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La Grappe N°74 : Spécial Chomo

Sommaire n°74

Liminaire
Entretien avec Laurent Danchin « Faites un rêve avec Chomo »
Jean de Maximy Quelques souvenirs de Chomo
Jean-Jaques Guéant Lettres à Chomo
Pierre Dhainaut Cette écriture appelée brute
Jean-Christophe Pages Petit texte liminaire
Pascal Pietri En terre & contre tous (suite)
En revenant de l’expo : Daniel Abel

Notes de lecture :
Romain Verger, Grande Ourse par Gérard Paris
Pierre Garnier, Adolescence par Gérard Paris
Paul Sanda, Tribute to Patricia Barber par Gérard Paris
Jacques Ancet, La ligne de crête par Gérard Paris

Liminaire

Nous prolongeons, dans ce numéro, notre précédent travail sur Chomo. Nous espérons, même modestement, le faire découvrir ou redécouvrir.

La prochaine étape de sa reconnaissance* serait évidemment, c’est le souhait exprimé par Laurent Danchin à la fin du passionnant entretien qu’il nous a accordé, d’organiser une grande rétrospective de son œuvre.

La Grappe

(* Ce n’est pas gagné : à Milly-la-Forêt, le Christ de Chomo, déplacé, est planqué au fond de l’église, au pied de la tribune de l’orgue, à la suite, semble-t-il, “ des ré-actions de visiteurs”)

« Faites un rêve avec Chomo »

Un entretien avec Laurent Danchin

Quand et de quelle manière avez-vous connu Chomo ?

La première fois que je suis allé voir Chomo, c’était à l’automne 1975, une époque où je venais de quitter Paris et de m’installer avec ma femme dans un petit village de Seine-et-Marne où un de mes amis tenait une sorte de bistrot alternatif. J’avais alors vingt-neuf ans, et j’enseignais au lycée de Nanterre, à mille lieues de là, dans un univers totalement différent. Ma femme était peintre, mon ami faisait des films et nous avions de vagues projets communautaires, qui se sont concrétisés d’abord par la création d’un potager communal, vite devenu une institution dans un village où la vie battait de l’aile, puis par une exposition dans la salle des fêtes où nous avons réunis tous les artistes des environs.
C’est ainsi que j’ai fait la connaissance de Jean et de Lisette de Maximy, qui habitaient depuis peu de l’autre côté de la Seine, à Samois, en pleine forêt de Fontainebleau. C’est Jean qui m’a un jour amené chez Chomo, qu’il présentait systématiquement à tous ses nouveaux amis un peu comme l’attraction locale.
Mais pour moi, tout de suite, c’est devenu beaucoup plus important, une véritable initiation, et pendant sept ans, hiver comme été, je suis retourné chez Chomo, tous les jeudis après-midi, parce que c’était le jour du marché à Milly-la-Forêt et qu’avec ma Méhari, je pouvais à la fois lui rendre service et être sûr de ne pas le déranger dans son travail. Donc les autres jours de la semaine, j’étais prof en banlieue, et je passais le jeudi avec Chomo.
Pendant sept ans, on a suivi un rituel immuable. J’arrivais, en général avec un plat cuisiné par ma femme dans une petite marmite. D’abord on faisait le tour du domaine puis on prenait le café ou on buvait un verre de Porto en commentant l’œuvre de la semaine ou l’événement du jour, la mort de son coq par exemple, puis on partait pour Milly, où on faisait le tour de tous les commerçants autour de la halle : l’épicerie d’abord, puis le boucher et le quincaillier, où Chomo achetait son camping gaz. Parfois aussi on allait plus loin, dans une rue proche de l’église, acheter des panneaux de contreplaqué ou des pigments, ou alors dans l’entrepôt d’un grainetier, quand il fallait un sac de grain pour les poules. A chaque fois Chomo sortait une ou deux énormités qui effrayaient et faisaient rire tout le monde. Moi, je prenais un air rassurant, pour amortir le choc. Les commerçants ont dû longtemps s’en souvenir : Chomo, c’était l’attraction du jeudi après-midi au marché de Milly-la-Forêt.
Ensuite, c’était le retour, où, quand à la saison on n’allait pas marauder quelques pommes, on passait à la deuxième étape : les décharges publiques des environs. Celle du Vaudoué, où on enjambait les flaques de fuel et faisait fuir les rats qui se cachaient dans les cartons et, parfois, celle de Franchard, un paysage lunaire, immense, avec des traces de caterpillar partout dans la boue séchée autour d’un chaos extraordinaire de matériaux où on aurait pu trouver de quoi bâtir et meubler une maison. Quand ma bagnole était pleine, on rentrait à Achères, au Village d’Art Préludien, où il fallait d’abord tout décharger et porter au long du petit sentier qui menait à la maison, puis quand c’était fini, que la nuit commençait à tomber, on s’asseyait au chaud dans la petite cuisine, après avoir rallumé la cuisinière avec du bois sec coupé en allumettes.
Là, autour d’un café, on parlait pendant des heures, ou on écoutait la musique et les poèmes de Chomo sur le magnétophone rafistolé qu’il disait avoir trouvé dans une poubelle. Parfois aussi, sous sa dictée, j’écrivais des lettres qu’il me demandait d’envoyer en protestation à telle ou telle radio ou chaîne de télévision, ou pour inviter un journaliste ou une personnalité entendue pendant la semaine.
Finalement, très tard, l’hiver dans le froid et la nuit noire, je finissais par repartir. Il me raccompagnait à la route pour fermer son cadenas, et je revenais chez moi, un peu sonné, avec quelques œufs de ses poules ou un gâteau breton qu’il avait acheté pour ma femme.
C’est dans ce contexte que, très vite, nous est venue l’idée d’enregistrer et que nous avons fait ensemble le livre qui est paru chez Simoën en 1978(1). A cette époque-là Chomo me présentait à ses visiteurs comme « un professeur qui est encore plus sale que Chomo », ce qui, dans sa bouche, était évidemment un compliment. Sur un arbre il avait écrit : « La crasse, c’est le commencement d’une nouvelle planète. »

CHOMO : collection François Germain

Quelles ont été vos réactions et sentiments en découvrant son œuvre ?

Ce qui m’a tout de suite fasciné chez Chomo, c’est, je dirais, la philosophie de sa démarche : le refus absolu de la société de consommation, le choix de la pauvreté extrême pour préserver une liberté sans aucune compromission, et donc l’usage des matériaux de récupération pour opérer, si l’on peut dire, la rédemption par l’art du gâchis ambiant.
Ce que j’admirais chez lui, c’était à la fois une spiritualité à l’état pur, c’est-à-dire poussée jusqu’à la folie, comme les ermites de l’antiquité, les sâdhus indiens ou les saints à demi cinglés des premiers temps du christianisme, et une démarche d’art total, musique, peinture, sculpture, poésie, architecture, avec en particulier ces admirables bâtiments de plâtre, de bois et de bouteilles, et leurs capots de voitures en guise de toit, qui sont sans doute les plus belles sculptures de Chomo, des sculptures habitables que je considérais comme des chefs d’œuvre d’« architecture sans architecte », comme on disait à ce moment-là.
La plupart des visiteurs étaient baba devant les sculptures et les bâtiments mais redoutaient le personnage et, en douce, émettaient mille réserves à son endroit, ou alors, en groupe, riaient franchement.
Moi, c’est l’ensemble, l’œuvre, la vie et la pensée, qui me fascinaient, et je crois avoir été un des premiers à prendre vraiment Chomo au sérieux et à avoir respecté ce qu’il y avait d’exceptionnel dans son enseigne-ment, au-delà du cabotinage auquel s’arrêtaient les gens, pour n’avoir pas trop à se poser de questions, et qui n’était que sa façon de se mettre en scène dès qu’il y avait du monde.
C’est pour cette raison que j’ai consacré deux ans de ma vie à recueillir et mettre en forme la parole de Chomo, pour qu’on ne puisse plus éliminer son discours, c’est-à-dire la pensée qui animait toute son œuvre et sans laquelle elle n’avait aucun sens.
Chomo recevait les « samedis, dimanche et fêtes, à partir de 14h », et faisait payer la visite « à la sortie, si vous êtes satisfaits ». Dès l’entrée, sur la route, on pouvait lire, dans son inimitable écriture phonétique : « Guérir par le refus de la connaissance », et aussi « Je suis riche de pauvreté, ils sont pauvres de richesse. », un pied de nez aux maisons bourgeoises qui l’entouraient, mais aussi à l’intellectualisme ambiant, en un sens bien pire que l’embourgeoisement matériel.
Sur les arbres du petit sentier de sable, jalonné de jouets cassés, il y avait aussi des choses comme : « Attention au gouffre du raisonnement » ou « Une seule porte de sortie : le rêve ! ». Ou alors : « La vitesse est une insulte au créateur ». Un panneau, qui n’est pas resté longtemps, disait même : « Chomo, gardien des valeurs spirituelles à l’état pur. ».
Tout cela, malheureusement, a disparu aujourd’hui. A l’époque, la plupart des gens trouvaient ça délirant. Avec le recul du temps, ça paraît plutôt prophétique. Chomo était le paradigme de ce que, dans l’art populaire américain, on appelle un artiste visionnaire.

CHOMO : collection François Germain

Quel lien aviez-vous avec l’homme ? Que pensez-vous de ses écrits ?

Au début, quand je l’ai rencontré, Chomo était très isolé, surtout l’hiver, et on sentait vraiment dans les alentours une atmosphère de désolation.
Il allait faire ses courses au village le plus proche, à plusieurs kilomètres, avec une vieille voiture d’enfants dans laquelle il avait installé un cageot. C’était un imprécateur agressif et amer. Il se plaignait violemment d’une société qui l’avait rejeté, ce qu’il appelait la « République des petits amis », l’univers « des mannequins et des bureaux ». Il méprisait les critiques d’art et les galeristes et n’aimait ni les intellectuels ni les journalistes.
Mais très vite, mes visites régulières, et surtout l’intérêt que j’ai pris non seulement à son oeuvre mais à son discours et à sa pensée, l’ont apprivoisé et nous sommes devenus très amis.
Parce que le Chomo intime était très différent du Chomo en représentation, quand il faisait son numéro à ses visiteurs et qu’il parlait de lui-même à la troisième personne, comme Jules César dans La guerre des Gaules. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’était pas sincère. Mais en coulisses, c’était un homme très émouvant, et plein d’humour, en tous cas avec moi. Peut-être était-ce l’effet de l’amitié ou d’une forme d’influence que mon tempérament exerçait sur lui. En tous cas, on se parlait très librement et on se marrait souvent.
Un jour il m’a même remercié de lui avoir appris quelque chose : que la vie, au fond, est une tragi-comédie, parce qu’il y a toujours quelque chose de risible même dans le drame le plus épouvantable. Je lui parlais de Nanterre, je lui racontais ma vie sentimentale, lui la sienne, on était vraiment confidents.
Quand ma première fille, Amélie, est née, il l’a appelée « Etoile du soir » parce que sa mère avait déjà plus de trente ans. Et pour elle, quand elle était enceinte, il a écrit spécialement un poème, « Maternité », qu’il lui a donné ensuite avec cérémonie.
Chomo attachait une énorme importance à sa musique et à ses poèmes, plus peut-être qu’à tout le reste, et il me reprochait de ne pas les comprendre. A cette époque-là, j’adorais Bob Dylan et je faisais un rejet assez global de ce qu’on appelle poésie en France, je détestais surtout tout ce qui faisait « littéraire ». Les poèmes de Chomo me paraissaient un peu surannés et pas toujours habiles, parfois même presque ridicules, mais je trouvais très fort tout ce qu’il écrivait sur la solitude dans la nature.
Aujourd’hui je les écouterais sans doute différemment et avec beaucoup plus d’attention.
Pour moi Chomo était d’abord un maître du volume.
Je lui disais souvent qu’il faisait de la musique et de la peinture de sculpteur, ce qui le mettait en colère. A quatorze ans, il suivait les vaches dans les champs avec son matériel de modelage et il avait une connaissance parfaite des formes. J’ai toujours pensé qu’un créateur, en général, a un sens dominant, ce qui ne l’empêche pas de s’essayer dans d’autres domaines également.
Mais si Chomo n’était pas cet extraordinaire sculpteur, est-ce qu’on s’intéresserait autant à sa poésie et à sa musique ? C’est une forme complémentaire de sensibilité qui, comme ses chats ou ses abeilles, ou l’odeur tenace de feuilles mouillées, créait l’ambiance et faisait partie intégrante de son environnement.

