Archives de catégorie : Notes de lecture

Notes de lecture par Sandra Sozuan

Jean-Jacques Nuel Billets d’absence

-69p- Editions Le Pont du Change 2015. Ces textes brefs vagabondent entre fiction et réalité. Le lecteur est emporté dans un décor partagé entre horizontales et « vertigineuse verticale » ; il est tour à tour abandonné dans des lieux désertés ou seul parmi la foule. Jean-Jacques Nuel joue avec les mots et leurs contradictions, acceptant qu’ils échappent à l’écrivain qui « ne saurait empêcher les mots d’être ce qu’ils sont ».

Derrière l’habileté de l’auteur à contempler avec légèreté le monde et les émotions humaines, on entrevoit une vision profonde de l’existence. Ainsi « Un revenant » prend conscience que « La ville avait continué sans lui, comme si de rien n’était, et comme s’il n’avait jamais existé ».

Avec délicatesse, le thème du temps qui passe, traverse par touches l’ouvrage. Les sujets des apparats et mascarades mondaines, de l’absurdité de la société et de la place de l’Ecrivain sont traités avec une pointe d’ironie et une originalité forte de proposition.

Enfin, Jean-Jacques Nuel a la capacité de réconcilier les points de vue les plus diamétralement opposés (l’homme et la femme), de faire taire la « querelle séculaire », peut-être parce que lui-même a appris à apprivoiser la composition originelle de son prénom. Ainsi « Jean-Jacques » ouvre et referme l’ouvrage laissant présager un soupçon d’autobiographie.

Notes de lecture par Sandra Sozuan

Patricia Cros Le Peuple des Falaises

-37p- Collection pour un Ciel désert Raphaël de Surtis 2015. En suivant le « chemin » du Le Peuple des Falaises « les autres disent exode, eux, ils disent chemin car ils sont nés debout. », le lecteur est accompagné, par la force des images suggérées par l’auteur, au rythme du « bruit des mots, avalanches brutes » qui « se cascadent, s’effritent et rebondissent ».

Ce livre recèle, dans l’écrin d’un mystère poétique bien dosé, un profond message philosophique. Ainsi les mots se tordent pour nous emmener dans l’expérience des passions que nous refoulons. Des objets allégoriques comme les étoffes que nous tissons ou les maisons que nous construisons servent à représenter un quotidien fait d’absolus sécurisants mais dont nous voudrions nous extraire.

Le peuple des Falaises est une ascension vers l’œuvre littéraire qui naît des « signes » bercés dans la beauté et l’imprévisibilité de la nature ; bercés par les sens, les émotions et les désirs humains. Le lecteur est ensuite témoins du long et périlleux « travail » de ceux qui « ont appris à éveiller leurs rêves, à les faire tourner dans leurs mains vaporeuses, à collecter leurs sucs pour de nouvelles limites. ».

Le « Je » se lance, avec crainte, pour rejoindre ce Peuple qui, lui, a décidé de vouer son existence à l’aventure du langage. Et les mots, encore, jouent le jeu des phrases imagées laissant croire qu’à eux seuls ils sont capables d’inventer ce monde au-dessus du monde. Le « Je » s’échappe espérant sans doute trouver aussi ce moment où « ils ont commencé à accueillir les mots au creux de leur vertige, leur ciel s’est agrandi, un miroir s’est ouvert. ».

Notes de lecture par Colette Millet

Jean-Pierre Boulic Je vous écris de mes lointains

-90p- Éditions La Part Commune 2012. L’auteur, rencontré au dernier Marché de la Poésie Paris, a obtenu le Prix Yves Cosson de Poésie 2014 de l’Académie Littéraire de Bretagne et des Pays de Loire pour l’ensemble de son œuvre.

Ce recueil qui me paraît trancher avec la poésie qui paraît ces temps-ci, affirme une poésie douce comme un murmure, aux textes en approche franche de ce qui nous entoure et que nous ne voyons pas. Une voix tendre au dénuement du vivant encore vivable. « Où peut aller derrière le grand mur de tes yeux la lourde pierre des paupières, demeurer encore ta raison, ta voix que je n’entends plus ? » Autant de tableaux simples d’une vie remplie à être attentif aux êtres aimés, aux lieux habités de sa Bretagne.

