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Jean-Christophe Pagès

Jean-Christophe Pagès auteur dramatique, partage souvent ses textes avec la revue.


PAUVRE PÊCHEUR

André m’envoie un message avec pièce jointe. Objet : Pauvre pêcheur : « J’ai une copine qui m’a envoyé une photo prise au Japon, de quoi écrire un petit texte. » Je n’écris pas sur claquement de doigts, André, car c’est difficile. Mais j’essaie quand même. Pour commencer, je conserve le titre. Comment sait-on que le Japonais est pauvre ? Parce qu’il est obligé de porter un masque.

Je suis ravi d’apprendre qu’André a une copine, premièrement, et que celle-ci s’est rendue au Japon, en plus. Ça nous permet de ne pas confondre le Japonais avec n’importe quel Asiatique (Laotien). André, qui est marié, n’écrit pas ma copine mais une, c’est-à-dire qu’il doit en avoir d’autres. Ladite amie n’adresse pas un cliché d’elle nue lascivement positionnée au bord d’une piscine, n’aguiche pas André, comme font souvent les amies parties au bout du monde. Juste une copine dont je ne connais pas le prénom, mais j’inventerai. André le cachottier ne me présente pas toutes ses amies car il craint la concurrence. Ça n’est pas parce que nous courons ensemble tous les dimanches qu’il faut nécessairement partager ses conquêtes.

Il me faut du temps pour bien m’emparer du sujet, approfondir ma connaissance du Japon, nécessité de la pêche au pays du soleil levant, masque. C’est peut-être le matin : pauvre pêcheur enfourche une bicyclette, avec sa canne télescopique (ça prend moins de place pour pédaler), hop. Se croit tranquille. Or, la copine d’André est déjà sur place, pas dormi de la nuit. A deux mètres de lui. L’homme masqué ne la regarde même pas, il est à sa tâche, vélo sur la béquille. Tiens ! se dit-elle, ça ferait une chouette photo pour André, mieux qu’une énième vue du Fuji-Yama. Le copain coureur est aussi voyageur, il connaît le monde, se fiche des clichés touristiques, veut de l’authentique : vrai pêcheur, quérir alimentation famille. La copine sait que le message passera avec André, il est allé en Afrique l’été dernier, baroudeur qualifié en pauvreté. En revanche, je ne crois pas avoir déjà abordé avec lui (je manque de souffle) le sujet de la pêche, je pourrais pourtant lui en conter. Un dimanche, avec mon père, je sors un brochet gros comme ça !

Petit texte : comment connaître la longueur, André ? A partir de combien de pages le récit devient-il trop long pour tes yeux de sexagénaire ? Je dois cependant être reconnaissant, mon camarade me donne un sujet. J’ai peu écrit ces derniers temps. D’abord, j’ai dû changer de pc, ça n’a pas été sans mal. Après plusieurs années, j’acquiers un portable, mais le casse illico ; m’installant sur la terrasse, batterie faible, vite rentrer pour passer sur secteur, j’intercale la souris entre écran et clavier et ferme, crac ! Imagine ma tête. Par ailleurs, je suis allé courir seul hier, tu n’as pas répondu à mon courriel. En plein soleil, j’aurais pu me trouver mal à l’autre bout de la plaine sans que personne ne ramasse mon corps sec.

Le lendemain, vais acheter un autre pc. Ma compagne tente bien de me raisonner, attendons remboursement assurance, etc. En vain ! J’ai décidé. T’épargne les soucis d’installation, transfert des données, couple sur la sellette. Trois jours plus tard, tout est réglé, mais je n’ai rien à écrire. Et, justement, c’est là que tu me sauves, l’ami fidèle.

Donc le Japon. N’y suis jamais allé, prendre l’avion, jet-lag, comment aller vers l’Est, contre le déroulement normal de la journée ? Peu probable que je m’y rende un jour. Pas grave, on a la copine d’André. J’aimerais bien la rencontrer, son âge, est-elle mariée, sa physionomie ? Pourquoi cette fuite ? Déception, mélancolie ? Notre japonais porte un blouson coupe-vent bleu électrique, avec fermeture éclair, pas chaud ce matin, et simple blue-jean. Dominante de bleu, la canne à pêche aussi. Concentré sur son bouchon, debout entre les rochers. Du coup, on ne voit pas ses genoux, est-il en baskets ? Probable, comme il est en tenue décontractée, ou des bottes ? Mais l’endroit n’est pas boueux.

