qui ont suivi 1978. Il ne recevait de visites que les samedis et surtout le dimanche. Je recevais souvent des coups de téléphone de gens divers qui me connaissaient peu ou prou surtout après les articles que Laurent Danchin avait écrits dans Libération. J’ai quelques souvenirs de certaines d’entre elles. Comme Michael Lonsdale.
Un jour j’ai conduit chez lui un groupe de jeunes artistes suisses qui étaient venus me voir. Il y avait une demi-douzaine de jeunes filles et deux ou trois garçons. Parmi les jeunes filles une noire superbe. En la voyant, Chomo s’est arrêté les yeux fixés sur elle. Il était médusé, puis il a dit d’une voix pleine d’admiration « Oh ! Quel bel objet ! ». Puis changeant de ton : « Quand tu reviendras dans ton village, tu diras à ton roi : si tu vois arriver des blancs, Pan ! Pan ! Tue les tous et n’en laisse pas repartir un seul ». La jeune fille qui était née à Genève et n’avait jamais quitté la Suisse en est restée sans voix. Puis la visite a commencé et une heure après, Chomo a appelé tout le monde à se rassembler autour d’elle, et lui mettant la main sur l’épaule a dit en montrant les arbres tout autour : « Elle, elle peut se mettre toute nue et courir dans les arbres, elle sera merveilleuse, tandis que vous Mesdemoiselles si vous essayez vous serez toutes ridicules ». Puis la visite a continué. Voilà comment Chomo vivait avec son temps.
Une autre fois je me souviens qu’il a reçu tout un groupe de trisomiques accompagnés d’éducateurs. Et je l’ai entendu dire avec aplomb à une femme adulte : « Tu sais pourquoi tu es comme ça… C’est parce que dans une autre vie tu as étouffé ton enfant ». Elle a continué à le regarder avec un sourire béat. Manifestement elle n’avait rien écouté. Heureusement.
Il se heurtait aussi à l’hostilité imbécile des voisins et parfois aux menaces. Un jour je l’ai trouvé effrayé. Des voyous avaient pénétré chez lui et l’avaient menacé de revenir la nuit suivante. J’ai alors appelé mon frère qui dirigeait l’école des motards de la Gendarmerie de Fontainebleau et demandant de veiller à faire envoyer des patrouilles dans le coin cette nuit là (Il craignait un peu les gendarmes qui, disait-il, étaient venus un jour lui demander de détruire ses « bâtiments », ses sculptures pour lesquelles il n’avait pas de permis de construire !). Mais cette nuit-là il était rassuré de les savoir tout près…
Je parlais tout à l’heure de l’inconfort de sa vie. Un jour d’hiver où il gelait fort, je lui ai rendu visite avec une bouteille de porto (il adorait ça). Il voulait me faire un café. Mais l’unique source d’eau dont il disposait était un robinet en plein air au dessus d’un bassin. L’eau avait gelé dans le robinet qui ne coulait plus, et il prenait de l’eau avec une cuvette dans le bassin en cassant la glace avec une pioche. Il vivait dans sa cuisine une pièce d’environ 3 mètres de long sur 1,60 mètre de large où un très vieux fourneau en fonte entretenait un peu de chaleur. Là, armé d’une écumoire rouillée il écumait son eau, prélevant de longues chevelures vertes mêlées de détritus de bois de feuilles ou des restes d’insectes. Il mettait ce bouillon dans une casserole bien culottée pour faire du café. En voyant cette préparation je lui ai dit que je préférais un porto, que ça nous réchaufferait mieux. Il a tout de suite été d’accord. En rentrant chez moi j’en ai parlé avec un ami qui aimait bien Chomo. Nous sommes allés ensemble acheter des bouteilles d’eau de Vittel ou d’Evian (4 ou 5 packs de six bouteilles d’un litre et demi) et nous les lui avons portés le lendemain. Il nous a remercié, nous avons bu un porto et deux mois plus tard au cours d’une autre visite dans sa cuisine j’ai retrouvé intacts et bien rangés sous la table les 5 packs de bouteilles. D’ailleurs un an après ils y étaient encore.
Mais bien avant ça nos relations étaient devenues des relations d’amitié et il ne me tenait plus de discours senten-cieux et il nous parlait de tout et de rien comme n’importe qui. Il me racontait des souvenirs de sa captivité en Allemagne – comme ses beaux-arts qu’il avait faits à Valenciennes avant de passer quelque temps aux beaux-arts de Paris. Il me parlait de ses enfants et des gens qu’il avait connus. Il parlait souvent d’Altagor(1). Il me disait que sa vie à Achères-la-Forêt avait parfois été très dure quand il faisait ses courses à Milly-la-Forêt avec un vieux landau trouvé à la décharge publique et avec lequel, avant de connaître Laurent Danchin, il allait collecter les objets et débris dans les dépôts d’ordures. Sa vie même avec une longue habitude et l’aide de Laurent Danchin était toujours dure. Je lui ai plusieurs fois proposé de l’emmener chez moi à Samois pour quelques jours. Il refusait toujours. Et un jour il m’a dit pourquoi. « Si je vais chez toi ce sera agréable et confortable et je n’aurai plus le courage de revenir ici dans ma solitude et ma vie de sauvage ». Sa vie était dure.