Pierre Dhainaut nous écrit : « La seule question qui importe au sujet de Chomo, ne serait-ce pas de savoir s’il jouait un rôle ou non ? Je ne parviens pas à répondre.»(2) Vous qui l’avez très bien connu…

En société, tous les hommes jouent plus ou moins un rôle, même quand ils ne le pensent pas. Et c’est particulièrement vrai chez les créateurs qui sont obligés de bâtir un pont pour communiquer avec les gens ordinaires, qui ne sont pas sur la même longueur d’onde.
Ça me rappelle ce que disait mon prof de philo : que les sages grecs avaient deux discours, un parler long et un parler court, selon l’interlocuteur à qui ils avaient affaire.
C’est sûr que Chomo ne parlait pas de la même façon avec ses amis, en particulier, et en public, avec ses visiteurs. Mais si on entend par « jouer un rôle » qu’il ne croyait pas à ce qu’il disait, on se trompe. En revanche, comme un bon comédien, ou un bon professeur, il était parfaitement conscient de tous ses effets, et il aimait en jouer. C’était même un des seuls plaisirs sociaux qu’il avait dans son extrême solitude.
Il ne faut pas oublier que, sauf le week-end, il ne parlait absolument à personne et qu’il y avait des mois entiers de la mauvaise saison où, à part ma visite du jeudi, il était absolument seul au monde. Pendant des années, en dehors de la radio qu’il écoutait beaucoup la nuit, et très tôt le matin pour les émissions religieuses, j’ai été son seul lien régulier avec le monde extérieur.
Chomo vivait entouré d’animaux : son coq, qu’il avait appelé Ferdière, après une visite que je lui avais faite avec le psychiatre d’Artaud ( !), et puis ses poules, ses abeilles et ses chats. Comme il disait, pour vaincre la Solitude, il l’invitait à sa table, il lui mettait une assiette à côté de la sienne et il dialoguait avec elle.

CHOMO : collection François Germain

Quelle était la position de Chomo sur les anciens, l’art moderne, les contemporains ? Avait-il des liens avec d’autres artistes ? Se prenait-il pour un artiste majeur et avait-il de l’admiration ou du respect pour d’autres courants artistiques ?

Chomo, dans sa jeunesse, avait fait les beaux-arts, où il avait même gagné plusieurs prix et il disait, un peu comme Picasso, qu’il avait mis quarante ans à « se décrotter de l’Académie » et à comprendre que l’art, c’était non pas de copier le réel mais de concrétiser l’imaginaire.
C’est pourquoi on a eu tort de l’assimiler à l’Art Brut, dont il est en fait à l’opposé, comme tous les artistes vraiment « savants ». Chomo, depuis l’enfance, avait un œil exceptionnel, il était passé par une formation académique et s’il était devenu « moderne », comme quantité d’autres artistes, c’était par volonté et par réaction.
C’est seulement à cause de son mode de vie très marginal et surtout de ses convictions, ou si l’on veut de son tempérament caractériel, du moins avec le circuit des galeries et le marché de l’art, tel qu’il était en train de devenir, qu’on l’a, à tort, assimilé aux bizarres, aux « inspirés du bord des routes » et autres « bâtisseurs de l’imaginaire », pêle-mêle avec quantité d’autodidactes beaucoup plus naïfs sur le plan formel et n’ayant, artistiquement, rien à voir(3).
Cela dit, sur la table du Refuge, où Chomo baptisait ses visiteurs au « vin sauvage », l’hydromel qu’il faisait avec le miel de ses ruches, il y avait des livres sur Robert Tatin, les rochers de Rothéneuf ou le facteur Cheval, et il était très content chaque fois que paraissait un ouvrage sur les environnements d’art populaire où figurait son Village d’Art Préludien(4).
C’était ça sa vraie famille, et avec tous ces auteurs, il se sentait en affinité d’abord par son côté libertaire, le fait qu’il s’était retiré à la campagne, en dehors du circuit des galeries, et parce que, comme eux, il considérait avoir une mission morale ou spirituelle à accomplir, un rôle de réformateur dans une société en décadence.
Mais ce qui le rapprochait surtout de ce type de créateurs, et ce qu’ils avaient vraiment en commun, c’était de ne pas appartenir à cette culture bourgeoise, étouffante et dédaigneuse, dont il avait eu à souffrir dans sa jeunesse puis tout au long de sa carrière d’artiste à Paris.
En introduction du livre qu’on a fait ensemble, il avait rédigé d’ailleurs un petit texte manifeste qui se terminait par « Pour un art populaire », un slogan qui a été repris ensuite dans le titre d’une série documentaire à la télévision(5).
Quant aux autres artistes, ceux surtout des années cinquante/soixante – l’art contemporain existait encore à peine à ce moment-là, et Chomo ne s’y intéressait pas du tout –, il avait plutôt du mépris à leur égard, et il parlait d’eux, Vasarely par exemple ou tous les peintres de l’abstraction, comme de « cons qui faisaient des carrés et des ronds sur la côte d’Azur ».
Chomo avait une très haute opinion de lui-même en tant qu’artiste, il était même franchement mégalo, et c’est ce qui insupportait certains de ses visiteurs.
Mais il y avait toujours quelque chose qu’il mettait au-dessus de lui-même, une dimension qui traversait son oeuvre et par rapport à laquelle il était d’une humilité émouvante : la chimie de la matière, la biologie, la météo, la nature.
Souvent humilié dans sa jeunesse, il détestait les galeristes et se plaignait que même Iris Clert n’avait jamais voulu se déplacer pour venir voir son travail.
Mais tout ce qui était art primitif, évidemment, il adorait ça, et il en parlait avec admiration. Il avait toute une documentation comme ça qu’il avait trouvée dans des magazines à la décharge.

CHOMO : collection François Germain

Votre livre sur Chomo paru en 1978 a-t-il modifié le regard du public (et des institutions) sur son travail ?

Du public, peut-être, parce que voir qu’un éditeur avait osé s’intéresser à quelqu’un d’aussi dérangeant que Chomo et prendre au sérieux son discours avait quelque chose de rassurant, mais des institutions, certainement pas.
Du reste, quand j’ai publié ce livre, après bien des difficultés – il m’a été refusé de toutes parts, et en termes extrêmement humiliants, par Claude Durand par exemple, qui était alors au Seuil, ou par le patron des Editions Ouvrières -, mon éditeur, Michel Friedman, qui travaillait chez Simoën et venait de publier un petit livre sur le facteur Cheval, m’avait dit qu’on allait avoir toutes les radios et toutes les télévisions.
C’était, par pure coïncidence, l’époque de l’exposition des Singuliers de l’Art, où j’ai écrit la notice sur Chomo dans le catalogue, mais même là, j’ai apporté des livres à la librairie et, je ne sais pas pourquoi, il n’a jamais été mis en vente. On n’a eu aucun média, juste un petit article dans l’Express qui décommandait de lire le livre et conseillait plutôt aux amoureux de l’insolite d’aller rendre visite au « fou de la forêt » pour prendre des photos. C’était encore l’euphorie hédoniste ou gauchiste des années soixante-dix, et je suppose que le discours apocalyptique de Chomo avait quelque chose de dérangeant. Ou alors ça paraissait un peu « réac » et donc suspect à la bonne conscience militante.
Et puis l’année d’après, l’éditeur a fait faillite, et pour éviter le pilon, j’ai racheté tous les livres au poids et j’en apportais régulièrement à Chomo qui en a vendu et dédicacé pendant des années. Du coup son histoire a quand même circulé pas mal et il est devenu un petit peu légendaire, mais dans un circuit extrêmement restreint.
Ce qui est sûr, c’est que pour Chomo cette publication était très importante et qu’il y a eu vraiment pour lui un avant et un après. Parce que, pour une fois, on avait osé publier ce qu’il avait à dire intégralement, sans aucune censure. Désormais on ne pouvait plus lui voler son message, c’était dans le livre : ses critiques de la société en particulier, et ce qu’il pensait du monde des bureaux et des galeries.
Par la suite, assez lentement, sont venus des journalistes, des photographes et des télévisions, qui n’auraient pas osé venir avant, ou que Chomo n’aurait jamais reçus(6).
Et puis le public est devenu un peu plus important, surtout le printemps et les mois d’été.
Quant aux institutions, j’ai réussi un jour à faire venir Bernard Anthonioz, ce qui était en soi une performance, et ce serait une anecdote très amusante à raconter. Il avait été le directeur de la création artistique sous Malraux et, sur le moment, il avait eu l’air plutôt impressionné. Mais par la suite, il a fait machine arrière et il m’a dit au téléphone « C’est trop littéraire, il n’y a pas d’unité ! ».
Grâce à Jean-Paul Favand, du musée des arts forains, nous avons fait venir aussi Jacques Attali, qui était alors le numéro deux de la République et qui avait son bureau « next to the President ». Mais là encore, ça n’a rien donné, sinon une autre anecdote inoubliable. Plus tard Clovis Prévost a amené Jean-Hubert Martin, qui préparait les Magiciens de la terre, mais Chomo n’acceptait d’y participer qu’à condition qu’on expose aussi ses ruches et ses abeilles !(7)
Une autre fois, en compagnie du Docteur Ferdière, j’étais venu avec Henri-Claude Cousseau, qui s’était occupé de Chaissac aux Sables-d’Olonne, et a par la suite donné un coup de main à la collection d’art brut de l’Aracine. Mais il était reparti assez hostile, en me disant d’un air ambigu que tout le monde savait très bien que ce serait l’art brut qui tiendrait le haut du pavé dans dix ans. Comme s’il n’y avait donc aucun mérite à défendre les artistes marginaux en attendant.
Récemment j’ai appris à ma grande surprise que, peu après la parution de mon livre, Alain Bourbonnais, de La Fabuloserie, avait essayé aussi de convaincre Dubuffet de rendre visite à Chomo. Mais Dubuffet, qui devait mourir en mai 1985, était déjà trop malade, et il n’avait plus la force de se déplacer(8).
C’est de là sans doute qu’est né le lien équivoque entre Chomo et l’art brut ou l’art « hors les normes », dont atteste une lettre que Michel Thévoz m’a envoyée en 1985.(9)
Mais si Chomo à l’évidence n’avait pas à être rangé dans l’art brut, c’était bien à coup sûr un des premiers dissidents de l’art en France. Il l’est resté jusqu’à sa mort, et il en a lourdement payé le prix.

Parmi tous les artistes « hors les normes » que vous avez rencontrés, quelle place occupe l’œuvre de Chomo ?