«  Les ornières frissonnent, l’eau ne bat plus des ailes, prise dans l’étau de la torpeur et de ses cliquetis. Les amarres grincent, gémissent alors que râle une corne de brume. » Justesse des mots, à lire au pas de promenade, pour le véritable plaisir de l’émotion à partager. Colette Millet

Notes de lecture par Richard Taillefer

Murielle Compère-Demarcy Coupure d’électricité

Éditions du Port d’Attache 2015. Un fusible a sauté, et l’histoire commence ou plutôt un voyage à travers les nuits plurielles. Durant les 9 pages de ce long poème en PoéVie, l’auteur nous prend à la gorge et nous colporte dans un univers « underground » sur un rythme frénétique et saccadé  « rock’n’blues »qui ne vous lâche plus d’une ligne à l’autre.  Allégorie moderne qui n’est pas sans nous rappeler les grandes voix de la poésie américaine de la Beat-Génération. S’il y a crise, c’est que le monde a disjoncté. Extinction des feux à l’heure où le Train-tram-rail nous transporte vers des rêves avortés. Convois de sang le long des ballasts aux éclisses funèbres. On n’a pas le temps de tout contrôler, « c’est la faute à personne », il faudra marcher encore et encore jusqu’à retrouver une trace d’un peu d’humanité. Énorme « centrifugeuse des rêves ».

Pêle-mêle :« Mangues/ananas/palétuviers, tapisserie, art contemporanéisé, sciences Po’ et ces 3 mètres sur 3 mètres  8 ans de travail », pédaler dans l’obscurité avec l’espoir de Pénélope dans un coin de sa petite tête. « Maman est morte », c’est la faute à personne et « je ne sais pas pourquoi. Il faut récupérer. Récupérer le mobilier. Tout noter ». Mais il n’y a plus personne pour nous entendre.

Un livre qui nous bouscule et immerge au plus profond de nos propres voix intérieures. MCDem, signe là un recueil d’une beauté intemporelle et nous projette vers une extase obscurité lumineuse.

Notes de lecture par Gérard Paris

Tatiana Daniliyants Blanc

-38p- Édition Alidades, 2015.

« Quelqu’un nous aime, qui vit au-dessus de la charpente »

Entre le blanc qui ensorcelle, qui transperce et la lumière véhiculée dans la mémoire par les pigeons, Tatiana Daniliyants décline le temps (le temps lisse sa toile, le temps coagule, dompter le temps) et déclenche une chaîne de métamorphoses (les mots.le jour.la mort ; le chemin.la pierre.la chair ; le sable.la vague.le feu) Le poète nous guide au travers de la toile d’araignée des rapports humains (et des mots) dans un voyage entre l’infime (le carillon, les mottes gelées, le pain ) et l’intime ( l’amour, le moi, la mort). Mais pour Tatiana Daniliyants, il faut, au travers de la substance musicale du temps, se laisser envahir par la lumière, le silence, la beauté :

« ne rien vouloir / Simplement évoquer »

Dans ce recueil traduit du russe (et postfacé) par Irène Imart, nous sommes placés constamment en lisière (frontières des saisons, frontière du moi, de l’amour…) dans l’étoffe blanche des désirs :

« L’arc-en-ciel se déploie / Là où se brisent les cœurs / Faits de verre »

Notes de lecture par Gérard Paris

France Burghelle Rey Le Chant de l’enfance

-58p- Édition Du Cygne, 2015. « Je voyage dans un Temps / Qui ne m’appartient plus »

Pour France Burghelle Rey il s’agit de mettre en concordance (ou au diapason) la houle du temps avec le chant issu de la mémoire et de l’enfance. D’entrée le poète nous fixe un cadre la Bourgogne (un petit village près d’Avallon) avec autour tout ce qui peut rappeler l’enfance (ce navire d’innocence) : les lieux magiques (Combourg, Vallademosa), la proximité des peintres (Mondrian, Turner, Chagall) et des musiciens (Mozart). Plonger dans les limbes de l’enfance, c’est s’efforcer de retrouver le jumeau perdu (la fillette) :

«  ô ma mémoire ma renaissance
Laudes de ma vie meurtrie laudes de l’avenir
J’écris guéri sous la dictée d’un ange »

Tout en bridant un lyrisme contenu, le poète renaît par des éclats de mots, de feux, de voix et alors ressurgissent les odeurs de terre mouillée ou de roses trémières, le rappel des cahiers d’écolier et de robes de fillettes, les cris des rémouleurs et des marchands de peaux de lapins. Mais le passé s’effrite face à un présent, à un chant hanté par l’avenir. En dernier recours vont nous rester les mots (comme des astres ou des galets) et la neige, cette patrie neutre. France Burghelle Rey part à la recherche d’un autre pays (nimbé de lumière, ourlé de silence et de rêve), avec une autre langue au souffle immense.