Le Japonais méticuleux a préparé ses vêtements la veille, posés sur une chaise de la cuisine, pas réveiller la famille en partant (se renseigner si les Asiatiques ont une cuisine comme nous). Idem : prêt bicyclette puis révision chaîne, gonflage pneus.

Le Japonais ne balance pas le vélo en arrivant sur le site comme le ferait un Occidental, il trouve un endroit plat, sans doute repéré antérieurement, et sort sa béquille. A-t-il seulement une besace, bourriche, compte-t-il vraiment rapporter du poisson ? L’homme étrange, concentré, inquiétant, tête rasée. Une étiquette au bout de la canne indique qu’elle est louée. N’a pas son propre matériel, pêcheur occasionnel, affamé. Sa femme lui montre le frigo vide, les enfants faméliques, comment s’en sortir ?
– Demain dès l’aube, j’irai à la rivière, vois-tu, ou la mer, j’irai au bord de l’eau.
– Tu n’as même pas de gaule !
– Pfut, j’en louerai une à la quincaillerie, me reste quelques yens.
– Bien, ne rentre pas bredouille.

Dénoncer l’urgence. La copine d’André a une fibre sociale très marquée, sans doute une altermondialiste, militante, mais célibataire. Croit séduire discrètement mon ami avec son cliché, sa femme n’y verra que du feu. Or, nous savons lire entre les lignes, la copine est elle aussi au bout du rouleau, désespérée, comment signifier ses sentiments ? Pauvre pécheresse qui avance masquée au bord du fleuve, André, je lance des bouteilles à la mer (rivière, lac, étang), comprendras-tu ma mélancolie ?

Comme Hiroshi (c’est son nom) n’a pas de réveil, il a écouté le coq, s’est extirpé du futon, fond de thé froid et : 1. penser à la canne, 2. emprunter la bicyclette du voisin Keiji tant qu’il dort. Cuve son saké, il ne se rendra compte de rien, lui offrirai un poisson pour compenser. Mais Hiroshi n’a pas d’appât, il n’est pas assez expérimenté. Ne suffit pas de faire flotter son bouchon pour attirer l’animal. La copine d’André (Nicole) tente de lui faire comprendre avec des gestes, elle ne maîtrise pas la langue, à part : arigato, sayounara, kimono et saishoku shugisha. D’ailleurs, il ne la regarde même pas. D’une part, le masque gêne pour bien voir, ne tourne pas avec la tête, élastiques trop longs au niveau des oreilles, s’il pivotait sur la droite le masque couvrirait ses yeux, d’autre part, il n’est pas venu pour draguer. Rentabilise location matériel, horaire du déjeuner, le riz trop cuit colle, etc.

Bien que végétarienne, Nicole ne se comporte pas en touriste responsable, éco-solidaire. Veut donner des leçons au pêcheur mais celui-ci n’a pas de montre. Il doit pourtant être un chef de famille irréprochable. En mai 2009, l’épidémie de grippe aviaire fait rage en Asie, Hiroshi le sait, ou le H1N1, la pollution. Sa femme ne tolérerait pas qu’il sorte sans son équipement.

– Ça mord ?
Elle voudrait bien engager la conversation. Hiroshi statique, manquerait plus qu’il rate une touche.
– Un asticot ? Ou une moule ? Parfois ça marche avec une moule.
Hiroshi droit comme un i. Que veut l’écervelée ? Passe-t-on la nuit en pleine nature ? Où a-t-elle rangé son duvet ? Canne main droite, il la tient ferme, main gauche poche pantalon, il s’applique mais il est cool, c’est ce qui séduit Nicole. Elle non plus n’entend pas rentrer bredouille, n’a pas parcouru tous ces kilomètres pour rien. D’abord une photo, dialogue sommaire, et paf ! Elle a légèrement remonté sa jupe, se dandine, mais n’obtient rien.