A l’époque où j’ai rencontré Chomo, je ne connaissais rien à l’art brut, ni à Dubuffet, et je m’en fichais même complètement. Mes amis les plus proches étaient des artistes très professionnels : des dessinateurs, des photographes, des cinéastes.
C’est par la fréquentation de Chomo que je suis entré peu à peu dans la famille de tous ceux que passionne l’art populaire marginal.
Par la suite, je me suis intéressé aussi à Robert Tatin, en Mayenne, qui était un peu le contraire de Chomo : un nomade forain et un homme à femmes, alors que Chomo était un puritain sédentaire. La voie de l’amour et la voie de la connaissance, comme dans Narcisse et Goldmund de Herman Hesse. Pour moi c’étaient deux extrêmes complémentaires, et j’aurais aimé faire avec Tatin ce que j’ai fait avec Chomo : une biographie enregistrée, parce que tous les deux étaient des prédicateurs et des enseignants.
Malheureusement j’habitais trop loin, à cause de mes cours j’avais peu de temps, et je n’avais pas les moyens de me déplacer aussi souvent qu’il l’aurait fallu. Je suis allé voir Tatin deux ou trois fois, mais le projet ne s’est pas fait. Je me rappelle qu’un jour, je lui avais apporté le livre de Chomo, qu’il a lu dans la nuit. Le lendemain, il me l’a rendu en me disant : « – Ce type-là, il n’a pas beaucoup de cheveux ! ». C’était tout.
Mais la confrontation des deux destins aurait été extraordinaire. Parce que tous les deux occupaient sur la scène artistique française une position assez semblable : une origine très populaire, à laquelle ils voulaient rester attachés, une situation sociale totalement en marge, et une forme de « folie » mystique ou de recherche spirituelle, aux racines de la civilisation, qui en faisaient des sortes de gourous pour la génération d’après 68 à laquelle j’appartenais.
Pourtant tous les deux, malgré leur bizarrerie apparente, étaient des artistes professionnels, et fiers de l’être. Comme Dubuffet, ou avant lui André Breton, ils cherchaient une nouvelle place pour l’art dans la société, renouant avec des dimensions extra-artistiques, comme dans les sociétés primitives ou au moyen âge.
Et c’est ça qui, moi aussi, m’habitait : ne pas perdre le contact avec la dimension religieuse ou sacrée de la création, c’est-à-dire avec ce qui relie l’activité artistique aux lois universelles. Donc on avait la même folie en commun.
La différence, c’est qu’eux étaient les derniers représentants d’une espèce en voie de disparition, comme les derniers des Mohicans, et qu’ils ne pouvaient qu’annoncer des temps futurs.
C’est la raison pour laquelle d’ailleurs Chomo a appelé son village « l’art préludien », « prélude à une initiation nouvelle ».
Tandis que nous, nous étions condamnés à être l’interface entre deux mondes, un pied dans celui qui disparaissait, l’autre dans le suivant, et donc des transmetteurs ou des fondateurs, comme la génération zéro du monde dans lequel les nouvelles générations sont complètement immergées aujourd’hui mais, contrairement à nous, sans point de comparaison avec le monde d’avant.
Ce qui nous met dans une position exceptionnelle mais intenable, à la limite de la schizophrénie, et avec une responsabilité historique écrasante.

Matériellement, que reste-t-il de Chomo aujourd’hui ? Savez-vous ce que sont devenus les œuvres et son lieu de vie à Achères-la- Forêt ?

La dernière fois que j’ai vu Chomo, c’était en juin 1993, six ans avant sa mort. Il s’était remarié avec une femme beaucoup plus jeune que lui, qui avait coupé les ponts avec tous ses amis antérieurs. On ne pouvait donc plus aller le voir, et c’était bien dommage, parce que c’est peu après que j’ai commencé à travailler à la Halle Saint Pierre où on aurait pu lui faire, de son vivant, une magnifique exposition.
En janvier 1991, pendant la première guerre du Golfe, le sculpteur Josette Rispal était parvenue à organiser pour lui, à Milly-la-Forêt, un jubilé magnifique qui occupait les espaces principaux de la ville.
Moi j’étais passé ensuite à l’émission Faut pas rêver, de Sylvain Augier, où j’avais présenté une séquence du film d’Antoine de Maximy sur Chomo qui avait eu un succès extraordinaire.
Chomo, à ce moment là, était au bord de la consécration, des gens lui ont écrit de toute la France. Et puis une chape de silence est retombée sur tout ça, qui a duré des années, jusqu’à sa disparition, en juin 1999.
Aujourd’hui le site n’est plus visitable, il ne reste plus trace de tout le rituel qui accompagnait le visiteur depuis la route, et c’est sa femme et ses enfants qui sont dépositaires de son œuvre.
Quand il m’a revu chez lui avec mes amis, la dernière fois, Chomo était très content. Il m’a dit : « – Je savais bien qu’un jour tu reviendrais vers ton vieux père ! » Il nous a fait faire la visite en grand, on a bu le Porto et on est resté plus de trois heures. A un moment donné, il m’a pris à part, et en me montrant tous les bâtiments, m’arrêtant par le bras, il m’a dit : « – Tu vois, ce que j’ai fait peut-être de plus beau dans ma vie, c’est de ne pas vendre mon œuvre ! ».
Je savais bien qu’à différentes reprises, Chomo avait vendu des peintures et des sculptures, mais uniquement quand il avait besoin d’argent pour s’acheter du matériel, surtout pour financer son film, Le débarquement spirituel, tourné avec Jean-Pierre Nadau et Clovis Prévost. Le plus souvent, il aimait dire que l’art est fait pour être montré, ajoutant : « Une femme ne vend pas ses enfants, on ne vend pas ses prières ». Et lui qui, au départ, avait été si dégoûté par les galeries qui l’avaient refusé, il avait fini par être fier de s’exposer lui-même, sur son terrain, en toute indépendance.

Pouvez-vous nous parler de votre prochain projet sur Chomo ?

L’idéal, et nous sommes beaucoup à l’attendre, ce serait de pouvoir organiser maintenant une grande rétrospective de l’œuvre de Chomo et aussi, si c’était possible, de faire classer le site et les bâtiments. Je ne désespère pas de pouvoir y parvenir bientôt, avec l’aide de sa femme et de ses enfants.

(Paris, le 13 décembre 2008)

(1)Voir Chomo – Un pavé dans la vase intellectuelle, propos recueillis par Laurent Danchin, Paris, Simoën, février 1978.

(2)Voir l’étude critique du livre des Editions Simoën par Pierre Dhainaut dans Cahiers Internationaux du Symbolisme n° 37-38-39, septembre-décembre 1979.

(3)Voir la rubrique « Chomo » dans Le Livre des Bizarres, de Guy Bechtel et Jean-Claude Carrière (Paris, Robert Laffont, mai 1981), et le film Chomo : le fou est au bout de la flèche, dans la série « Les Bâtisseurs de l’imaginaire », de Claude et Clovis Prévost (magazine « Fenêtre sur », Antenne 2, septembre 1978). Les inspirés du bord des routes est le titre de l’ouvrage de Jacques Verroust et Jacques Lacarrière, paru à Paris, au Seuil, en janvier 1978. Publié avant mon livre, il n’y est pas question de Chomo.

(4)Le premier en date de ces ouvrages est Les Bâtisseurs du Rêve, de George R. Collins, avec des photos de Michael Schuyt et Joost Elffers (Columbia University, co-édition Abrams New York/Le Chêne Hachette Paris/RFA/Japon, septembre 1980). Vint ensuite Les bâtisseurs de l’Imaginaire, de Claude et Clovis Prévost (Editions de l’Est, 1989) et, plus récemment, toute une section sur Chomo, « L’homme aux vingt-trois réincarnations », dans Les primitifs du XXème siècle, de Jean-Louis Ferrier (Paris, Terrail, octobre 1997). Sans compter l’ouvrage de John Maizels, Raw Creation, Outsider Art and beyond, paru à Londres chez Phaidon en 1996, et à Paris en 2003, sous le titre L’art brut, l’art outsider et au-delà.

(5)Pour un art populaire était le titre d’un documentaire de 52 minutes de Claude Place et Bernard d’Abrigeon, diffusé en janvier 1980 par FR 3 Marseille. La série comportait deux autres numéros, Attention art brut et Béton charmeur.

(6)C’est ainsi qu’en novembre 1982, la télévision japonaise, qui l’avait découvert dans le livre de George Collins, est venue tourner chez Chomo un épisode de A la recherche d’une communauté idéale, une émission de Norihiro Nishimatsu (NHK - Nippon Hoso Kyokai – Japan Broadcasting Corporation).

(7)Mention est faite de Chomo dans « L’art des autres et la magie des uns », une interview de Jean-Hubert Martin par Catherine Francblin, à propos des Magiciens de la Terre, dans artpress n° 136, mai 1989.

(8)Ecrivant à Dubuffet le 7 août 1978, Alain Bourbonnais évoquait sa visite récente à Chomo, « un univers à connaître ». Dubuffet lui répondait, le 13 août 1978 : « J’ai trop mal au dos pour aller voir Chomo. Je reste claquemuré dans ma maison, perché sur mon escabeau, à faire mes théâtres de mémoire. Je renonce maintenant à toute activité de promotion de l’art brut. Je m’en décharge sur vous. ».

(9)« Chomo, m’écrivait Michel Thévoz le 19 décembre 1985, je lui ai rendu visite il y a presque une dizaine d’années, et malgré toute l’impression qu’il m’a faite par son magnétisme, la force de sa personnalité, son humour aussi, je ne suis pas capable d’écrire quelque chose sur lui, d’autant que vous le connaissez mieux que moi et que c’est de vous qu’on attendrait quelque chose. Ce qui m’apparaît important, bien plus que des considérations esthétiques, c’est justement qu’avec Chomo, la création artistique déborde le cadre qui lui est ordinairement assigné et qu’elle réactive des fonctions magiques, philosophiques, thérapeutiques, initiatiques, etc. qui étaient d’ailleurs originellement celles de l’art. Tout cela ressort puissamment du livre que grâce à vous nous avons pu obtenir. ».

Quelques souvenirs de Chomo

par Jean de Maximy

Puisque nous parlons de Chomo, voici quelques souvenirs qui me reviennent à propos de cet homme que j’ai bien connu et beaucoup fréquenté pendant plus de vingt ans.

J’ai connu Chomo en 1975. Je venais de m’installer à Samois-sur-Seine en lisière de la forêt de Fontainebleau. J’ai fait connaissance d’un jeune peintre en instance de départ pour l’Amérique du sud. Il s’apprêtait à dire au revoir à Chomo qui vivait dans la forêt comme un ermite, et il m’a proposé de l’accompagner. Nous voilà partis pour Achères-la-Forêt puis Le Vaudoué. Entre ces deux villages il y avait une signalétique en travers de la route : une sorte d’idéogramme

Il fallait laisser la voiture. A droite une série de panneaux assez frustres portaient des interpellations en écriture phonétique et annonçaient : village d’ART PRELUDIEN. De là partait un sentier balisé de vieilles poupées, de jouets cassés et autres débris colorés. Puis nous sommes arrivés à une clôture à laquelle pendait un gong, un couvercle de lessiveuse assorti de son marteau. On a frappé un grand coup. Chomo est arrivé en courant et bondissant, nous dévisageant il reconnaît mon guide et me déclare tout à trac que je suis un con, qu’il n’y a pas d’artiste sauf lui et Picasso. Les autres ? Des mannequins qui papillonnent dans les salons et devant la télé pour faire parler d’eux. Il avait assez connu ce monde là et l’avait fui pour s’installer ici où sa femme avait acquis un terrain que personne ne voulait, et qu’elle avait payé 2 fr le m2. C’était en 1942 et il s’agissait d’anciens francs.

Il a ouvert la barrière et m’a désigné un petit arbre de 3 ou 4 mètres dont il ne restait qu’un squelette. Il y avait accroché quantité d’objets – jouets cassés, sacs en plastique multicolore, vieux vêtements, un chapeau et diverses loques bariolées que le vent agitait. Cet arbre était triste d’être mort et avait honte de sa nudité. Alors il l’avait habillé pour lui redonner vie. On entrait dans la poésie et d’un coup l’ani-mosité qui m’animait depuis l’accueil est tombée. On se trouvait aspiré dans le monde de Chomo, dans l’ailleurs : un monde d’enfance grandiose et démesuré.

Chomo ? Un enfant qui jouait au sage, au mage, au prophète, qui jetait l’anathème par poignées. Il se sentait investi d’une mission pas très clairement exprimée. Son Village Préludien était une sorte de réserve, de conservatoire d’un autre monde disparu. Il se laissait porter par son verbe et ses indignations avec grandeur. Il ne tolérait aucune contra-diction et même aucune apparence de doute. C’est mon premier contact avec Chomo. Et j’ai aimé Chomo.

CHOMO : collection François Germain

Je ne parlerai pas de son œuvre. D’autres l’ont fait souvent. Ils ont aussi beaucoup glosé sur le prophète (qu’il ne fallait pas prendre au sérieux littéralement, à mon avis). Bien sûr il était un peu « mégalo ». Mais comment vivre comme lui dans le dénuement et la solitude si l’on n’est pas mégalo ? C’est une manière de survivre d’assumer sa marginalité. Je ne suis pas certain qu’il prenait ses grandes envolées très au sérieux lui-même. C’était le personnage public qui y croyait lorsqu’il avait un public. Quand on avait lié amitié avec lui, ce genre de vaticinations n’avait plus cours. Il parlait de tout et de rien, admettait la contradiction, expliquait la genèse de telle ou telle œuvre. J’allais dire telle ou telle série, car il produisait en série : il y avait eu la période des bois brûlés. Au moment où je l’ai connu il travaillait avec des grillages et des fers à béton, toujours le chalumeau à la main. Cela les visiteurs ne l’ont jamais vu puisqu’il ne travaillait jamais pendant les visites (samedi et dimanche seulement).