Notes de lecture par Jean-Jacques Guéant

Yvon Le Men La langue fraternelle

185 pages – éditions Diabase 2013

Sous la forme d’un entretien voici le chemin « en poésie » du poète breton, né en 1953, et retracé dans ce livre avec simplicité, efficacité. Simplicité car lorsqu’on est le fils d’un cantonnier et d’une couturière, dans un hameau de cinq maisons, sans télévision, que l’on va à l’école à pied cinq kilomètres aller-retour – on vit réellement et tout simplement à l’écart du monde… La pauvreté, la sienne et celle de ses voisins, il connaît : Je ne me sentais pas pauvre… tout est relatif et les riches dans le fond m’étaient indifférents ; ils me le sont toujours.
Un monde clos sauvé par des parents aimants et l’école qui libère. Mais la mort du père qui survient constitue un tremblement de terre pour l’enfant de 12 ans. Beaucoup plus tard il se donnera des « pères », des maîtres, et pas n’importe lesquels : Guillevic, Xavier Grall, Jean Malrieu…
Après cinq années d’horrible internat, il fait la rencontre de la poésie avec les chansons de Léo Ferré. Il écoute, il reçoit, il s’imprègne. Et à dix-huit ans cherche son chemin à la fac, histoire-géo, et tout à coup coupe tous les ponts, cesse d’être pion pour vivre libre Pas de salaire, pas d’études, la poésie seulement.
C’est que peu de temps auparavant il a reçu un vrai coup de foudre. Il choisit de vivre en poésie après avoir été sur scène dire ses poèmes devant 300 ouvriers en grève, passant après Gilles Servat : un géant à la voix comme une rivière, la mienne était un ruisseau, j’ai dit cinq poèmes…
Dire mes poèmes et sentir l’écoute des hommes et des femmes m’a sauvé.
Libre donc, peu de sous, des camarades, une coopérative pour produire des disques, petits cachets, partage des bénéfices j’ai eu un peu le vertige avoue-t-il, mais la peur donne des ailes.

Le poète prend alors lentement son envol. Vivre quotidiennement en poésie est une rude expérience. Entre livres publiés et spectacles il lui faut durer, trouver des maisons à habiter et ne pas y avoir froid. Il lit sans cesse, se nourrit de poèmes. La voix lui ouvre le chemin de la poésie, il écoute avec ferveur Nazim Hikmet, ses poèmes lus par une amie, ou ceux de St Jean de La croix lus en espagnol.
Il va peu à peu tracer son chemin, parcourant avec ses récitals tous les villages de Bretagne, jusqu’à la véritable reconnaissance de son talent. Puis à la demande de Michel Le Bris il entre dans l’équipe des « Étonnants voyageurs » à St Malo, pour infiltrer la poésie au festival comme on infiltre un agent secret dans un pays étranger !
C’est à ce festival que je l’ai rencontré, que j’ai souvent apprécié son inlassable activité de passeur de poètes du monde entier, envers et contre tout, des grands et des moins grands comme il dit(1).
Tout au long de l’entretien de La langue fraternelle on est en compagnie du poète, vite complice de ses confidences, de ses aveux. Au fil des pages il nous livre ses convictions, parlant d’amour par exemple :

Une seule question importe, celle de l’amour. Amitié incluse.
Tu aimes une femme, un homme, un animal, un paysage,
le métier que tu fais. Aimer c’est le verbe des verbes.

Ou bien à propos de l’écriture et de la scène, de l’homme de scène qu’il est devenu, avouant qu’il a mis du temps pour apprendre que :

Ce qui est écrit, n’est pas ce qui est dit, les deux n’obéissent pas aux mêmes lois. Le secret c’est de pouvoir dire un texte qui tient à la fois à l’oral, c’est-à-dire dans l’oreille de celui qui t’écoute, dans sa mémoire immédiate, et à l’écrit, dans sa mémoire longue.

