Marie-Paule Renaud fidèle collaboratrice de La Grappe, familière de l’œuvre de Katherine Mansfield.
Katherine Mansfield et l’errance de l’artiste
« Départ », comme mélange inextricable de rêve et de nécessité, la vie de Katherine Mansfield en offre un exemple dramatique. Il y eut dans sa vie deux départs sans retour : de Wellington à Londres en 1908 et de Londres à Fontainebleau en 1922. Entre ces deux dates, un nombre infini de départs et de retours, de recherches du bien-être (jolies maisons, confort), de fuites (des créanciers, des amis, de l’hiver londonien) et de défaites (la maladie, l’aventure avec Carco, la guerre, la solitude).
« Nous nous installâmes à Runcton-Cottage en août 1912 et dès le début de novembre, nous en étions expulsés » écrit Middleton Murry dans Katherine Mansfield et moi. Parce que sa revue Rhythm est en faillite, et qu’il doit écrire, tel Balzac, avec les créanciers à ses trousses, Middleton Murry ne sait pas encore qu’il entraîne Katherine dans une longue errance.
Critique au Supplément littéraire du Times, il se fait correspondant à Paris en décembre 1912 et y entraîne Mansfield : « Donc, au début de décembre, nous arrivions à Paris ; trois mois après nous étions de retour, sans un sou et sans nos meubles, qu’il fallut vendre, ô ironie, pour moins d e dix livres, alors que nous en avions déboursé vingt-cinq pour leur transport ». Malgré l’aide de Francis Carco qui écoulera les meubles auprès des tenancières de maison close, l’épreuve fut assez rude. K. Mansfield raconta : « Jack, dans un moment de désespoir, a vendu même le lit […] Je suis lasse de cette atmosphère dégoûtante, de manger des œufs durs avec mes doigts et de boire du lait à même la bouteille… ». Retour à Londres en mars 1912.
Un grand départ solitaire, secrètement médité, ce sera le 15 février 1915 où Mansfield rejoint Francis Carco à Gray, près du front. Elle revient à Londres trois mois plus tard : « Elle avait l’air drôle, Ses cheveux étaient coupés court, écrit Middleton Murry, elle se tenait sur la défensive et je la sentais hostile […] Je sentais qu’elle avait été amèrement déçue, je la plaignais et brûlais du désir de la consoler. Mais je ne savais comment m’y prendre […] Nous étions gênés et malheureux, et Rose-Tree-Cottage où nous rentrâmes nous parut sombre comme une prison ».
En novembre 1915, ce sera le grand voyage dans le Midi de la France : « On nous avait parlé de Cassis comme d’un endroit admirable […] mais le jour de notre arrivée, le quai de la gare disparaissait sous un nuage de poussière. Le mistral faisait rage. L’omnibus vacillait dans un tintamarre affreux, et nous grelottions à la pensée que nous avions retenu une chambre avec quatre fenêtres et presque pas de mur. Nous restâmes à contempler tristement les platanes à travers les rideaux de nos fenêtres en nous demandant pourquoi nous étions là ».
Installée ensuite à Bandol, Katherine rentrera en Angleterre en avril 1916, accompagnée de Murry : « La perspective de quitter Bandol et la villa Pauline l’attristait profondément, dit-il. Quand la petite grille de fer se referma définitivement sur nous, elle était en larmes. Tout le temps de notre voyage, jusqu’à notre arrivée en Cornouailles, elle devint de plus en plus taciturne. Le ciel bleu lui paraissait métallique, la mer grise et le cri des mouettes désespéré ».
En janvier 1918, Katherine repart à Bandol pour se soigner et écrire, heureuse à la perspective de ce séjour mais : « Hier j’ai reçu la première lettre de Katherine écrite de Bandol, et aujourd’hui la seconde. Elle me demande de lui écrire chaque jour. Elle se sent tellement malade ! Oh, pourquoi est-elle partie si loin ? », se lamente Murry et se lamentera-t-il toutes les années suivantes où il tentera de ne pas voir la progression de la maladie. Il a bien décrit le moteur psychologique de ces départs successifs : Mansfield, isolée à l’hôtel, écrit ses nouvelles dans une sorte d’état second, d’extase, de concentration extrême dont elle sort comme effrayée par la réalité, par l’approche de la mort : « Et aussitôt, prise de terreur, elle se tournait vers moi, convenant déjà du télégramme que je devais lui envoyer pour obtenir des autorités la permission de rentrer ».
Elle a exprimé ce sentiment dans son Journal (29 février 1920) : « Il y a des moments où Dickens est possédé par cette puissance d’écrire : il est emporté par elle. Cela, c’est le parfait bonheur. Les écrivains d’aujourd’hui ne le partagent certes pas. La mort de Cheedle : l’aube qui tombe sur la lisière de la nuit. On se rend compte exactement de l’état d’âme de l’auteur, on voit comment il a écrit en quelque sorte pour lui-même, mais sans vouloir ce qu’il faisait. Il était cette aube qui tombe, il était ce médecin ».
Le dernier médecin que Mansfield croit trouver, l’anti-écrivain par excellence, sera Gurdjieff à Fontainebleau. Elle note dans son Journal le 14 octobre 1922 à Paris, trois mois avant sa mort :
« Je pars pour Fontainebleau lundi et je serai de retour ici mardi soir ou mercredi matin. Tout est bien ».(1)
(1) J. Middleton Murry, Katherine Mansfield et moi, trad. Nicole Bordeaux et Maurice Lacoste, Nouvelles Éditions latines, 1946 ; Katherine Mansfield, Journal, trad. Marthe Duproix, Gallimard Folio, 1973.