Par la suite il a travaillé avec d’autres matériaux ; de la télévision, disait-il comme on dirait du bois ou de la brique. Quand il utilisait de la mousse de plastique il disait qu’il utilisait du coussin. Il avait fait pendant quelque temps des processions de religieuses se rendant aux vêpres avec quelques bouteilles en plastique bleu ayant contenu notamment de l’alcool à brûler. Il les chauffait au chalumeau et les déformait en les courbant plus ou moins et les tordant, puis les collait sur un socle (généralement une plaque de tôle, ou un plateau repas de fast-food). Et là il me racontait l’histoire de ces nonnes : les vieilles courbées qui ne pou-vaient presque plus marcher, restant à la traîne et encadrées par les plus jeunes, et ces deux là les bavardes qui pendant que la supérieure regardait ailleurs se racontaient des histoires à l’oreille… etc.

J’ai beaucoup fréquenté Chomo surtout après 1978, année où j’ai enfin appris à conduire. Dès cette époque je l’ai vu très souvent. Je lui amenais fréquemment des visiteurs. Il n’avait d’autres ressources que ces visites qu’on payait 5fr. Je crois que j’ai conduit plusieurs centaines de visiteurs au cours des années qui ont suivi 1978. Il ne recevait de visites que les samedis et surtout le dimanche. Je recevais souvent des coups de téléphone de gens divers qui me connaissaient peu ou prou surtout après les articles que Laurent Danchin avait écrits dans Libération. J’ai quelques souvenirs de certaines d’entre elles. Comme Michael Lonsdale.

Un jour j’ai conduit chez lui un groupe de jeunes artistes suisses qui étaient venus me voir. Il y avait une demi-douzaine de jeunes filles et deux ou trois garçons. Parmi les jeunes filles une noire superbe. En la voyant, Chomo s’est arrêté les yeux fixés sur elle. Il était médusé, puis il a dit d’une voix pleine d’admiration « Oh ! Quel bel objet ! ». Puis changeant de ton : « Quand tu reviendras dans ton village, tu diras à ton roi : si tu vois arriver des blancs, Pan ! Pan ! Tue les tous et n’en laisse pas repartir un seul ». La jeune fille qui était née à Genève et n’avait jamais quitté la Suisse en est restée sans voix. Puis la visite a commencé et une heure après, Chomo a appelé tout le monde à se rassembler autour d’elle, et lui mettant la main sur l’épaule a dit en montrant les arbres tout autour : « Elle, elle peut se mettre toute nue et courir dans les arbres, elle sera merveilleuse, tandis que vous Mesdemoiselles si vous essayez vous serez toutes ridicules ». Puis la visite a continué. Voilà comment Chomo vivait avec son temps.

Une autre fois je me souviens qu’il a reçu tout un groupe de trisomiques accompagnés d’éducateurs. Et je l’ai entendu dire avec aplomb à une femme adulte : « Tu sais pourquoi tu es comme ça… C’est parce que dans une autre vie tu as étouffé ton enfant ». Elle a continué à le regarder avec un sourire béat. Manifestement elle n’avait rien écouté. Heureusement.

Il se heurtait aussi à l’hostilité imbécile des voisins et parfois aux menaces. Un jour je l’ai trouvé effrayé. Des voyous avaient pénétré chez lui et l’avaient menacé de revenir la nuit suivante. J’ai alors appelé mon frère qui dirigeait l’école des motards de la Gendarmerie de Fontainebleau et demandant de veiller à faire envoyer des patrouilles dans le coin cette nuit là (Il craignait un peu les gendarmes qui, disait-il, étaient venus un jour lui demander de détruire ses « bâtiments », ses sculptures pour lesquelles il n’avait pas de permis de construire !). Mais cette nuit-là il était rassuré de les savoir tout près…

Je parlais tout à l’heure de l’inconfort de sa vie. Un jour d’hiver où il gelait fort, je lui ai rendu visite avec une bouteille de porto (il adorait ça). Il voulait me faire un café. Mais l’unique source d’eau dont il disposait était un robinet en plein air au dessus d’un bassin. L’eau avait gelé dans le robinet qui ne coulait plus, et il prenait de l’eau avec une cuvette dans le bassin en cassant la glace avec une pioche. Il vivait dans sa cuisine une pièce d’environ 3 mètres de long sur 1,60 mètre de large où un très vieux fourneau en fonte entretenait un peu de chaleur. Là, armé d’une écumoire rouillée il écumait son eau, prélevant de longues chevelures vertes mêlées de détritus de bois de feuilles ou des restes d’insectes. Il mettait ce bouillon dans une casserole bien culottée pour faire du café. En voyant cette préparation je lui ai dit que je préférais un porto, que ça nous réchaufferait mieux. Il a tout de suite été d’accord. En rentrant chez moi j’en ai parlé avec un ami qui aimait bien Chomo. Nous sommes allés ensemble acheter des bouteilles d’eau de Vittel ou d’Evian (4 ou 5 packs de six bouteilles d’un litre et demi) et nous les lui avons portés le lendemain. Il nous a remercié, nous avons bu un porto et deux mois plus tard au cours d’une autre visite dans sa cuisine j’ai retrouvé intacts et bien rangés sous la table les 5 packs de bouteilles. D’ailleurs un an après ils y étaient encore.

Mais bien avant ça nos relations étaient devenues des relations d’amitié et il ne me tenait plus de discours senten-cieux et il nous parlait de tout et de rien comme n’importe qui. Il me racontait des souvenirs de sa captivité en Allemagne – comme ses beaux-arts qu’il avait faits à Valenciennes avant de passer quelque temps aux beaux-arts de Paris. Il me parlait de ses enfants et des gens qu’il avait connus. Il parlait souvent d’Altagor(1). Il me disait que sa vie à Achères-la-Forêt avait parfois été très dure quand il faisait ses courses à Milly-la-Forêt avec un vieux landau trouvé à la décharge publique et avec lequel, avant de connaître Laurent Danchin, il allait collecter les objets et débris dans les dépôts d’ordures. Sa vie même avec une longue habitude et l’aide de Laurent Danchin était toujours dure. Je lui ai plusieurs fois proposé de l’emmener chez moi à Samois pour quelques jours. Il refusait toujours. Et un jour il m’a dit pourquoi. « Si je vais chez toi ce sera agréable et confortable et je n’aurai plus le courage de revenir ici dans ma solitude et ma vie de sauvage ». Sa vie était dure.

C’est vrai qu’il était un peu mégalo : il parlait de lui à la troisième personne comme un vulgaire Alain Delon. Mais c’était Chomo. C’était un homme à la fois inculte et très cultivé. Il lisait peu et seulement des ouvrages vieillots d’ésotérisme. Mais il travaillait en écoutant France-Culture – moi aussi – et je reconnaissais ses sources quand il parlait de musique ou de peinture. Il ne connaissait ni Mozart ni Beethoven. Mais il parlait de Pierre Henry ou de Xénakis parce qu’il écoutait les émissions sur la musique contem-poraine de Georges Léon. Un jour il m’a fait écouter de sa musique qu’il enregistrait sur un antique magnétophone trouvé dans une décharge. On entendait des chants d’oiseaux divers, des musiques de sa « Harpe Eolienne » : des barres de verre de 4cm ou 5cm de diamètre et de couleurs vives suspendues dans les arbres, de longueur et largeur différentes, résonnaient doucement et longuement quand la brise les faisait se heurter plus ou moins fort, très fort quand il les frappait avec une barre. Elles produisaient des sons très variés allant des graves à l’aigu en fonction de leur longueur et de leur diamètre.

Il jouait également sur les cordes du cadre d’un piano qu’il avait « désossé » et de bien d’autres instruments de fortune.

Un jour il m’a dit : « Je vais te faire entendre une basse comme t’en as jamais entendu ». Et effectivement un son particulièrement profond se fit entendre. « Tu sais comment je l’ai obtenu ? J’ai attrapé deux frelons et je les ai mis dans une bouteille puis j’ai mis le micro sur le goulet et j’ai enregistré leur colère ! ». Et il a ajouté ; « C’est pas Pierre Henry qui peut avoir des sons comme ça ! ». Je ne crois pas qu’il ait été réellement musicien, il ne composait pas. Il inventait et collectait de la matière sonore.

Cette histoire de frelons m’en rappelle une autre : un jour d’été nous déjeunions avec lui dans son chantier avec deux amis sculpteurs que nous avions invités. On avait mis des planches sur des tréteaux et d’autres sur des tonneaux pour faire des bancs et nous déballions le repas que Lisette (ma femme) avait préparé avec en particulier une sorte de ratatouille bien cuite avec de la viande hachée car il n’avait plus qu’une dent. Il était dans sa cuisine pour faire réchauffer le plat. Puis nous l’avons entendu frapper dans ses mains et nous l’avons vu apparaître sur le seuil et venir vers nous d’un pas vif les joues bizarrement gonflées.

Arrivé près de nous il a à nouveau frappé dans ses mains pour attirer notre attention et désignant ses joues il les a tapotées et entrouvrant la bouche il a libéré un énorme frelon qui mesurait bien 4 ou 5 cm de long. L’animal est sorti en vrombissant et s’est envolé tout droit. Alors Chomo a encore tapoté ses joues et rebelotte un autre frelon de même calibre est sorti de sa bouche et s’est envolé à son tour. Nous étions sidérés. Lui, affichait un faux air de modestie qui ne trompait personne. Moi je m’émerveillais une fois de plus devant la connivence qu’il entretenait avec son environnement.

CHOMO : collection François Germain

Chomo avait une vision du monde bien à lui et son interprétation de la réalité pouvait surprendre. Un jour quand nous sommes arrivés impromptu chez lui, un ami et moi, nous avons trouvé un Chomo tout excité qui nous dit : « vous savez pas ce que je viens de voir ? Je travaillais et j’entendais un drôle de bruit. Ca faisait pom – pom – pom – pom. Alors je suis allé voir vers la maison à côté, et vous allez pas me croire, j’ai vu deux hommes qui avaient au moins 40 ans, en culottes courtes qui jouaient à la raquette ! comme des petits garçons ». Il s’agissait de joueurs de tennis. Il ne savait pas ce que c’était et que ça existait !

Il avait entrepris la réalisation d’un film auquel il a réfléchi des années. Puis, un jour, il s’est procuré des rouleaux de pellicules, et comme il ne savait pas se servir d’une caméra, il a pris contact avec Clovis Prévost qui avait réalisé deux courts métrages sur lui. Il l’a en quelque sorte engagé comme opérateur pour qu’il tourne sous sa direction. Une nuit ma femme et moi sommes venus à sa demande assister au tournage. Il faisait tous ces tournages la nuit en éclairant seulement les scènes du moment.

Ce soir là on filmait dans un grand récipient plein d’huile de vidange noirâtre des figures blanchâtres qui se déployaient paresseusement quand il jetait dedans du plâtre liquide. Sous la lumière d’un fort projecteur. Et il faisait recommencer la prise deux ou trois fois.

Ensuite avec des petites barques en contreplaqué de 20 à 30 cm de long posées sur son bassin, il a improvisé une tempête cataclysmique avec un tuyau d’arrosage qui boule-versait ces minis embarcations multicolores et les envoyait par le fond. Son vieux magnétophone enregistrait tous les bruits. J’ai été émerveillé par la patience et l’honnêteté de Clovis Prévost qui ne faisait rien qui ne soit dicté par Chomo.

Il a été ainsi tourné 17 heures de prises de vue en trois ou quatre semaines. Et Chomo n’admettait aucun montage, aucune coupure, toutes les images avaient leurs raisons d’être, en ce lieu même, puisqu’il en avait eu l’inspiration dans le même instant. Quelque temps après au cours d’une manifestation de trois jours à Milly-la-Forêt organisée par Josette Rispal(2), nous avons visionné les cinq premières heures de cette œuvre. Les images étaient magiques mais juxtaposées sans intention réelle. Elles enchantaient et racon-taient surtout l’enfance comme le jardin d’Art Préludien.

(1)André Verrier, 1915- 1992, dit Altagor, inventeur en 1945 de la métapoésie, proche un temps des Lettristes.

(2)En 1991, Josette Rispal, sculpteur, a organisé une exposition de Chomo dans la ville de Milly-la-Forêt.