Il dévoile peu à peu la carte de ses rêves depuis que son père lui a dit avant de mourir : « Si tu as un rêve, suis le ». Ainsi les rêves sont pour lui des portes battantes. Vers quel monde ouvrent-elles ? Je ne sais pas. Il y a ce grand mystère de l’autre qui meurt et que tu continues à aimer…
Mais il y a le pouvoir de la poésie : La poésie du passé est présente. Tu réveilles un poème du passé en le lisant, en le disant. « – Quand a-t-il été écrit ? – Il y a quatre mille ans. – Ce n’est pas possible ! – Si. » Le problème du temps y est résolu, un instant, c’est « l’éternité retrouvée ».
Il révèle ses fréquentations poétiques, les nomme simplement puisqu’il s’est nourri à leur source, et n’hésite pas à désigner sa famille de cœur. Celle, loin des avant-gardes, qui dit quelque chose du monde malgré sa fureur, tente de retrouver une harmonie perdue, une mélodie ?

Le dernier des pauvres, celui qui est vaincu, celui dont le quotidien est à la dérive, a besoin de mélodie. Sa vie est tellement désaccordée…

Pour lui la poésie n’est pas que le travail sur la langue. Les recherches formelles de la poésie contemporaine lui font penser au laboratoire du CERN, comme si des poètes chercheurs y travaillant feraient exploser trois mots les uns contre les autres, un verbe contre un adjectif, pour voir ce que ça donne, pour créer des feux d’artifice…
Il questionne : comment écrire un poème après Baudelaire, Rimbaud, Verlaine ? Et pourquoi écrire de la poésie ?

Tu n’écris pas de la poésie pour gagner de l’argent, on le sait.
Donc si tu écris, c’est que c’est nécessaire, c’est ce qui te vérifie…

Se vérifier, être aux aguets, ne jamais désarmer, pour ne pas être sur la terre comme un bouchon sur l’eau…
Avec La langue fraternelle Y. Le Men nous donne une sacrée poignée de main, fraternelle, lui qui a lu des milliers de poèmes de toutes sortes où sont invités les vagabonds et les rois… lui qui affirme que nous ne marchons jamais que sur les pas des autres, qui a su faire cohabiter Mahmoud Darwhich et Claude Vigée dans son Tour du Monde en 80 poèmes – Flammarion 2009 – une magnifique anthologie pour rassembler des frères étranges en poésie. Le monde est si complexe qu’il ne peut pas s’étirer de Brest à Vladivostok sans limites. Il faut des sésames, des codes secrets, des passages, des sas pour traverser, pour assimiler sa différence, pour accéder à l’autre qui parfois est très loin. Même près.
Y. Le Men tente dans les dernières pages de se rassembler. Je fais le pari du poème, d’une langue, d’une parole par rapport à un discours écrit-il.
Et ajoute :

Un poème ne peut pas mentir, un poète peut mentir, pas un poème.

J.J.G.

(1)Debout devant le dernier festival de St Malo Y. Le Men a clamé son écœurement d’avoir été radié du régime des intermittents alors qu’il vit de ses écrits et spectacles depuis 40 ans, que Pôle-emploi lui réclame 30.000 euros de trop perçu ! Le poète a contre attaqué, saisi le tribunal de St Brieux, et publié un recueil au titre vengeur : En fin de droits, soutenu par une pétition et le collectif findedroitdequeldroit.fr.

Notes de lecture par Colette Millet

Jean Bensimon Corbelle

Éditions Ovadia 16 €

Il est l’auteur de 14 recueils de poésie et de nouvelles.