C’est vrai qu’il était un peu mégalo : il parlait de lui à la troisième personne comme un vulgaire Alain Delon. Mais c’était Chomo. C’était un homme à la fois inculte et très cultivé. Il lisait peu et seulement des ouvrages vieillots d’ésotérisme. Mais il travaillait en écoutant France-Culture – moi aussi – et je reconnaissais ses sources quand il parlait de musique ou de peinture. Il ne connaissait ni Mozart ni Beethoven. Mais il parlait de Pierre Henry ou de Xénakis parce qu’il écoutait les émissions sur la musique contem-poraine de Georges Léon. Un jour il m’a fait écouter de sa musique qu’il enregistrait sur un antique magnétophone trouvé dans une décharge. On entendait des chants d’oiseaux divers, des musiques de sa « Harpe Eolienne » : des barres de verre de 4cm ou 5cm de diamètre et de couleurs vives suspendues dans les arbres, de longueur et largeur différentes, résonnaient doucement et longuement quand la brise les faisait se heurter plus ou moins fort, très fort quand il les frappait avec une barre. Elles produisaient des sons très variés allant des graves à l’aigu en fonction de leur longueur et de leur diamètre.
Il jouait également sur les cordes du cadre d’un piano qu’il avait « désossé » et de bien d’autres instruments de fortune.
Un jour il m’a dit : « Je vais te faire entendre une basse comme t’en as jamais entendu ». Et effectivement un son particulièrement profond se fit entendre. « Tu sais comment je l’ai obtenu ? J’ai attrapé deux frelons et je les ai mis dans une bouteille puis j’ai mis le micro sur le goulet et j’ai enregistré leur colère ! ». Et il a ajouté ; « C’est pas Pierre Henry qui peut avoir des sons comme ça ! ». Je ne crois pas qu’il ait été réellement musicien, il ne composait pas. Il inventait et collectait de la matière sonore.
Cette histoire de frelons m’en rappelle une autre : un jour d’été nous déjeunions avec lui dans son chantier avec deux amis sculpteurs que nous avions invités. On avait mis des planches sur des tréteaux et d’autres sur des tonneaux pour faire des bancs et nous déballions le repas que Lisette (ma femme) avait préparé avec en particulier une sorte de ratatouille bien cuite avec de la viande hachée car il n’avait plus qu’une dent. Il était dans sa cuisine pour faire réchauffer le plat. Puis nous l’avons entendu frapper dans ses mains et nous l’avons vu apparaître sur le seuil et venir vers nous d’un pas vif les joues bizarrement gonflées.
Arrivé près de nous il a à nouveau frappé dans ses mains pour attirer notre attention et désignant ses joues il les a tapotées et entrouvrant la bouche il a libéré un énorme frelon qui mesurait bien 4 ou 5 cm de long. L’animal est sorti en vrombissant et s’est envolé tout droit. Alors Chomo a encore tapoté ses joues et rebelotte un autre frelon de même calibre est sorti de sa bouche et s’est envolé à son tour. Nous étions sidérés. Lui, affichait un faux air de modestie qui ne trompait personne. Moi je m’émerveillais une fois de plus devant la connivence qu’il entretenait avec son environnement.
Chomo avait une vision du monde bien à lui et son interprétation de la réalité pouvait surprendre. Un jour quand nous sommes arrivés impromptu chez lui, un ami et moi, nous avons trouvé un Chomo tout excité qui nous dit : « vous savez pas ce que je viens de voir ? Je travaillais et j’entendais un drôle de bruit. Ca faisait pom – pom – pom – pom. Alors je suis allé voir vers la maison à côté, et vous allez pas me croire, j’ai vu deux hommes qui avaient au moins 40 ans, en culottes courtes qui jouaient à la raquette ! comme des petits garçons ». Il s’agissait de joueurs de tennis. Il ne savait pas ce que c’était et que ça existait !
Il avait entrepris la réalisation d’un film auquel il a réfléchi des années. Puis, un jour, il s’est procuré des rouleaux de pellicules, et comme il ne savait pas se servir d’une caméra, il a pris contact avec Clovis Prévost qui avait réalisé deux courts métrages sur lui. Il l’a en quelque sorte engagé comme opérateur pour qu’il tourne sous sa direction. Une nuit ma femme et moi sommes venus à sa demande assister au tournage. Il faisait tous ces tournages la nuit en éclairant seulement les scènes du moment.
Ce soir là on filmait dans un grand récipient plein d’huile de vidange noirâtre des figures blanchâtres qui se déployaient paresseusement quand il jetait dedans du plâtre liquide. Sous la lumière d’un fort projecteur. Et il faisait recommencer la prise deux ou trois fois.
Ensuite avec des petites barques en contreplaqué de 20 à 30 cm de long posées sur son bassin, il a improvisé une tempête cataclysmique avec un tuyau d’arrosage qui boule-versait ces minis embarcations multicolores et les envoyait par le fond. Son vieux magnétophone enregistrait tous les bruits. J’ai été émerveillé par la patience et l’honnêteté de Clovis Prévost qui ne faisait rien qui ne soit dicté par Chomo.
Il a été ainsi tourné 17 heures de prises de vue en trois ou quatre semaines. Et Chomo n’admettait aucun montage, aucune coupure, toutes les images avaient leurs raisons d’être, en ce lieu même, puisqu’il en avait eu l’inspiration dans le même instant. Quelque temps après au cours d’une manifestation de trois jours à Milly-la-Forêt organisée par Josette Rispal(2), nous avons visionné les cinq premières heures de cette œuvre. Les images étaient magiques mais juxtaposées sans intention réelle. Elles enchantaient et racon-taient surtout l’enfance comme le jardin d’Art Préludien.
(1)André Verrier, 1915- 1992, dit Altagor, inventeur en 1945 de la métapoésie, proche un temps des Lettristes.
(2)En 1991, Josette Rispal, sculpteur, a organisé une exposition de Chomo dans la ville de Milly-la-Forêt.