Lettres à Chomo

par Jean-Jaques Guéant

11 octobre 1966

Ce matin j’ai pensé à toi Chomo, l’ermite de la forêt de Fontainebleau.
Pieds nus sur le sable blond devant notre bivouac logé sous de gros blocs de rocher. Je m’étire dans l’air vif, saluant un bouquet de bouleaux frétillants qui semblent attendre tout aussi impatiemment que moi le lever de soleil.
Je viens de sortir, courbé et presque à genoux, de notre terrier de grès, encore tiède des braises somnolant dans l’âtre, son plafond ventru posé sur la platière.
Toi aussi tu es sans doute éveillé par cette aube qui allume les pignons alentours, ou bien par le chant de ton coq préféré. L’air semble se mettre en mouvement, doucement, signe d’une belle journée d’octobre, d’un week-end « indien ».
Mes compagnons d’escalade dorment encore dans leur duvet boudiné, sur un tapis de fougères, calés contre des blocs de pierre où l’écoulement de bougies fondues s’est figé en rides épaisses, témoin d’une veillée prolongée…
C’est vrai, hier soir, après avoir longé la platière, franchi des étroitures – sac au dos – nous avons remonté le sentier des Béorlots sous un clair de lune éblouissant qui nous troublait et nous excitait.
Comme chaque fin de semaine, tel un rituel, nous sommes venus de la capitale pour retrouver ce sentier sablonneux, sinueux qui conduit à notre bivouac préféré… Là, c’est une règle tacite, premier arrivé, premier locataire. La fumée qui s’élève de la cheminée camouflée donne tout de suite l’information aux bivouaqueurs du week-end d’aller chercher plus loin leur terrier d’une nuit. Ici que des locataires intérimaires, point de propriétaires…
Hier soir donc, cette sacrée lune – une de tes fidèles compa-gnes Chomo – dilatait notre espace familier, au point de nous croire en plein jour. Ou plus exactement comme dans un décor de « nuit américaine » avec la caméra de François Truffaut à l’affût derrière un bosquet de bouleaux.
Les ombres fraîches, laiteuses que nous traversions perturbaient nos repères habituels, et délicieusement à chaque bifurcation, le choix du chemin à prendre nous rendait tous hésitant pendant quelques secondes. Pendant ce court instant où le silence nous saisissait immobiles, les rochers coiffés d’une lumière crémeuse nous apparaissaient sous des formes inconnues, chaotiques ou fantastiques, qui nous laissaient croire que nous pouvions être… perdus. Définitivement.

18 octobre 1966

J’ai pensé à toi Chomo parce que je sais que tu bivouaques à 500 mètres de notre bivouac : à la limite d’Achères-la-Forêt.
Mais depuis combien d’années ? Je n’ai pas osé te poser la question l’autre jour en allant te rendre visite avec un petit groupe d’amis curieux de ton « train de vie ». Ton bivouac m’est apparu au milieu d’un fouillis surpeuplé. Pas de grimpeurs ou de randonneurs, rien que des silhouettes, des signes, des créatures étranges qui m’intimidaient. Je n’étais rassuré que par la terre battue, le sable battu que tu foules au fil des saisons, chaque jour de l’année, et par ces brandons de pin tordus et brûlés qui me rappelaient en miniature cette forêt des Trois Pignons que certains qualifient poétiquement de « forêt posée sur le sable » !

Ce matin, comme la semaine dernière, le soleil monte à présent et réchauffe les flancs des blocs de grès posés sur le sable blanc de notre bivouac. Est-ce que ton coq a fait le tour de ton ermitage Chomo ? Comme nous celui de notre bivouac ?
Le doux ronron du réchaud s’épand dans l’air, avec l’odeur du café matinal. Avec les copains on discute d’escalade, de montagne, et comme le temps ne nous presse pas, les rochers étant encore trop humides pour grimper, on reparle avec ardeur de l’autoroute A6 la scélérate qui traverse le massif des Trois Pignons comme une balafre honteuse…
Tu as bien dû connaître ce « big » chantier des années 1962 ou 1963 Chomo ? non ? Rappelle-toi c’est l’année où explose une bétonnière rouillée, en pleine nuit sur le chantier qui défigure la massif des Trois Pignons à quelques embardées d’Achères-la-Forêt. Résultat : dégâts matériels et quelques brefs articles réprobateurs dans les journaux de l’époque. Des fous de nature ? éco-guerriers ? terroristes voulant signer leur réprobation, comme ça, pour mémoire ? Dans le bulletin du Club-Alpin je crois bien avoir lu un article dont l’auteur, peu convaincu, peu convaincant, condamnait les irresponsables du bout des lèvres !

Et toi Chomo ? – qui te tiens éloigné il est vrai de tout vacarme mécanique, as-tu seulement visité ce chantier dévastateur lors de tes pérégrinations en forêt ? Tu ne m’en parles pas, et pourtant tu as l’ouïe fine, tu entends forcément le brouillage, le froissement incessant du silence par les inter-minables trains de camions trouant la nuit, lorsque le vent du nord souffle jusqu’à ton ermitage… ?
Pour calmer les impatiences de notre génération, chaque fois que nous abordons ce sujet entre copains, nous achevons nos discussions animées dans un consensus déclamatoire : « Que faire ? Oui ! végétalisons l’infâme corridor bétonné ! » Nous jurons tous en coeur que nos petits-enfants y pique-niqueront, et qu’au centre ne sera sauvegardé, pour hommage aux hardis terroristes, qu’un discret liseré de béton… dévolu à la circulation vélocipédique. Et bien visible à la place du radar automatique : une grande sculpture de pierre en forme … de bétonnière !

31 janvier 1975

C’était il y a deux ans, jour pour jour. Pourquoi te narrer à présent cette dérive hivernale Chomo ?
Parce que cet hiver là je crois bien avoir croisé tes traces dans le massif des Trois Pignons… Voici l’histoire Chomo :

Au cœur de l’hiver, soudain une envie de partir. Avec un ami, Dan, nous organisons nos sports d’hiver aux portes de Paris : pas de stations, pas de dameuses, mais de l’aventure, une “expé” à mini budget. Nous voulons rallier à pied Bois-le-Roi à Nemours (40km) en trois jours. Neige ou pas neige. Peu importe on part. Le train nous dépose tôt le matin dans la petite gare de Bois-le-Roi (-6°). Le couvercle gris de l’hiver sur nos têtes. Notre expédition commence : direction plein sud et deux bivouacs en perspective.
Avec Dan, mon copain, on s’élance sac au dos avec 3 jours d’autonomie pour traverser le massif de Fontainebleau du nord au sud. Le froid nous stimule et notre rythme de marche ne faiblit pas tandis que s’accumulent les nuages bombés de grésil ou de neige. Notre premier objectif c’est l’ermitage de Franchard où nous savons une petite auberge ouverte pouvant nous offrir un arrêt bienfaiteur.
Pour l’instant nous fonçons vers le Rocher Canon, gravis-sons le Mont-de-Fays pour redescendre vers le Cuvier Chatillon et traversons la N7 déjà recouverte d’une blanche pellicule de neige. Quelques rares voitures, phares allumés, traversent le silence ouaté. Timide d’abord, la neige devient abondante avec des averses obliques. Le vent s’est levé lorsque nous mettons le cap sur le Désert d’Apremont. Exaltés par notre randonnée quasi-nordique, nous marchons allègrement bonnet sur le front et guêtrés dans le sable mêlé de neige. A mesure que les flocons s’épaississent nous sourions sous nos anoraks piquetés de cristaux fondus.
Tout droit. Plein sud ? Mais où est le sud dans les tourbillons qui s’esquissent à présent autour de la platière ? Parfois nous reconnaissons au passage tel ou tel rocher, escaladé l’été en short léger (!) qui nous conforte dans notre itinéraire de plus en plus aléatoire.
Dans les gorges d’Apremont nous nous enfonçons à grandes enjambées dans une vallée qui blanchit à vue d’œil ainsi que les chênes au tronc crevassé. Les rochers s’encapu-chonnent peu à peu de grésil et de neige. Surpris par l’intensité des giboulées, nous nous arrêtons sous un auvent de pierre pour boire du thé. Où sommes-nous au fait ? Négligeant nos cartes – nous connaissons trop ce massif ! – nous improvisons notre chemin entre les blocs épars et méconnaissables. Croyant être sur le chemin de la Solitude, nous débouchons sur un carrefour à l’opposé de nos prévisions… Cette fois nous sommes perdus pour de bon. Enfin ! et nous rions de notre déconvenue secrètement souhaitée. On a en effet tourné en rond, comme les flocons et leur danse échevelée. On n’y voit point à plus de dix mètres dans le célèbre chaos labyrinthique d’Apremont et pas âme qui vive. Les récits de Jack London me reviennent à la mémoire… et si une aurore boréale sous nos yeux montait soudain au ciel ? Nous n’en serions point étonnés, tant le sentiment d’avoir quitté toute trace plausible de civilisation s’est emparé de nous depuis notre dérive arctique… !
Devant nous enfin une sorte de carrefour et des hêtres vénérables tenant la garde. Nous reconnaissons le carrefour de Bois d’Hyver – le bien nommé !- bien que la pancarte sur le tronc de l’un d’eux ressemble à un champignon de glace. Nous consultons nos montres, conscients que la durée du jour est limitée. La visibilité s’améliorant, nous nous hâtons vers les gorges de Franchard que nous atteignons au milieu de l’après-midi. L’auberge est effectivement ouverte, avec de rares clients venus là comme on se rend en Patagonie, au bout d’un chemin improbable, obstrué de congères. On se réchauffe dans la salle principale dont les baies donnent sur l’esplanade de l’ermitage. Alentour la neige s’est épaissie et nous éblouit presque. Encore un thé brûlant, de précieux biscuits grignotés au chaud et nous repartons plein sud vers les Trois Pignons que nous devons atteindre avant la nuit pour y bivouaquer.
Notre marche désormais nordique nous mène à la gorge aux Archers. Il ne neige plus et comme je ralentis quelque peu l’allure, mon copain s’en inquiète et m’interroge. Je boitille et j’ai mal à la jambe, on fera avec.
Bientôt la lumière du jour décline. Nous approchons des Cavachelins et des Trois Pignons, traversons l’autoroute sous ses voûtes de béton plongées dans un grand silence et parvenons à la Vallée Chaude. Sur la neige poudreuse des traces d’animaux croisent de plus en plus souvent les nôtres. Légers oiseaux, discrets mammifères. Il est manifeste que je traîne de plus en plus la patte et que je me surprends à grimacer avec certaines enjambées.
Le bivouac n’est plus très loin. On ne sort pas les lampes frontales mais ça ne saurait tarder. Tout à coup une ombre furtive au bout de la sente enneigée ? Le vent ayant cessé, un silence glacial s’empare du paysage. Intrigués, nous voulons aller voir. Ta frêle silhouette, Chomo, effleure une seconde mes pensées, mais je suis exténué, j’ai hâte de m’arrêter.
Enfin le bivouac salvateur. Sa réserve de bois sec à l’abri. Le feu pétille vite dans la cheminée et nous organisons notre couchage dans le premier Refuge de notre rando nordique.
D’ailleurs Chomo, c’est un Refuge proche du tien : 500 m précisément, comme tu sais !
Le lendemain le bilan est vite fait : là s’arrête mon aventure faute de jambes valides, tandis que mon courageux copain, Dan, poursuit seul l’itinéraire depuis longtemps concocté.
Dépité je rentre sur Paris grâce à un car pris à Achères-la-Forêt, tandis que Dan atteint Larchant, le second bivouac prévu, puis la gare de Nemours, étape ultime de “l’expé” entreprise… J’ai alors repensé à toi Chomo et à la sortie de ton bivouac pour aller marcher ce matin là, ébloui par la neige fraîchement éboulée.
Tu as raconté plus tard ces traces relevées, que tu as suivies par réflexe comme un chasseur fébrile, mais croyant avoir affaire à des escarpins de femme enfoncés dans la neige !
Ce matin là le soleil faisait resplendir la forêt de cristal, et ces traces échauffaient ton esprit. Là-bas au bout du sentier tout était possible : un mammifère, humain ou non humain ?
Escarpins féminins ou fins sabots de chevreuil ? Comment en décider ?
Ce matin là Chomo, ta dérive hivernale t’a emmené loin, loin de ton bivouac, au bout de tes forces, aux limites de ton imaginaire enflammé, pour donner corps à ce qui enveloppe, protège, crois-tu, ton « comté des sables » : la Déesse-Mère.
Puis tu es rentré essoufflé, suant, ruant dans la neige labourée de traces embrouillées. Ton expédition n’était pas plus réussie que la mienne. Mais une vision fulgurante t’avait mis en marche.
A propos Chomo, connais-tu Aldo Léopold ? Un des fonda-teurs de l’écologie moderne qui écrivait en 1948, vers la fin de sa vie, un « Almanach d’un Comté des sables » ? Il y consigne l’observation de la nature au fil des mois, et, dès le mois de janvier, scrute les traces de vie sur la neige :