Lu avec entrain l’été dernier, ce beau roman hivernal paru en 2014 s’est révélé pleinement à ma relecture cet hiver dans la lenteur de cette saison. André, un jeune parisien s’installant en province pour y travailler, enquête sur les raisons de sa rupture avec Estelle et s’essaie à l’étude du langage des corbeaux nombreux dans cette région. Le talent de Jean Bensimon pour mettre en scène et en mots l’étrangeté de cette expérience, semble être celui de se laisser guider par les perceptions de son anti-héros évoquant ainsi Estelle, telle une apparition : « Soudain, le ciel s’ouvre de part en part avec un crissement d’étoffe qui se fend. A travers la déchirure jaillit une lumière dorée qui ruisselle et inonde tout, au point de me faire cligner des yeux. Apparaît la silhouette d’une jeune femme étendue, les bras au-dessus de la tête dans le prolongement du corps. Elle flotte, aérienne, harmonieusement proportionnée. Quand l’écharpe de brume qui voile en partie son visage se dissipe, je n’ai plus aucun doute, c’est elle : les ondes qu’elle émet se répandent dans mon crâne. Elle est la lumière. »
Commence pour André une traversée du temps en noir et blanc, le cœur partagé entre l’effroi du cauchemar de ses nuits et celui des paysages de neige d’un hiver rigoureux. « L’hiver me fixe de ses prunelles glacées. »
Le roman joue d’un contraste permanent entre sombres ruminations et évocation de souvenirs heureux. Pour dénouer les évènements de son histoire, André procède par étapes comme on progresse dans un chemin épaissi de poudreuse, difficilement, « l’immense océan blanc » isolant le narrateur malgré ses conversations avec les habitants. C’est qu’André veut « traverser les apparences. Accéder à l’invisible – la vérité, ou plutôt ma vérité. Je songe au corbeau de la mythologie irlandaise symbolisant l’homme qui entreprend de vivre sur le plan spirituel. » D’où sa recherche sur le langage des grands corbeaux, métaphore d’une quête intérieure qui le menace peu à peu dans son intégrité : « Irais-je jusqu’à me défaire, morceau après morceau – me désagréger ? ».
Suivre le parcours d’André nous réserve la possibilité d’une sorte de passage poétique du vide trop blanc de l’absence amoureuse au plein noir corbeau.

Colette Millet

Notes de lecture par Gérard Paris

Alexandre Pouchkine, Le cavalier de bronze

Édition Alidades

D’un effroi intérieur / Ni bête, ni être humain / Ni vivant de ce monde
Ni fantôme d’au-delà

Postfacé par Emmanuel Malherbet, ce recueil s’inscrit dans la petite bibliothèque russe des éditions Alidades. Basé sur un fait divers authenti-que (le compte-rendu d’inondations), ce récit se situe entre rêve et réalité entre songerie et cauchemar. Evguéni, jeune fonctionnaire, vit au bord de la Néva à proximité de la Suède et de la Finlande. Oscillant du récit épique au récit légendaire, passant volontiers du personnel à l’impersonnel (LUI),ce récit s’apparente à un conte et est rythmé par une anaphore : Lui, sur son coursier de bronze submergé par les inondations, Evguéni perd sa fiancée et devient fou ou plutôt halluciné. Mais ce récit rapidement dépasse le réel et emprunte les lisières du fantastique :
Ou notre vie entière n’est-elle donc rien Que songe creux ?
Impuissant, face à la puissance légendaire du coursier de bronze incarnant le mal, Evguéni va périr noyé. La question reste posée : que peut faire l’humain face à la vengeance des Dieux et face à son Destin ?

Notes de lecture par Gérard Paris

Vincent Calvet, Continuum amoureux

Éditions Raphael de Surtis

Son regard / Révélant / Le texte-océan / Les grèves voilées de brume
Les îles / Dimensions multiples de l’espace irrévêlé

Co-directeur de la revue « Mange-Monde »,Vincent Calvet nous propose un recueil divisé en trois parties : La femme-océan, Blasons, Continuum amoureux et qui s’appuie sur des citations de grands aînés (Guillevic, Breton, Michaux).Si par certains aspects et dans certains passages le poème s’apparente à une litanie, à une oraison, on peut noter une démarche complexe : d’une part la relation entre l’amant et l’aimée basée sur la sensualité, sur l’intimité ; d’autre part le lien indéfectible entre la complexité du monde et l’état amoureux avec comme seul recours l’écriture pour se désenchevêtrer de l’amour. Mais ce recueil où les « blasons » célèbrent chaque partie intime du corps, est aussi un hymne à la beauté du monde autant qu’à la beauté féminine : la mer et le ciel prennent une place essentielle et constituent des métaphores et des comparaisons avec le corps de l’aimée :

Le corps est un monde / L’univers y est contenu / La beauté s’y révèle et tremble / Elle est une grande forêt

Dans ce recueil où fleurissent les poèmes amoureux, Vincent Calvet maintient un certain rythme, une certaine tension, qui trahit la transe amoureuse autant que l’état contemplatif ; un beau recueil qui révèle de belles gemmes d’amour.