Pourtant, prenant une pause pour me raser, je m’interroge : Hiroshi aurait-il fauté ? Apercevant la délurée dans tous ses états, il aurait balancé sa gaule, fi de la pêche et du repas dominical (c’est dimanche), autant prendre du bon temps. Le Japonais, en dépit de son allure, n’est pas de glace, et Nicole sait y faire. Il arrache son blouson, pantalon chevilles, et on y va. Nicole ne pense plus à prendre des clichés, André le regrette : la copine dépenaillée mieux qu’un Nippon isolé.

Mais elle sait que la femme d’André contrôle tout, le soir la boîte mails.

– Tiens, Bichon ! Qu’as-tu reçu ? Un message de Nicole, elle est au Japon, non ? Ah ! Elle joint une photo, voyons.
La femme d’André se méfie d’André qui multiplie les copines.
– Bah dis donc ! Nicole ! Elle envoie un truc original, l’appareil a dû se déclencher tout seul, viens voir ! Pas facile de s’embrasser avec ce machin !
– Les Asiatiques n’embrassent pas, ils craignent la salive.
– Ah ok, mais je ne comprends pas l’intitulé de son message.
– Elle veut dire : pauvre gars, obligé de pêcher avec ça sur le nez et la bouche, pas évident, si par exemple il devait se moucher ou fumer.

Le monde est plein de pays, certains plus lointains que d’autres, le Japon n’est pas un cas isolé. Comment interpréter leur culture ? J’ai déjà beaucoup voyagé, mais en train. J’aime aussi les sushis. A vol d’oiseau, 9714 kilomètres. Sans compter l’insularité problématique. Je ne compte pas parcourir la distance, sauf à tomber éperdument amoureux d’une collégienne. C’est un petit pays surpeuplé de gens (des Japonais) petits. D’où le petit texte préconisé par mon ami. En fin pédagogue, il sait orienter mon travail.

Un congélateur. Avec un budget mieux géré, Hiroshi pourrait s’en payer un, n’aurait pas à se lever aux aurores. Pauvre Hiroshi ! Pas facile le hiatus. Que ne l’a-t-on prénommé autrement. Benoît ? Je ne vois pas pourquoi les Asiatiques s’évertuent à donner des prénoms asiatiques à leurs enfants. Dès son plus jeune âge, le Japonais (Coréen) est en difficulté. Comment t’appelles-tu ? On imagine bien les railleries du corps enseignant. Les parents ont-ils bien conscience de leur responsabilité ? Je note que les Européens sont plus ouverts. Par exemple, on n’hésite plus à attribuer Ken ou Lee, Daisuke revient en force.

Manquerait plus que Keiji se réveille avant le retour d’Hiroshi ! Chercher le pain (bouche pâteuse). Mince mon vélo ! Fichtre, où l’ai-je stationné ? Hiroshi, scrutant son bouchon immobile, le sait bien. Il hésite à lancer des cailloux pour créer des remous, montée d’adrénaline, ah, ça titille. Mais non, cette partie de pêche est vaine. Peut-être finira-t-il par se jeter à l’eau, étranglé par sa ligne ou lesté par la bicyclette ? Comment rentrer sans poisson ? L’injonction de madame Hiroshi. Le Japonais se suicide beaucoup.
– Bouge ! Mais bouge quoi !
S’adressant au flotteur (dans sa langue natale).

Nicole n’en perd pas une miette, qui s’est placée à bonne distance, reportage, ce que peut dire un simple cliché, toute la misère du père. C’est quelle heure maintenant ? Capacité des Japonais à rester stoïques, sans cligner ni respirer, notamment sur une photo. A-t-il envie de faire pipi ? Il se retient. Un rôt ? Le ravale. Nous avons beaucoup à apprendre de cette élégance. Le pêcheur japonais sait rationaliser ses mouvements, ne montre pas ses fesses pour faire rigoler Nicole. Car, en vérité, il l’a bien vue. Se demande juste (en son for) ce qu’elle recherche, le but d’un tel cliché. Ne souhaite pas être reconnu. Avec son masque, il pourra toujours prétendre que ça n’était pas lui.