“ La trace témoigne d’une indifférence aux affaires de ce monde qu’on trouve rarement en d’autres saisons ; elle file droit à travers champs, comme si son auteur avait attelé son chariot à une étoile et lâché les rênes. ”

Lâche les rênes Chomo, lorsque tu te mets en marche sur le chemin de la Déesse-Mère, et retourne-toi ! Vois alors tes traces s’effaçant à mesure que la terre remuée se referme derrière ton chariot Préludien…

Sculpture de CHOMO : collection François Germain – Photo Catherine Guéant

2 juin 1980

Chomo j’ai appris ce printemps que tu creusais dans ton « comté des sables » de longues et étroites tranchées pour y enfouir des totems et des statues… A vrai dire ton Art Préludien m’intrigue de plus en plus. Tu as de la chance avec ton bivouac posé sur les sables, tu peux explorer ton sous-sol sans danger, le fouiller tranquillement à la pelle, avec des souterrains comme si tu voulais te faire sanglier et t’y rouler dedans en grognant, ou bien planter des statues à l’entrée comme les égyptiens près de leurs chambres funéraires ?

Tu prétends aussi avoir dégagé, près de ton bivouac, un bloc de grès qui serait « un chameau sculpté sorti du désert paléolithique » (dixit). Toujours ce besoin d’explorer ? D’être à l’affût ?
Je me suis demandé ce qui peut inspirer ta Déesse-Mère. Certes les rotondités des roches gréseuses offrent un large éventail de vénus callipyges. Mais as-tu été lire les roches gravées qui se trouvent à un jet de pierre de ton bivouac ?
Moi si. Et j’ai aimé. Pas tout de suite. Faut s’habituer aux quadrillages, sillons, marelles, séries parallèles, aux cupules, rouelles… Du répétitif, pas emballant. Mais la Grotte Vibert elle, ne passe pas inaperçue : la géode est belle, perchée sur la crête du Pignon. Tes ancêtres chasseurs-cueilleurs, les miens aussi d’ailleurs, sont bien venus là il y a plus de 5000 ans. Et toi adepte de la réincarnation tu ne les aurais point vus ?

Déesse Mère – 14 cm
Grotte de Vibert – Trois Pignons

Peut-être que si : c’est ce que je me dis parfois en regardant tes statues arrachées à la Terra Mater qui parlent une langue bien étrange comme sorties directement de l’ombre d’une géode mésolithique !
Et puis je me souviens : j’ai rencontré J.C. Bédart un artiste singulier, dans les marges, un peu comme toi. Du « Brut » quoi. Il me disait tout le bien possible des 1000 géodes gravées, ou abris ornés de Fontainebleau et ses environs. Mais ornés de quoi ? Voilà bien le problème :
« Très rapidement, je m’aperçus que l’ensemble gravé de Fontainebleau articulait la préhistoire et l’histoire, couvrant plusieurs millénaires de juxtapositions de signes »
Les graveurs, selon lui, projetaient leur propre corps dans la géode gravée, car gravure = usure, érosion, acte symbolique de dématérialisation au profit du cosmos. L’humain s’empare du signe et s’approprie l’espace. Les tentatives d’explication des gravures pariétales passent à côté d’une évidence : à la fin du mésolithique, l’art pariétal jusque là figuratif, entre dans une nouvelle évolution, celle de l’abstraction, matrice de l’écriture à venir…

Ede Frédéric – Bulletin de la Société Préhistorique Française, T. IX, n°9, 1912, p.450

Encore une fois Chomo : as-tu été lire ces parois rupestres ? J’attends ta réponse toi qui te proclames Préludien, qui sans cesse vadrouilles du visible au lisible, prévoyant la décom-position fertile de toute œuvre…
Or samedi dernier j’ai repéré, oui ! ta signature elliptique dans un coin reculé de la grotte Vibert !!!
Oh Chomo sacrilège ! Pris en flagrant délit d’enfouissement au cœur de la mémoire paléolithique… !

Cette écriture appelée brute

par Pierre Dhainaut

« Les véritables poètes n’ont jamais cru que la poésie leur appartint en propre », affirmait Paul Eluard dans la préface d’une anthologie à laquelle on n’a pas accordé l’attention qu’elle mérite, Poésie involontaire et poésie intentionnelle (1942)(1). Il y juxtaposait des extraits de poèmes reconnus comme tels et, mêlés à des dictons ou des chansons, des extraits empruntés aux Annales médico-psychologiques, il citait également Hélène Smith, médium célèbre au début du siècle pour ses voyages « des Indes à la planète Mars », et le facteur Cheval dont le Palais n’attirait pas encore les touristes. La poésie, pour Eluard, pouvait apparaître là où d’ordinaire on n’allait pas la chercher, là surtout où l’on n’imaginait pas qu’elle se trouverait ; elle n’était la propriété de personne, le niveau d’instruction ne la définissait pas plus que la santé ou la maladie mentale.

En cela Eluard se montrait fidèle à l’une des leçons du surréalisme qui lui-même, d’ailleurs, en avait hérité de toute une tradition, née avec le romantisme, privilégiant ce que tour à tour on a appelé le naturel, le spontané, le primitif ou le naïf… Rompre avec l’académisme, renouveler les sources d’inspiration, tel fut le rôle des avant-gardes, et dans cette perspective, elles mirent en valeur l’imagerie populaire et la sculpture africaine, les dessins d’enfants et ceux des aliénés. A cet égard, l’almanach du Cavalier Bleu de Kandinsky, en 1912, est emblématique, ou dans les années 30 la revue Minotaure où Breton fit l’éloge des peintres et dessinateurs spirites. Mais en général, en ce qui concerne aliénés et spirites justement, leurs écrits restèrent enfouis dans des publications spécialisées.

Jean Dubuffet fut l’un des premiers à les en sortir. Quand par l’adjectif « brut » il désigna « les ouvrages exécutés par des personnes indemnes de toute culture artistique » (L’Art brut préféré aux art culturels, 1949), il n’établit aucune hiérarchie entre tableaux, dessins, sculptures, objets, broderies et « façons d’écrire ». Malgré la passion qu’il mit à les défendre, ces façons d’écrire, si nombreuses cependant, si variées, demeurent aujourd’hui peu connues. Si nous admettons l’importance des dessins de Wölfli (même si l’on croit nécessaire de spécifier qu’il s’agit de l’œuvre d’un schizophrène), que savons-nous de ses textes, dont la recherche est aussi remarquable ? Il suffit de visiter, sans préjugés, une exposition d’art brut pour nous en rendre compte, l’écriture y domine, elle a une qualité plastique évidente, mais nous sommes loin d’en être quittes avec les préjugés que Dubuffet dénonçait. Ce qui lui importait, quels que soient les ouvrages qu’il collectionna, quelles que soient les catégories où, pour nous rassurer, on voudrait placer leurs auteurs – tous les autodidactes pourtant ne sont pas des aliénés ou des spirites –, c’était leur pouvoir de création, un défi aux codes les mieux ancrés.

Pancarte de CHOMO : collection Denise et Daniel Abel

Les écrits bruts qui nous sont parvenus, sauvés quelquefois par hasard d’une destruction définitive, l’ont été sans exception de façon manuscrite. Ce qui nous frappe au premier contact, avant même de tenter une lecture, c’est leur présence visuelle, qui est très grande. Hodinos semble graver ses textes comme des inscriptions de médailles, alors que Jeanne Tripier obéit sans réserve, sans se soucier de construire, à la dictée intérieure. Les mots sont inséparables des images, et dans la relation qui s’établit entre eux les solutions les plus diverses sont envisagées : où qu’ils interviennent, dans un dessin ou autour, par l’altération des lettres, par leur dis-position qui ne dépend plus des lignes, par leurs couleurs, les mots font images. Cette présence visuelle, les supports la renforcent : papiers de toutes sortes récupérés n’importe où, collés ou cousus, qui deviendront des rouleaux interminables ou des livres aux dimensions démesurées. Comment ne pas admirer quand le pouvoir de création s’exprime en dépit des obstacles qu’on lui oppose ? L’artiste ou l’écrivain brut réinvente dans l’urgence intime dont il est à la fois la proie et le maître les moyens dont il a besoin comme il réinvente son langage. Et d’abord il transgresse la règle qui exige que l’on divise : ou bien la main dessine, ou bien la main écrit. La plupart des écrivains bruts sont des artistes, ils peuvent, certes, passer d’un mode d’expression à un autre, ils peuvent les employer en même temps, voire les confondre. Le geste est ici originel, aussi perdons-nous beaucoup lorsque nous lisons leurs textes dans une version imprimée(2), mais ils viennent d’une nécessité si profonde, irrépressible, qu’ils nous surprennent encore, nous bouleversent.

Les auteurs d’écrits bruts si démunis soient-ils, n’ignorent pas tout de leur portée, mais quand ils écrivent, leur intention n’est pas d’appartenir à une histoire pour la poursuivre ou la contester, ils n’ont ni maîtres ni rivaux. Ils ne cherchent pas davantage un public. C’est en ce sens qu’ils sont « indemnes », comme le disait Dubuffet, indépendants. Ce respect qui est le nôtre, qui limite jusqu’à nos audaces, ils ne le connaissent pas. Un certain nombre de traits les rapprochent, bien sûr, qui ne permettent pas néanmoins de définir une esthétique commune. L’intensité détermine les textes bruts, elle malmène ce à quoi nous tenons le plus, la langue, non seulement dans ses apparences, mais dans son vocabulaire et dans sa syntaxe. Sans doute utilisons-nous depuis longtemps les ressources des calembours, des mots-valises et des néologismes, mais avec Aimable Jayet comme avec Wölfli déjà ils abondent, leur fécondité semble inépuisable. Jayet interrogeait en permanence les rapports du masculin et du féminin : s’il existe un escargot, il doit exister pour lui une « escargosse ». Ce n’est là qu’un exemple parmi des centaines. Le vocabulaire ainsi mis en branle est d’autant plus actif que les liens de la syntaxe sont distendus à l’extrême. Hodinos dans ses descriptions et même dans ses récits énumère sans fin, les verbes sont rarement conjugués, les coordinations ont disparu, il dresse un univers où la vie s’est pétrifiée. Aloïse, elle, en se débarrassant des contraintes de la grammaire et de la ponctuation, s’abandonne à d’immenses coulées verbales extraordinairement animées, extatiques. Dans ce cas comme dans l’autre, l’excès domine. Prélever une citation serait arbitraire.

Nous ne supportons guère que la langue soit mise à mal et vacille dans ses fondements. Et c’est ce qui explique pour une large part notre méconnaissance des écrit bruts. Peut-être également avons-nous peur de ce qu’ils disent ou plutôt de ce qu’ils crient. Il n’y a rien de gratuit en eux, jamais. Ils protestent contre toute espèce d’enfermement, comment ne le feraient-ils pas avec violence ? Dans la moindre atteinte aux signes comme à leur ordre, notre monde se disloque.

Dubuffet entendait préserver l’art brut des intrusions indiscrètes, il le plaçait si haut qu’à ses yeux les autres formes d’art paraissaient insipides. Le message des écrivains bruts est assurément singulier, il n’est pas clos. Nous pouvons l’entendre. La poésie nous aide à l’entendre si du moins, comme Eluard le souhaitait, nous n’en faisons pas une activité séparée, si elle ne cesse de recréer la langue et la vie. L’art brut lui interdit de se restreindre à ce qu’elle découvre et de s’y complaire.

(1)Paul Eluard, Poésie involontaire et poésie intentionnelle, éditions Gallimard, coll. la Pléiade, Tome 1.