Notes de lecture par Gérard Paris

Vincent Calvet, Sigila n°28, Gris-France

21 rue Saint-Médard 75005 Paris

Dirigée par Florence Lévi, cette revue transdisciplinaire centre sa recherche sur le secret s’appuyant sur des collaborateurs français et portugais. Parmi toutes ces architectures secrètes, Bernard Sesé explore le château intérieur de Thérèse d’Avila : « L’architecture de l’âme dit du « palais de l’oraison » qu’il se construit « sans travail de l’art ». Pour Bernard Sesé le château de l’âme est une superbe représentation imaginaire de ce qui est au-delà du langage. Bernard Sesé évalue le beau travail de Thérèse d’Avila avec son architec-ture symbolique, faisant le lien entre le réel et l’espace spirituel. Philippe Porret, lui, approfondit le travail d’Antonio Gaudi avec la « Sagrada Familia » :

C’est une émanation, une création entre l’esprit de la Méditerranée et le souffle du peuple. Leur synergie est cette esthétique, son architecture secrète, cette combinaison de lumière et de naïveté engagée.

Florence Evrard et Isabelle Gazard plongent dans les perspectives données par la peinture de Viera da Silva. Plusieurs images illustrent l’article sur André Bruyère. Comme des échos à ces explorations des architectures secrètes résonnent les poèmes mêlant Marceline Desbordes Valmore, Gérard de Nerval avec Mario Quintana et Carlos Drummond Andrade. Abordant des domaines aussi variés que l’architecture, l’inconscient, la peinture, cette revue touche aussi bien la philosophie et la poésie.

Notes de lecture par Jean Bensimon

Jacques Lucchesi, La fabrique de la féminité et autres essais

Éditions Edilivre 2013. 14 euros

Auteur d’une trentaine de recueils de poésie et de nouvelles, ainsi que d’essais notamment sur Orwell, Jacques Lucchesi nous propose cette fois quatre textes passionnants. Le premier porte le titre ─ percutant et allant à l’essentiel ─ du recueil. Sans méconnaître la part innée de la féminité, l’auteur analyse sa genèse et les mythes qui l’imprègnent. Il s’agit bien d’une construction, de même que pour la virilité. L’approche pluridisciplinaire, surtout psychologie, sociologie, histoire et économie, fait le point des recherches récentes sans jargon ni abstraction avec une langue élégante. L’essayiste analyse finement la métamorphose des rôles masculin et féminin, la puissance érotique des vêtements féminins et leurs répercussions économiques ─ le passage sur le rouge à lèvres m’a paru savoureux et drôle. Finalement, malgré les bouleversements de notre époque, nous constatons avec l’auteur la permanence de la notion de féminité.
Le sujet du deuxième texte nous interpelle autant : qui n’a pas un jour éprouvé la honte ? L’analyse philosophique, qui fait dialoguer Descartes avec Spinoza, Aristote avec Sartre, nous permet d’approfondir la question. La honte est mise en relation avec la pudeur, la culpabilité autant qu’avec le regard du groupe. Là aussi, le lecteur avance dans la compréhension d’un sentiment, de sa genèse.
Les deux derniers essais, sur la prostitution et le tourisme, ne sont pas moins stimulants pour la réflexion. Personnellement je suis sorti de la lecture de ce livre avec le sentiment de mieux me connaître et l’envie de lire ou relire d’autres ouvrages qui y sont évoqués.