Cher André, tout ça très bien, mais merci de m’indiquer comment terminer. Depuis quand avais-tu ce cliché ? Long voyage jusqu’à ma boîte de réception. Hiroshi pas équipé pour les expéditions, blouson léger, vélo volé. Parti pour la matinée, se retrouve à l’autre bout du monde. Sûr que madame Hiroshi va s’inquiéter : ton assiette, ton rond de serviette. Sait-on toujours où l’on va quand on part ? C’est alors que Keiji, le voisin dégrisé, pointe son nez chez elle, se déchausse, tire le shoji : mon biclou, il est où ?
– Je ne suis pas une voleuse, restez déjeuner, monsieur Keiji, nous aurons du riz gluant.
Pas farouche, la Japonaise sait se retourner. Quand débarque son mari avec la friture… Tu vois où ça nous mène, André, à cause de ta copine ? Hiroshi attrapant son sabre pour débiter les fautifs, marmaille hurlante, repas froid. Mieux envisager les conséquences de ses courriels. Il a mangé tout le monde.

Non, ça s’est passé autrement. La mauvaise haleine, problèmes gastriques d’Hiroshi. A défaut de chewing-gum, le masque. Comment ne pas importuner les baigneurs de novembre (spot réputé) ? N’imaginait pas tomber sur une cougar. Nicole s’approche en ondulant, comme si les rochers étaient en mousse, passe derrière lui, l’entoure de ses bras, mon Hiro ! Mais il ne doit pas se retourner, à cause de l’odeur fétide. Nicole, pas habituée à l’échec, insiste, descend la fermeture éclair et glisse ses mains sur le torse d’Hiroshi. Il est quand même tenté. Et Nini de frotter ses seins sur le dos du pauvre pêcheur. Interroger André s’il a d’autres copines comme Nicole. Et, brusquement, Hiroshi pivote, tombe le masque et envoie son haleine à la face de Nicole. Elle s’évanouit. Heureusement qu’il n’y avait personne, pense H. Sinon comment expliquer à l’épouse : j’ai pêché mais j’ai péché. Non, il a fait le meilleur choix. D’ailleurs, à l’instant, une touche, Hiroshi ferre, tire, mouline, que n’a-t-il un comparse, une épuisette ? Il est tout rouge, émet des grognements, sue. Ma ration ! Nicole, reprenant ses esprits, croit qu’il s’adresse à elle, il est fou mais il est beau, elle accepte de l’assister.
– Prenez ce bâton pour l’assommer.
– Quel bâton ?
– N’importe ! Un caillou, une pierre, là !
– Je ne vois pas.
Hiroshi perd ses moyens et rugit, elle le pousse dans l’étang.

Non plus. André, comment conclure ? Midi, Hiroshi entend le clocher (on imagine), il n’a rien remonté, doit rapporter la canne et la bicyclette, que va-t-il dire à sa famille ?
– Ça a été chéri, ta matinée ?
– Hai.
– Tant mieux !
– Euh… Plutôt shi hai.
– Pas grave, viens à table, いただきます!
– いただきます aussi, à vous tous, ma famille.
Comme toujours, madame Hiroshi a su agrémenter les restes. Connaît son conjoint par cœur. Quand on dit poisson, c’est une formule. Pauvre pêcheur a les larmes aux yeux. Keiji sort des toilettes en se reboutonnant.

Jean-Christophe PAGES

Jean-Christophe Pagès écrivain, auteur dramatique, auteur d’une fresque haute en couleurs sur les personnages qui font et ont fait l’histoire de Melun.

“ à Melun ” est le récit intermittent de l’auteur né contre toute attente dans une ville qui voudrait bien être touristique : son Brie, sa Prison, sa Préfecture. La ville royale rêve, hésite entre Seine et scène. Mais selon l’audacieuse préfacière du recueil, Nathalie Quintane, l’auteur décentralise défrise sans remords la langue de poésie pour passer en « trombe-revue » des personnages morts ou vivants ayant un lien coupable avec Melun. On reconnaîtra ainsi Thuram/Makélélé, Bertrand Duguesclin, Anna Gavalda ou Robert Le Pieux… À savourer.
"A Melun" par Jean-Christophe PAGES
Cliquez sur la couverture ci-dessus pour ouvrir le récit de 80 pages – le document est au format PDF.

