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Notes de lecture par Jean-Jacques Guéant

Yvon Le Men La langue fraternelle

185 pages – éditions Diabase 2013

Sous la forme d’un entretien voici le chemin « en poésie » du poète breton, né en 1953, et retracé dans ce livre avec simplicité, efficacité. Simplicité car lorsqu’on est le fils d’un cantonnier et d’une couturière, dans un hameau de cinq maisons, sans télévision, que l’on va à l’école à pied cinq kilomètres aller-retour – on vit réellement et tout simplement à l’écart du monde… La pauvreté, la sienne et celle de ses voisins, il connaît : Je ne me sentais pas pauvre… tout est relatif et les riches dans le fond m’étaient indifférents ; ils me le sont toujours.
Un monde clos sauvé par des parents aimants et l’école qui libère. Mais la mort du père qui survient constitue un tremblement de terre pour l’enfant de 12 ans. Beaucoup plus tard il se donnera des « pères », des maîtres, et pas n’importe lesquels : Guillevic, Xavier Grall, Jean Malrieu…
Après cinq années d’horrible internat, il fait la rencontre de la poésie avec les chansons de Léo Ferré. Il écoute, il reçoit, il s’imprègne. Et à dix-huit ans cherche son chemin à la fac, histoire-géo, et tout à coup coupe tous les ponts, cesse d’être pion pour vivre libre Pas de salaire, pas d’études, la poésie seulement.
C’est que peu de temps auparavant il a reçu un vrai coup de foudre. Il choisit de vivre en poésie après avoir été sur scène dire ses poèmes devant 300 ouvriers en grève, passant après Gilles Servat : un géant à la voix comme une rivière, la mienne était un ruisseau, j’ai dit cinq poèmes…
Dire mes poèmes et sentir l’écoute des hommes et des femmes m’a sauvé.
Libre donc, peu de sous, des camarades, une coopérative pour produire des disques, petits cachets, partage des bénéfices j’ai eu un peu le vertige avoue-t-il, mais la peur donne des ailes.

Le poète prend alors lentement son envol. Vivre quotidiennement en poésie est une rude expérience. Entre livres publiés et spectacles il lui faut durer, trouver des maisons à habiter et ne pas y avoir froid. Il lit sans cesse, se nourrit de poèmes. La voix lui ouvre le chemin de la poésie, il écoute avec ferveur Nazim Hikmet, ses poèmes lus par une amie, ou ceux de St Jean de La croix lus en espagnol.
Il va peu à peu tracer son chemin, parcourant avec ses récitals tous les villages de Bretagne, jusqu’à la véritable reconnaissance de son talent. Puis à la demande de Michel Le Bris il entre dans l’équipe des « Étonnants voyageurs » à St Malo, pour infiltrer la poésie au festival comme on infiltre un agent secret dans un pays étranger !
C’est à ce festival que je l’ai rencontré, que j’ai souvent apprécié son inlassable activité de passeur de poètes du monde entier, envers et contre tout, des grands et des moins grands comme il dit(1).
Tout au long de l’entretien de La langue fraternelle on est en compagnie du poète, vite complice de ses confidences, de ses aveux. Au fil des pages il nous livre ses convictions, parlant d’amour par exemple :

Une seule question importe, celle de l’amour. Amitié incluse.
Tu aimes une femme, un homme, un animal, un paysage,
le métier que tu fais. Aimer c’est le verbe des verbes.

Ou bien à propos de l’écriture et de la scène, de l’homme de scène qu’il est devenu, avouant qu’il a mis du temps pour apprendre que :

Ce qui est écrit, n’est pas ce qui est dit, les deux n’obéissent pas aux mêmes lois. Le secret c’est de pouvoir dire un texte qui tient à la fois à l’oral, c’est-à-dire dans l’oreille de celui qui t’écoute, dans sa mémoire immédiate, et à l’écrit, dans sa mémoire longue.

Il dévoile peu à peu la carte de ses rêves depuis que son père lui a dit avant de mourir : « Si tu as un rêve, suis le ». Ainsi les rêves sont pour lui des portes battantes. Vers quel monde ouvrent-elles ? Je ne sais pas. Il y a ce grand mystère de l’autre qui meurt et que tu continues à aimer…
Mais il y a le pouvoir de la poésie : La poésie du passé est présente. Tu réveilles un poème du passé en le lisant, en le disant. « – Quand a-t-il été écrit ? – Il y a quatre mille ans. – Ce n’est pas possible ! – Si. » Le problème du temps y est résolu, un instant, c’est « l’éternité retrouvée ».
Il révèle ses fréquentations poétiques, les nomme simplement puisqu’il s’est nourri à leur source, et n’hésite pas à désigner sa famille de cœur. Celle, loin des avant-gardes, qui dit quelque chose du monde malgré sa fureur, tente de retrouver une harmonie perdue, une mélodie ?

Le dernier des pauvres, celui qui est vaincu, celui dont le quotidien est à la dérive, a besoin de mélodie. Sa vie est tellement désaccordée…

Pour lui la poésie n’est pas que le travail sur la langue. Les recherches formelles de la poésie contemporaine lui font penser au laboratoire du CERN, comme si des poètes chercheurs y travaillant feraient exploser trois mots les uns contre les autres, un verbe contre un adjectif, pour voir ce que ça donne, pour créer des feux d’artifice…
Il questionne : comment écrire un poème après Baudelaire, Rimbaud, Verlaine ? Et pourquoi écrire de la poésie ?

Tu n’écris pas de la poésie pour gagner de l’argent, on le sait.
Donc si tu écris, c’est que c’est nécessaire, c’est ce qui te vérifie…

Se vérifier, être aux aguets, ne jamais désarmer, pour ne pas être sur la terre comme un bouchon sur l’eau…
Avec La langue fraternelle Y. Le Men nous donne une sacrée poignée de main, fraternelle, lui qui a lu des milliers de poèmes de toutes sortes où sont invités les vagabonds et les rois… lui qui affirme que nous ne marchons jamais que sur les pas des autres, qui a su faire cohabiter Mahmoud Darwhich et Claude Vigée dans son Tour du Monde en 80 poèmes – Flammarion 2009 – une magnifique anthologie pour rassembler des frères étranges en poésie. Le monde est si complexe qu’il ne peut pas s’étirer de Brest à Vladivostok sans limites. Il faut des sésames, des codes secrets, des passages, des sas pour traverser, pour assimiler sa différence, pour accéder à l’autre qui parfois est très loin. Même près.
Y. Le Men tente dans les dernières pages de se rassembler. Je fais le pari du poème, d’une langue, d’une parole par rapport à un discours écrit-il.
Et ajoute :

Un poème ne peut pas mentir, un poète peut mentir, pas un poème.

J.J.G.

(1)Debout devant le dernier festival de St Malo Y. Le Men a clamé son écœurement d’avoir été radié du régime des intermittents alors qu’il vit de ses écrits et spectacles depuis 40 ans, que Pôle-emploi lui réclame 30.000 euros de trop perçu ! Le poète a contre attaqué, saisi le tribunal de St Brieux, et publié un recueil au titre vengeur : En fin de droits, soutenu par une pétition et le collectif findedroitdequeldroit.fr.