Notes de lecture par Gérard Paris

Romain Verger, Grande Ourse

Editions Quidam

Venu d’un ailleurs paléolithique, Arcas, seul survivant de son clan , isolé parmi les glaces, se nourrit rapidement en suçant le bois et la pierre. Alors commence une errance blanche qui le conduira à la découverte des cadavres des membres de son clan puis à la fornication avec l’Ourse. Arcas traverse, au-delà de ce coït, le temps gelé.
Comme en écho, le récit de Mâchefer, employé à la Galerie d’anatomie du Jardin des Plantes : il garde le corps fossile ; il partage un pavillon avec une vieille folle Ana et a des relations amorales avec Mia qui accouche d’un garçon et l’abandonne là (et Mâchefer n’en est pas le père). Mâchefer, de par son alimentation très faible, finit par s’identifier aux fossiles qu’il garde.
Arcas et Mâchefer n’ont-ils pas en commun d’avoir conservé la mémoire des peurs ancestrales ?
Le poème de la création circulait en lui, en un flux continu de noms tirés par un puissant chariot. Et à chaque nom proféré, à chaque signe de la main, c’était un être qui brisait son armature de fer.

Notes de lecture par Gérard Paris

Pierre Garnier, Adolescence

Éditions des Vanneaux, 64 rue de la vallée de Crème, 60480 Montreuil-sur-Breche

Comme André Hardellet (rappelons-nous Lourdes, lentes), Pierre Garnier est un amoureux de la femme dont il décrit l’anatomie intime avec beaucoup de pertinence.
Rattaché à la mer (et ses mouvements de houle) mais aussi à la terre (où l’on s’enfonce) les sexe de la femme tantôt coquillage, tantôt étoile de la Nativité, tantôt icône rouge, est examiné à la loupe et célébré comme le seul lieu de l’origine : origine du plaisir sexuel et de l’enfantement. Si Pierre Garnier évoque à la fois Madame de Pompadour ou Phèdre en gage de féminité, il y ajoute aussi un élément de sacré, la Vierge Marie.
Voyant et voyeur, Pierre Garnier marie tendresse et érotisme ; et en dernier lieu, il réussit à unir sexe et poème :
Alors tu ouvres les jambes
laisses mes doigts te pénétrer
te caresser profondément là
où commence le poème

Notes de lecture par Gérard Paris

Paul Sanda, Tribute to Patricia Barber

Editions Trident Neuf, 17 rue Saint Bernard, 31000 Toulouse

Patricia Barber cède de la beauté à la pénombre, la pénombre à l’acuité.
Ecrit en français et en anglais, illustré par des gouaches de Claude Bellegarde, ce recueil de Paul Sanda est postfacé par Marc Petit. Paul Sanda, dans ce texte parfois assez énigmatique, fonctionne par trilogies : d’abord la distance, la lumière (ou la pénombre), les objets (et leur densité) puis la chair, la note et le mot.
S’appuyant sur les sonorités de Miles, Parker, et surtout Thélionus Monk, Paul Sanda dresse l’éloge de l’univers musical et sensuel de Patricia Barber : Patricia Barber est à deux pas du désir, de l’écume, du savoir qui se décide.
Si la lumière disloque, diffracte la distance, la perception de la pénombre plonge dans la dérive, dans la volupté : Je caresse le point profond où meurent les notes, les chairs, les liquides dirigés vers l’épaisseur de l’objet. Je sais que je ne rêve pas la mort, ni la note.
Mais au-delà des perceptions de distance, de lumière, l’important n’est-il pas ce qui vient de soi, le fragmentaire, l’improvisé ?
Entre prière et chant, Paul Sanda nous emmène en lisière de la beauté, en proximité de Patricia Barber.

Notes de lecture par Gérard Paris

Jacques Ancet, La ligne de crête

Tertium éditions, Quercypôle, 46100 Cambes près Figeac

D’abord ce sont les perpétuelles métamorphoses de la montagne : front bombé, fissures, fractures de la pierre, houle obscure des forêts. S’appuyant sur les deux points d’aimantations constitués par Cézanne (et la montagne Sainte Victoire) et, en filigrane, par Daumal (et le Mont Analogue), Jacques Ancet entreprend son voyage face à la montagne, symbole de désir : Qu’est-ce qu’un paysage sinon cet échange. Cette pénétration du dedans par le dehors et l’inverse.
Déchiré entre la quête d’un sens évanescent et la fusion de l’homme avec la montagne, Jacques Ancet varie les perspectives dans l’espace et le temps et expérimente au fil des pages (au fil des pierres) la dépossession de l’espace, du temps et de soi-même : le lieu ne serait-il le lieu que par cet accent improbable qui en est le centre mouvant, insaisissable.