Les brefs extraits qui suivent sont destinés à vous mettre en appétit pour découvrir tous les autres personnages du récit :


Burnout
pour robert

de son vivant hugues désigne le fils comme unique successeur

à melun robert capet construit une tour et meurt

18 ans
robert épouse rosala mais la répudie l’année suivante
– elle a trente-quatre ans de plus
– incapable de lui donner un enfant
– elle est choisie par hugues

alors robert tombe profondément
amoureux de sa cousine berthe
demande une dérogation au pape :
pourparlers, tractations, refus

impatient robert se marie quand même
oblige archambaud (l’archevêque de tours) à célébrer l’union sans annuler ses premières noces

hugues s’oppose mais décède
pape grégoire colère noire convoque un synode & robert excommunié :

canon 1 : robert quittera berthe sa parente pénitence de sept ans s’il refuse anathème
canon 2 : archambaud mariage incestueux suspendu de la communion + visite à rome pour s’expliquer

après
le roi & la reine s’enferment dans leur palais
robert ne veut pas céder
rien n’arrêtera son amour sauf la douleur
berthe dépérit à vue d’oeil
elle est triste
robert craint trop la damnation éternelle

d’ailleurs berthe est stérile
la mort dans l’âme quitte sa promise
accède à l’injonction papale
troisième mariage avec constance

mais
rosala devenue religieuse meurt
berthe reste sa maîtresse jusqu’à la fin

constance
hautaine avare cruelle vaniteuse et dominatrice
complote contre son mari
méprise ses bonnes oeuvres (les pauvres coupent les
franges d’or du manteau royal)
raille sa piété
progéniture : 4 fils 1 adèle
o constantia martyrum

melun
pourquoi paris pour capitale nul ne sait puisque les rois résident aussi bien dans leurs châteaux construits sur une île au milieu de la seine à melun ou paris


Tutu & claude

le premier l’aîné de l’autre
arrive en métropole à 9 ans
milieu de terrain offensif
fontainebleau puis melun

claude signifie bruit en lingala
débarque à 5 ans du congo
son père footballeur exilé
joue en belgique

le guadeloupéen fréquente une animatrice
s’engage politiquement
« avant de parler d’insécurité il faut parler justice sociale »
mais la présentatrice a déjà une petite fille

le congolais soutient amnesty
sponsorise le dictionnaire en lingala
propriétaire du restaurant royce
fraie avec le top model réunionnais

1987 tutu croise claude à melun

joueur le plus capé
deux buts mythiques
2008 arrête sa carrière
malformation cardiaque héréditaire

claude possède un garçonnet
pratique encore le football pour le club parisien
où il a failli retrouver le recordman
l’année dernière

le natif d’anse-bertrand (c’est tutu) voulait devenir prêtre
mais il a dû revoir son projet pour épouser sandra
lui donner deux enfants
avant de divorcer

le FC melun n’a jamais oublié claude
14 ans quand il atterrit chez les juniors
superbe reprise de volée des 25 mètres
dans la lucarne

anse-bertrand située à l’extrême nord de la grande-terre
le village refuge des indiens caraïbes
un planteur accuse une esclave d’avoir empoisonné sa maîtresse

claude le messie
360 000 euros pour son club formateur
au mée joue patrick son frère
un jour leur père a dribblé pelé

à 17 ans opération du genou c’est fini
mais tutu rebondit
au début le surnom l’ennuyait
à cause de thuthule pieds carrés


Je ne suis pas anna

je ne suis pas né en 1970
c’est ma soeur
comme elles ont le même âge elle est fan

je figure dans le répertoire de la vie littéraire en seine-et-marne
pas anna

je ne suis pas né à boulogne-billancourt
mais à melun

je suis l’aîné d’anna qui me doit le respect de quatre ans
quand ma soeur est née j’ai dit c’est ça ma soeur

je n’ai rien contre les jeunes filles
seulement les cadettes

anna passe son enfance à la campagne en normandie
je grandis à melun

sa famille est folklorique car son père est dans
l’informatique et sa mère dessine des foulards
elle a deux frères et roseline

j’ai deux cadettes
père modéliste mère sourde

anna lit des BD écoute bobby lapointe
on s’intéresse à la genèse de son oeuvre

je ne suis pas un descendant de dorothy parker
anna est envoyée dans une institution pour jeunes filles
je vais à l’école communale

j’obtiens le bac au rattrapage
elle échoue à sciences-po
moi aussi
mais elle en profite pour écrire sa première nouvelle