(2)Les Ecrits bruts, présentation de Michel Thévoz, en proposent un choix excellent (PUF, 1979)

Jean-Christophe Pages

1

– Serait-il possible que tu nous précises dans un petit texte liminaire les liens que tu fais entre tes textes envoyés et les écrits bruts ? Amitiés.

Je recherche « liminaire » dans le dictionnaire.
Peux-tu me préciser ta demande ? La petite note pour le 74 ? JCP

– Quel est le rapport de tes textes avec l’art brut ou les écrits bruts ? Amitiés. (27 août)

Il se peut que je sois idiot.

13/09 : Peux-tu me fixer une échéance pour ce texte liminaire ?

– Fin novembre si cela t’est possible. Cordialement.

On note que les amitiés se muent.

17/10 : Précisions : texte liminaire pour quoi ? introduire mes textes ? lesquels ? ou pour le N° de la revue ? merci JCP

– Nous nous demandions simplement comment relier les textes que tu nous a envoyés à l’art brut, tes précisions nous auraient été utiles et celles-ci auraient pu constituer un texte introductif à tes textes intéressants. Cordialement.

Je trouve :
« L’art brut, c’est l’art pratiqué par des personnes qui, pour une raison ou pour une autre, ont échappé au conditionnement culturel et au conformisme social : solitaires, inadaptés, pensionnaires d’hôpitaux psychiatriques, détenus, marginaux de toutes sortes. 

Ces auteurs ont produit pour eux-mêmes, en dehors du système des beaux-arts (écoles, galeries, musées, etc.), des œuvres issues de leur propre fonds, hautement originales par leur conception, leurs sujets, leurs procédés d’exécution, et sans allégeance aucune à la tradition ni à la mode. »
Hum.
Je relève que l’adjectif « intéressant », placé en fin de phrase, fonctionne mal. Un texte introductif (liminaire ?) intéressant à tes textes. Sauf à trouver mes 5 textes intéressants.

Claude, je ne cherche pas à faire diversion, me soustraire à ma mission. Fin novembre.

Comment j’écris

Je prends une matière préexistante (documents, archives, noms de rues, articles, faits divers découpés dans le journal local) et je fais un agencement, trouve un rythme et ça fait de la littérature.
Je m’amuse.

Une amie me rapporte à l’instant cette phrase de Jean-Paul Dubois : « L’écriture, c’est la maladie mentale socialisée. C’est vivre avec ses névroses et en tirer avantage. »
Je ne sais pas quoi en penser.

2

Claude,

Je suis un imposteur car je n’ai pas échappé au conditionnement culturel. On ne trouvera pas plus conforme socialement que moi. Je suis archi conforme. Je n’ai pas fait de prison.

Aucun de mes textes n’est un écrit brut. En dépit des apparences, tous sont extrêmement, minutieusement travaillés. Lus, relus, abandonnés, défaits, refaits, recollés dans d’autres textes, etc.
Mes personnages, en revanche, relèvent souvent de l’art brut. Ce sont eux les malades.

Je ne me prends pas assez au sérieux pour produire, en dehors du système, « des œuvres issues de mon propre fonds, hautement originales par leur conception, leurs sujets, leurs procédés d’exécution, et sans allégeance aucune à la tradition ni à la mode. »
Je lis beaucoup. Je recherche la mode. Je n’ai pas de fonds. Je manque souvent d’idées.
Dans la rosée appartient cependant à un autre registre. Il est inspiré de la réalité puis décalé, sans cesse, exagéré. Le narrateur finit par devenir un monstre ou un ogre.

J’écris en avançant. Je ne sais jamais où je vais ni quand ça va s’arrêter.
Ceci dit, je vois mon psychiatre une fois par mois. Qui me prescrit des anxiolytiques et somnifères.

Une anecdote rapportée par ma copine Gaëlle

Les Japonais brûlent les corps des morts, mais pas complètement. A la fin, il reste les os. Eh bien après, chaque proche, à l’aide de baguettes de cuisine, prend un os. Qu’en fait-il ? J’ai pas compris.

3

Anxiolytique de la famille des benzodiazépines contenant de l’Oxazépam + générique qui traite les troubles de l’endormissement.

C’est pour ça qu’à table, les Japonais ne se servent jamais en même temps. Sinon, ça rappelle ce rituel. On se sert chacun son tour.

Le délire herméneutique

Qu’ai-je donc à voir avec les écrits bruts ? Un soupçon de bricolage, l’autodidacte revendiqué, une sorte de bêtise, l’exagération ? La troisième rive du fleuve ? L’abus de coq-à-l’âne ?

Je ne sais pas ce que j’écris. Dire ce que c’est. En parler dans une revue littéraire. Ou à la télévision. D’ailleurs, est-ce seulement de la littérature ?

Je me félicite de ne point trop donner d’interviews.

Claude, tu veux combien de pages ?
« Déprise de ses procédés discursifs et de ces exigences communicationnelles habituels, l’écriture a besoin de l’assistance de la folie qui maintient l’œuvre dans un état de mobilité ou d’inachèvement et qui interdit par avance toute tentative de rationalisation. »
Il y a toujours quelque chose d’inachevé, de raté dans mes textes. Je suis peut-être trop pressé.

En terre & contre tous

Roman-feuilleton par Pascal Pietri

(Esther s’explique…)

Elle paye le resto.
– Ne discute pas. Tu me raccompagnes ? Ce n’est pas très loin.
Quelques amoureux vadrouillent sur la berge.
– Comment as-tu connu les frères ?
– Marcello, le copain d’Aricie, militait dans le même grou-puscule que moi. Je travaillais à l’époque comme toiletteuse pour chiens. On glissait des messages dans la muselière de son bouledogue. ça nous amusait.
Les frères adoraient leur petite sœur qu’ils surnommaient Miss Dynamite. La police française l’avait un jour soupçon-née du plasticage d’une antenne de relais de la télévision. Ils l’auraient défendue contre vents et marées.
Elle ralentit le pas et baisse curieusement la voix.
– Aricie l’a rencontré au Festival de Douarnenez où se croi-sait toute la fine fleur de sel des contestations minoritaires. Il travaillait dans le cinéma. Un beau gosse, une vraie binette de cinéma à la Marlon Brando.
– Et alors ?
– Marcello l’a transportée en Italie et lui a fait un enfant.
– Patricia…
– … de son vrai prénom, Lilith.
– Lilith, c’est un drôle de prénom…
– C’est la première femme, paraît-il, créée par dieu en même temps que l’homme, c’était aussi le titre d’une revue féminis-te de l’époque à laquelle sa mère collaborait. Aricie est deve-nue mon amie. Mais Marcello a été arrêté et le salaud a ba-lancé très rapidement à tort et à travers, son bouledogue s’est même retrouvé en fourrière.
– Tu étais dans la liste ?
– Antoine et Albert m’ont recueillie. Ce sont des avocats. J’ai eu de la chance. Ils m’ont hébergée quelques temps, j’ai obte-nu grâce à eux un droit d’asile et un permis de séjour. Je voulais m’installer à mon compte mais en France j’ai déve-loppé une allergie aux poils de chiens. J’ai trouvé au début quelques heures par-ci par là, dans l’enseignement. De toutes façons, je ne peux plus revenir en Italie.
– Et Aricie ?
– Quand Marcello s’est repenti, elle s’est immédiatement réfugiée en France avec sa fille.
– Lilith voit encore son père ?
– Elle a peur que ses anciens camarades le retrouvent pour lui tirer une balle dans la tête. Les frères les pressent actuelle-ment pour qu’ils viennent s’installer en France.
Elle s’arrête.
– Marcello se planque dans le Latium mais il ne peut plus travailler dans le cinéma.
– Lilith avait, quand je l’ai vue à Rome, une vilaine balafre sur la joue. C’est lié à cette histoire ?
– Pas du tout. En stage en Angleterre, juste après la mort d’Aricie, elle a eu un grave accident d’auto qui lui a abîmé le portrait.
– Elle n’arrivait pas à s’habituer à la conduite à gauche ?
– Très drôle… Le père et la fille vont passer très prochaine-ment sur le billard, Marcello va se faire modifier le portrait. Les frères voulaient le meilleur pour leur nièce qui voulait le meilleur pour son père. La clinique de Michael Jackson, plaisantent-ils à moitié, mais qui coûtait la peau des fesses.

Impasse de Russie. On est en bas de chez elle.
– Est-ce que tu m’en veux toujours ?
Est-ce que je lui en veux toujours ?
Elle a le triomphe assez modeste comme son nouvel apparte-ment mais elle attend pourtant que je sois bien calé dans un canapé
– Le temps de préparer un café.
qu’elle sert avec un spéculos et une pépite de chocolat noir.
– Comment écris-tu spéculos ? , me demande-t-elle.
Je fais semblant de réfléchir.
– Avec deux o, comme Waterloo. Je vais me laver les mains.
Sur le radiateur de la salle de bain toute une collection de petites culottes italiennes, verte pelouse brillante, couleur lait, rouge tomate, en train de sécher. Quand je regarde dans la glace, je les vois dans mon dos se gonfler légèrement comme des montgolfières prêtes à s’envoler. Madonna ! Je retourne illico presto au salon. Sur le canapé, Esther s’assoit à côté de moi, à deux millimètres, juste en dessous d’une myriade de petits rubans colorés où s’accrochent par de petites pinces à linge multicolores des cartes postales dont certaines, plutôt salées, de filles ligotées avec les pattes écartées, la chatte à l’air plutôt chinoise ou japonaise, c’est difficile à dire, et des bâtiments industriels, genre château d’eau, usine à gaz ou chevalet de mine avec des tas de tuyaux.
– Ma small press, me susurre-t-elle avec des yeux à la Cra-nach alors qu’estomaqué je leur jette un coup d’œil.
C’est brutal mais dans la légèreté ; je les vois trembler imperceptiblement sous le foehn imperceptible d’un radiateur invisible. La bibliothèque qui me fait face a ses rayons aussi saturés de livres que de miel les rayons d’une ruche. Sur le mur qui lui est perpendiculaire, au-dessus d’un bureau de verre sur lequel trône un grand compotier de poires, une horloge noire et ronde dont le verre est comme embué.
– Temps troublé, elle m’a été offert. Les poires sont goûtues, gorgées de sucre.
Goûtues ?
Pas le moment de me lever. Tout près de moi trônent trois dahlias irritants au milieu des jasmins agaçants. Elle me tend une pochette de disque.
– Je mets le Stabat mater de Pergolesi. Le soprano est un garçon.
Elle baisse le store électrique, la fenêtre donne sur une école maternelle, une espèce d’aquarium à moitié illuminé avec, peints sur ses grandes parois vitrées, des tournesols à lunettes, un éléphant, des souris bleus et une vachette sous le soleil dans une prairie verdâtre sur son transat en train de siroter une briquette de lait avec une paille en attendant le boucher. Pov’ mômes !
Début du Stabat. Elle revient s’asseoir à côté de moi.
– Où en étais-je ?
– Tu disais au restaurant « Le plus extraordinaire… ».
– J’y arrive, c’est une histoire qu’ils m’ont racontée cent fois. Après le cambriolage, Lilith regagne Rome par avion alors que son copain fait le trajet en voiture avec les assiettes dans le coffre. Les frères étaient inquiets, même s’ils ne disaient rien ouvertement. Un accident est toujours possible, de plus son copain est de Naples et ils se méfient des napolitains.
– Lilith habite où, à Rome ?
– Pas très loin du Janicule. Dans l’appartement de son père, dans le Trastevere, via della Luce, près de San Francesco a Ripa. Tu es passé pas loin en allant récupérer les assiettes.
Le week-end suivant son retour, elle va comme prévu à Na-ples chez les parents de son copain Erri. Le dimanche matin, ils se promènent dans le quartier espagnol. Alors qu’ils vont visiter le cloître de San Gregorio Armeno, deux lascars, le regard terreux, montent en courant la rampe d’accès au couvent en faisant le geste avec le pouce, en les croisant, de trancher une gorge. Ils battent comme plâtre à l’entrée une pocharde entre deux âges qui hurle.
Lilith et Erri se réfugient alors dans le jardin du cloître. Ils sont happés dans l’ombre d’une chapelle par une minuscule sœur bleue qui leur montre une pièce au-dessus de la nef de San Gregorio Armeno entièrement tapissée d’ex-voto en lai-ton, des seins, des cœurs, des jambes, des yeux… Elle leur parle dans un souffle de Santa Patrizia qui est enseveli dans l’église de San Gregorio Armeno, en contrebas.
ça sentait l’encens. Une prière murmurée, O prodigiosa Vergine Santa Patrizia, mia avvocata e Protettrice…, montait de l’église au travers d’un claustra.

Quae moerebat et dolebat

Les voix du Stabat s’enlacent et se délacent, se croisent et décroisent avec la voix sourde d’Esther.
– Lilith sort effarée. Elle ne se sent pas dans son assiette, elle est pâle, elle se réfugie pour s’asseoir dans le réfectoire où les petites sœurs servent à la louche une plâtrée de joue de bœuf aux flageolets aux vrais Napolitains qui se signent et s’as-soient. C’est le début de la cour des miracles ou du purgatoi-re. Une sœur glisse une portion devant eux. Elle la repousse et se sauve comme une voleuse, suivie d’Erri, son copain, alors que les autres la dévisagent les yeux ronds comme des hosties.
Le soir même la cicatrice de sa joue gonfle et se rouvre. Les saignements reprendront le jeudi suivant dans la nuit puis chaque jeudi des semaines suivantes.
– Comme des stigmates ?

Et flagellis subditum

– Les frères sont effondrés. Pourquoi maintenant ? C’est lui qui a proposé à Lilith de prendre dans cette affaire le nom de Patricia. « On ne joue pas impunément avec les noms, culpabilise-t-il. Ils sont tirés, il faut les boire. »
C’est à ce moment là qu’Antoine tombe de l’échelle.

Eja, Mater, fons amoris
Me sentire vim doloris
Fac, ut tecum lugeam

– Quant à moi, tient-elle à préciser, je n’aimais pas du tout mais alors pas du tout cette paléontologique histoire de mulier dolorosa.
Lilith a alors examiné à la loupe l’anatomie de la Belle Patricia sur l’assiette à la demande express des frères. Sou-vent les peintres en faïence dissimulent un défaut par un ajout décoratif, une fleur, un papillon, une feuille de laurier, un rocher… Le médaillon surmonté d’une guirlande lui faisait naturellement une espèce de nimbe. Pas plus. On était en plein délire.
– La fin des haricots, la revanche des Don Camillo, c’est n’importe quoi ! , fulminaient les frangins chaque jour un peu plus rouges. La blessure la fait souffrir. Au début le médecin ne l’a pas crue, mais le troisième jeudi, elle l’a appelé pour constater. Comme il est de la Démocratie Chrétienne, elle n’a pas insisté. Imagine qu’il alerte l’Osservatore Romano ou Radio Vatican !
– Pas très catholique !
– Che fare ? Nous serons plus à l’aise dans la chambre. De plus l’assurance ne voulait pas payer avant d’être certaine que les dessins soient du Léger. L’expert tardait…

Fac, ut ardeat cor meum…

Il pleut dehors, ça brasille sur les cailloux effervescents d’une terrasse ou d’un toit. Soudain une espèce de rideau de fer dé-gringole. Parfaitement net et sec. Le grésillement s’éteint. Un avion bourdonne dans le ciel. Elle me tend alors ses jambes déchirantes pour que je lui délace ses hauts talons. Elle a la voix de Jeanne d’Arc, des pieds troublants, les ongles nus les plus étonnamment beaux que je connaisse.

Inflammatus et accensus

On fait rôtir à petit feu ma chair de crétien sur un barbequiou alors que de pourpres diablotins violettent tout autour d’elle avec des fourchettes.
– Nous avons alors hésité pour le rendez-vous, me chuchote-t-elle dans l’oreille, entre la colline du Janicule où Giuseppe n’est pas en odeur de sainteté et le cloître de Sainte Sabine sur l’Aventin, retiré, à l’abri des regards indiscrets, mais aux horaires d’ouverture toujours problématiques. On était, en plus, pas sûr du bellâtre Marcello…

(à suivre)

Notes de lecture par Gérard Paris

Romain Verger, Grande Ourse

Editions Quidam

Venu d’un ailleurs paléolithique, Arcas, seul survivant de son clan , isolé parmi les glaces, se nourrit rapidement en suçant le bois et la pierre. Alors commence une errance blanche qui le conduira à la découverte des cadavres des membres de son clan puis à la fornication avec l’Ourse. Arcas traverse, au-delà de ce coït, le temps gelé.
Comme en écho, le récit de Mâchefer, employé à la Galerie d’anatomie du Jardin des Plantes : il garde le corps fossile ; il partage un pavillon avec une vieille folle Ana et a des relations amorales avec Mia qui accouche d’un garçon et l’abandonne là (et Mâchefer n’en est pas le père). Mâchefer, de par son alimentation très faible, finit par s’identifier aux fossiles qu’il garde.
Arcas et Mâchefer n’ont-ils pas en commun d’avoir conservé la mémoire des peurs ancestrales ?
Le poème de la création circulait en lui, en un flux continu de noms tirés par un puissant chariot. Et à chaque nom proféré, à chaque signe de la main, c’était un être qui brisait son armature de fer.

En revenant de l’expo

par Daniel Abel

« L’opéra fabuleux » de Jean de Maximy

Récemment à Samois, les 18 et 19 octobre 2008, un public nombreux a pu admirer une œuvre étonnante de Jean de Maximy, résultat de trente ans de travail, composée de plus de 120 panneaux, réalisée au marqueur noir à pointe fine. On pense à Rimbaud, à cet « opéra fabuleux » prôné par le poète.

Une symphonie prend naissance, se déploie, embrasse l’univers, participe des éléments, de l’air, de la terre, de l’eau, des arbres, aussi le feu avec l’évocation de l’implosion primitive, du bing bang, comme une énorme efflorescence, toujours en devenir.

Avec cette SUITE de dessins de plus de 80 mètres dans lesquels le fantastique se greffe au réel, nous entreprenons un fabuleux voyage, portés par le souffle créateur, vers un ailleurs de magie, les tableaux succédant aux tableaux, la magistrale évocation jamais ne s’inter-rompt, les séquences, s’enchaînent, dans une continuité parfaite.

La grotte, la caverne, le creux, la cavité… le paysage peut être en suspension, avec rupture de perspective, une autre réalité se superpose, un espace, un temps différents… Jean fait de l’arbre un veilleur, le dialogue se passe en silence, le regard est invité à s’aven-turer par un long périple intérieur, une mémoire d’avant naissance.
L’imaginaire s’emplit du grandiose, l’artiste «  tend des fils » d’étoile à étoile, incite à découvrir au-delà des apparences… Il élabore une architecture subtile, toute en résonances, avec des émergences, des ajours, des cônes, des labyrinthes. Une cité : celle des dieux, des hommes ?

Le paysage est hanté, sublimé, on participe de son élégance, sa fierté, sa force, sa respiration. On est confronté au grand mystère de la Création, de la Genèse, du Destin.
Des sphères, de quelle origine, quelle est leur véritable essence ? Avancée, dans l’atmosphère du rêve, sous une voûte perpétuellement changeante qui joue le rôle d’écran… Volutes, escaliers spiralés, arches, aqueducs, pont à travers le vide, des antennes interrogent le lointain, cherchant à capter une lumière sans frontières.

Jean de Maximy célèbre le grandiose, les lignes s’incurvent, hardiment se chevauchent, se conjuguent, se prolongent d’un panneau à un autre… A une parcelle de réel, passionnément étudiée jusqu’au moindre détail succède une vision d’envergure, une ouverture sur une démesure.

Le souffle, toujours maintenu, accompagne l’ampleur de l’inspiration, l’épopée sidérale, le réalisme fantastique… On pense au sort de l’homme, minuté, dans un univers en expansion, qui s’assombrit, se régénère. Jean s’est représenté, – à la fin, au seuil de l’aventure ? – face à un ajour de lumière, non pas de pureté immatérielle mais marquée d’un paysage qui lui est familier.

Exposée en lumière noire l’œuvre gagne une autre dimension, s’intègre aux sortilèges de la nuit, puise en cette dernière une féerie qui la rend sublime allée de nocturne marquée de signes sidéraux, d’empreintes de comètes, d’étoiles filantes…
Une fresque de toute beauté, une épopée graphique, un long ruban, sous nos yeux déroulé, de jour, de crépuscule, d’aurore… Le frisson est légende.

Un univers fabuleux de plus de 80 mètres, circonvolutions, orbes, ascendances, élans…
De l’issue revenir à l’origine interroger les traces, se laisser prendre au dépaysement, de l’au-delà de la vie, de l’invisible, de la radieuse renaissance, les cieux s’éclairent ils ne sont plus déchirure.
Une œuvre unique, de grandeur, de réalisme fantastique, exaltant – de quelle façon – notre quotidien autant que notre imaginaire.

Notes de lecture par Gérard Paris

Pierre Garnier, Adolescence

Éditions des Vanneaux, 64 rue de la vallée de Crème, 60480 Montreuil-sur-Breche

Comme André Hardellet (rappelons-nous Lourdes, lentes), Pierre Garnier est un amoureux de la femme dont il décrit l’anatomie intime avec beaucoup de pertinence.
Rattaché à la mer (et ses mouvements de houle) mais aussi à la terre (où l’on s’enfonce) les sexe de la femme tantôt coquillage, tantôt étoile de la Nativité, tantôt icône rouge, est examiné à la loupe et célébré comme le seul lieu de l’origine : origine du plaisir sexuel et de l’enfantement. Si Pierre Garnier évoque à la fois Madame de Pompadour ou Phèdre en gage de féminité, il y ajoute aussi un élément de sacré, la Vierge Marie.
Voyant et voyeur, Pierre Garnier marie tendresse et érotisme ; et en dernier lieu, il réussit à unir sexe et poème :
Alors tu ouvres les jambes
laisses mes doigts te pénétrer
te caresser profondément là
où commence le poème

Notes de lecture par Gérard Paris

Paul Sanda, Tribute to Patricia Barber

Editions Trident Neuf, 17 rue Saint Bernard, 31000 Toulouse

Patricia Barber cède de la beauté à la pénombre, la pénombre à l’acuité.
Ecrit en français et en anglais, illustré par des gouaches de Claude Bellegarde, ce recueil de Paul Sanda est postfacé par Marc Petit. Paul Sanda, dans ce texte parfois assez énigmatique, fonctionne par trilogies : d’abord la distance, la lumière (ou la pénombre), les objets (et leur densité) puis la chair, la note et le mot.
S’appuyant sur les sonorités de Miles, Parker, et surtout Thélionus Monk, Paul Sanda dresse l’éloge de l’univers musical et sensuel de Patricia Barber : Patricia Barber est à deux pas du désir, de l’écume, du savoir qui se décide.
Si la lumière disloque, diffracte la distance, la perception de la pénombre plonge dans la dérive, dans la volupté : Je caresse le point profond où meurent les notes, les chairs, les liquides dirigés vers l’épaisseur de l’objet. Je sais que je ne rêve pas la mort, ni la note.
Mais au-delà des perceptions de distance, de lumière, l’important n’est-il pas ce qui vient de soi, le fragmentaire, l’improvisé ?
Entre prière et chant, Paul Sanda nous emmène en lisière de la beauté, en proximité de Patricia Barber.

Notes de lecture par Gérard Paris

Jacques Ancet, La ligne de crête

Tertium éditions, Quercypôle, 46100 Cambes près Figeac

D’abord ce sont les perpétuelles métamorphoses de la montagne : front bombé, fissures, fractures de la pierre, houle obscure des forêts. S’appuyant sur les deux points d’aimantations constitués par Cézanne (et la montagne Sainte Victoire) et, en filigrane, par Daumal (et le Mont Analogue), Jacques Ancet entreprend son voyage face à la montagne, symbole de désir : Qu’est-ce qu’un paysage sinon cet échange. Cette pénétration du dedans par le dehors et l’inverse.
Déchiré entre la quête d’un sens évanescent et la fusion de l’homme avec la montagne, Jacques Ancet varie les perspectives dans l’espace et le temps et expérimente au fil des pages (au fil des pierres) la dépossession de l’espace, du temps et de soi-même : le lieu ne serait-il le lieu que par cet accent improbable qui en est le centre mouvant, insaisissable.