anna ne perd pas son temps
à la même époque je suis au service militaire

rares poèmes pendant mes perms
je ne fais pas hypokhâgne ni maîtrise de lettres
je suis sur la liste complémentaire du concours de l’école normale
(après droit et BTS action commerciale, je peux moi aussi avoir une trajectoire originale)
elle collectionne ensuite les petits boulots
fleuriste ouvreuse de cinéma vendeuse de vêtements préceptrice pour enfants
veut devenir journaliste

je fais TUC dans un bus informatique qui arpente le département
distribue des gratuits vendeur hi-fi
on se passionne moins pour mon début de carrière
puis anna est professeur de lettres dans un collège de melun
je suis instituteur remplaçant

je ne suis pas anna

j’ai quatre ans de plus
je suis masculin
mais nous ne sommes pas au bout de nos surprises

en 1996 elle a son fils louis
le mien a déjà 5 ans
cependant louis est le deuxième prénom de mon fils suivant
on peut imaginer des correspondances secrètes

anna lauréate de la plus belle lettre d’amour sur france inter
puis gagne un concours de nouvelles policières organisé par la bibliothèque de melun
du coup elle achète un ordinateur chez un soldeur de villejuif

je laisse les exégètes remonter le fil de l’acquisition de mon premier PC
j’étais contre l’investissement
ma compagne se chargea de moderniser notre foyer

en 1999 sa fille et c’est déjà le succès du premier recueil
elle tient une rubrique dans un quotidien

je fume grossis
mon père quitte ma mère

anna reçoit des prix
son livre traduit dans 20 langues
je n’échappe pas à la annamania …

Gaëlle Héaulme & Jean-Christophe Pagès

HOMES (Fin)

63

Je ne me souviens pas de mes toutes premières écoles, sauf d’un fulgurant coup de règle en fer sur le bout des doigts pour un S oublié
et
en Bretagne, laissée là par mes parents, j’allais un mois dans la classe unique du village, section mouettes.
École communale de Carry-le-Rouet, les garçons dans la cour et faire la vaisselle après la cantine.
École Alphonse Daudet, je reçois un caillou sur la tête et je m’évanouis.
Lycée Buffon, je vais à pied car je me suis fait agresser dans le métro.
Collège Arc-de-Meyran, rien, personne, j’ai des boutons.
Collège Jas-de-Bouffan, Gertrude me crie par une fenêtre de sa classe qu’elle a eu ses règles. Plus tard, je suis renvoyée.
Collège Rocher-du-Dragon, mon ami est noir et habite dans une caravane.
Un an de cours par correspondance.
Collège du Sacré-Cœur, mon prof d’histoire-géo me plaît. Après mon bac, nous avons une aventure.

64

sentier des champs, il y a une salle de jeux. C’est au bout du couloir 1er étage. La pièce fait exactement la même surface que la salle à manger dessous. On y met une table de ping-pong, j’y déballe mes légos, une vieille télé avec console (ancêtre). Les joueurs sont des traits et la balle un carré. On se démène quand même. A côté, il y a la pièce noire. Je n’y vais jamais. Je ne sais pas ce qu’il y a dedans. Le mieux est de garder la porte fermée.

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mon amie Gertrude part vivre à Paris, je quitte la rue Aumône-Vieille et m’en vais rue Joseph-Ravaisou, où nos parents ont loué deux appartements pour la durée des travaux : un pour nous les trois sœurs et un pour les adultes. Au lieu de militer nous allons en boîte, la Grignothèque, gratuite pour les filles. Ils ne sont pas contents. Au milieu de la nuit nos talons claquent dans l’escalier.

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Je fouille. Dans toutes les maisons, je fouille. Trouve des trucs que je ne devrais pas. Sauf nourrisson square de Lorient je ne fouille pas. Engoncé dans ma barbotteuse, je ne fais pas du 4 pattes dans les placards. Je cherche quoi pourquoi ? Les cachettes sont diverses, parfois savamment élaborées. J’espionne, j’écoute. Le bureau ou la chambre, les tiroirs. Tout remettre exactement comme c’était. Le garage, les cartons du fond. Je fouine. L’explorateur ou l’agent secret. Je trouve des magazines. Faire coulisser la planchette où sommeille le trésor. J’ai du temps. Là, des diapos. Pas gêné quand même le garçonnet. Une fois, je suis pris en flagrant délit. Mais, comme toujours, ma mère se tait.

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1 Rue Chabrier.
Je collectionne les amoureux.
Une copine habite l’appartement en dessous : avec un système de cordages nous nous faisons passer des choses par les fenêtres. Je lui prête ma belle table en bois mais elle oublie une bougie dessus, et ma table brûle. Il n’y a pas de salle-de-bain, je me lave dans l’évier de la cuisine. Je travaille dans une clinique, on me vole ma mob : je fais du stop au petit jour. Nous n’avons pas le téléphone, pas la télé. Je laisse un mot d’amour sur ma sonnette à un Bertrand, et c’est un autre Bertrand qui le lit. Le midi, je déjeune avec ma grand-mère qui habite en face, 3 rue Méjanes. La vie est assez amusante, surtout avec le pastis.

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Liste des amoureuses que j’invite chez mes parents :
Jane, une Anglaise correspondante. Photo de nous deux assis sur mon lit. Je suis en short tee-shirt bleus. Elle polo lilas et blue-jean retroussé. En fait, ma vraie correspondante, on dit correspondante, ou corres’, ma corres’, celle qui dort chez moi, chez mes parents, sentier de la mare des champs, est laide. Grande avec des dents.
En revanche, celle de Sandrine, amie collégienne, est jolie Jane. Je suis donc tout le temps fourré chez Sandrine pour voir Jane dont je tombe amoureux. J’oublie ma corres’, jusqu’à son prénom, je la refourgue à d’autres. Quand Jane retourne en Angleterre, je pleure longtemps derrière le bus. Je ne l’ai jamais revue.

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Mes chambres 1 : Paris, la Celle-Saint-Cloud, Carry, je partage de petites chambres avec mes sœurs. À la Kérié, je ne sais plus. À Paris, j’ai ma première chambre en tant qu’aînée, j’écoute Pink Floyd toute la nuit. Mont-Robert est un château, je change souvent d’endroit. Au Pey-Blanc, j’ai une mezzanine. À Saint-Mitre, il y a des araignées sur le mur et des serpents sous le lit. Dans les appartements d’Aix, j’ai ma chambre, elle est parfois dans le salon. Paris, première vie de couple, la chambre contient à peine le matelas posé par terre. Rue Saint-Maur, je fabrique une étagère au-dessus du lit et elle tombe sur nous pendant la nuit, avec les livres.

70

Comme je l’attrape maladroitement par le cou, je manque de l’étrangler. Jane écrasée contre ma clavicule d’ado chevelu. J’ai par ailleurs une étrange croix autour du cou. Quant à elle, on voit sa braguette et le pull marine habilement noué sur ses épaules. C’est dans ma chambre du haut. J’ai mon lit d’enfant et un couvre-lit vert écossais. Le papier peint n’a pas encore été posé, c’est du placo brut. Avec du recul, je dois confesser que, sur ce cliché, elle n’a pas le regard brillant. Mais elle glisse gentiment sa petite main sur mon flanc droit. La chose ne serait pas aussi aisée aujourd’hui. J’aimais sa coupe ondulée et l’épaisseur de ses lèvres. On pouvait bien s’embrasser. Reste la question : qui était dans ma chambre ce jour-là pour nous photographier ?

Illustration de Dominique Laronde pour Homes

Jean-Christophe Pages

1

– Serait-il possible que tu nous précises dans un petit texte liminaire les liens que tu fais entre tes textes envoyés et les écrits bruts ? Amitiés.

Je recherche « liminaire » dans le dictionnaire.
Peux-tu me préciser ta demande ? La petite note pour le 74 ? JCP

– Quel est le rapport de tes textes avec l’art brut ou les écrits bruts ? Amitiés. (27 août)

Il se peut que je sois idiot.

13/09 : Peux-tu me fixer une échéance pour ce texte liminaire ?

– Fin novembre si cela t’est possible. Cordialement.

On note que les amitiés se muent.

17/10 : Précisions : texte liminaire pour quoi ? introduire mes textes ? lesquels ? ou pour le N° de la revue ? merci JCP

– Nous nous demandions simplement comment relier les textes que tu nous a envoyés à l’art brut, tes précisions nous auraient été utiles et celles-ci auraient pu constituer un texte introductif à tes textes intéressants. Cordialement.

Je trouve :
« L’art brut, c’est l’art pratiqué par des personnes qui, pour une raison ou pour une autre, ont échappé au conditionnement culturel et au conformisme social : solitaires, inadaptés, pensionnaires d’hôpitaux psychiatriques, détenus, marginaux de toutes sortes. 

Ces auteurs ont produit pour eux-mêmes, en dehors du système des beaux-arts (écoles, galeries, musées, etc.), des œuvres issues de leur propre fonds, hautement originales par leur conception, leurs sujets, leurs procédés d’exécution, et sans allégeance aucune à la tradition ni à la mode. »
Hum.
Je relève que l’adjectif « intéressant », placé en fin de phrase, fonctionne mal. Un texte introductif (liminaire ?) intéressant à tes textes. Sauf à trouver mes 5 textes intéressants.

Claude, je ne cherche pas à faire diversion, me soustraire à ma mission. Fin novembre.

Comment j’écris

Je prends une matière préexistante (documents, archives, noms de rues, articles, faits divers découpés dans le journal local) et je fais un agencement, trouve un rythme et ça fait de la littérature.
Je m’amuse.

Une amie me rapporte à l’instant cette phrase de Jean-Paul Dubois : « L’écriture, c’est la maladie mentale socialisée. C’est vivre avec ses névroses et en tirer avantage. »
Je ne sais pas quoi en penser.

2

Claude,

Je suis un imposteur car je n’ai pas échappé au conditionnement culturel. On ne trouvera pas plus conforme socialement que moi. Je suis archi conforme. Je n’ai pas fait de prison.

Aucun de mes textes n’est un écrit brut. En dépit des apparences, tous sont extrêmement, minutieusement travaillés. Lus, relus, abandonnés, défaits, refaits, recollés dans d’autres textes, etc.
Mes personnages, en revanche, relèvent souvent de l’art brut. Ce sont eux les malades.

Je ne me prends pas assez au sérieux pour produire, en dehors du système, « des œuvres issues de mon propre fonds, hautement originales par leur conception, leurs sujets, leurs procédés d’exécution, et sans allégeance aucune à la tradition ni à la mode. »
Je lis beaucoup. Je recherche la mode. Je n’ai pas de fonds. Je manque souvent d’idées.
Dans la rosée appartient cependant à un autre registre. Il est inspiré de la réalité puis décalé, sans cesse, exagéré. Le narrateur finit par devenir un monstre ou un ogre.

J’écris en avançant. Je ne sais jamais où je vais ni quand ça va s’arrêter.
Ceci dit, je vois mon psychiatre une fois par mois. Qui me prescrit des anxiolytiques et somnifères.

Une anecdote rapportée par ma copine Gaëlle

Les Japonais brûlent les corps des morts, mais pas complètement. A la fin, il reste les os. Eh bien après, chaque proche, à l’aide de baguettes de cuisine, prend un os. Qu’en fait-il ? J’ai pas compris.

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Anxiolytique de la famille des benzodiazépines contenant de l’Oxazépam + générique qui traite les troubles de l’endormissement.

C’est pour ça qu’à table, les Japonais ne se servent jamais en même temps. Sinon, ça rappelle ce rituel. On se sert chacun son tour.

Le délire herméneutique

Qu’ai-je donc à voir avec les écrits bruts ? Un soupçon de bricolage, l’autodidacte revendiqué, une sorte de bêtise, l’exagération ? La troisième rive du fleuve ? L’abus de coq-à-l’âne ?

Je ne sais pas ce que j’écris. Dire ce que c’est. En parler dans une revue littéraire. Ou à la télévision. D’ailleurs, est-ce seulement de la littérature ?

Je me félicite de ne point trop donner d’interviews.

Claude, tu veux combien de pages ?
« Déprise de ses procédés discursifs et de ces exigences communicationnelles habituels, l’écriture a besoin de l’assistance de la folie qui maintient l’œuvre dans un état de mobilité ou d’inachèvement et qui interdit par avance toute tentative de rationalisation. »
Il y a toujours quelque chose d’inachevé, de raté dans mes textes. Je suis peut-être trop pressé.