Dominique Desgouges

Dominique Desgouges auteur de romans policiers et d’aventures rejoint La Grappe avec ses textes courts.


BAYON

– Je vais partir…
Le silence se fit autour de la table. Tous les regards se tournèrent vers Lucien. Se fixèrent sur lui. Pendant de longues secondes, on n’entendit que le battement de l’horloge égrener ce qu’il restait à chacun de vie, peu ou beaucoup. Et puis, le silence se déchiqueta en un brouhaha gêné, des sourires apparurent, des rires se mêlèrent à la confusion des sons.
– Partir ? Mais pour aller où ? demanda Gaby
– Tu n’es jamais parti d’ici, papa. Tu n’as jamais voulu quitter ta tanière. Maman…
Maman, on venait de la porter en terre. Après les funérailles, on buvait le coup dans la cuisine, on croquait des gâteaux que Gaby et sa sœur Éliane avaient confectionnés la veille au soir, pendant la veillée, on entourait le vieux Lucien. Il y avait là des cousins, des voisins, des amis des enfants, des gens venus du bourg ou de plus loin.
Lucien posa ses mains l’une sur l’autre devant le verre de goutte qu’il n’avait pas touché. De vieilles, vieilles mains, usées, cabossées.
– Tu n’es même jamais allé à Paris. Le jour de votre voyage de noces, les trains étaient en grève…
C’était vrai. Ils étaient rentrés à la ferme, Amélie terriblement déçue, lui, Lucien, comme soulagé. Il avait promis qu’ils iraient plus tard, voir la tour Eiffel. Ils n’y étaient jamais allés. Ils n’iraient jamais. Il venait de jeter des pétales de roses sur la boîte en bois brillant où dormait Amélie.
– Et où veux-tu aller ?
– À Angkor.
Ses deux filles échangèrent un regard sidéré.
– Angkor ? Tu sais où c’est ?
– Au Cambodge.
Pas de doute, le décès de Maman lui avait chamboulé l’esprit. Il ne pourrait plus rester seul. Il faudrait le placer. Pas de précipitation. Après tout, il était secoué, c’était normal. Cinquante-neuf années passées l’un près de l’autre. Vingt et un mille six cent trente-huit jours. Jamais séparés. Ou si peu. Les choses allaient petit à petit trouver leur place. Se créeraient de nouvelles habitudes. On s’habitue à tout. Même à l’absence. Tu jettes une pierre à l’eau, les ronds s’estompent et la surface redevient lisse.
– Ce serait mieux Malibu, non ? fit, hilare, Jean, ce gendre que Lucien avait toujours trouvé stupide.
– Pourquoi Angkor ?
Une ombre dans les prunelles du vieil homme.
Elle avait choisi le calendrier parmi le lot que lui proposait Maurice, le facteur. C’était en… Il ne se souvenait plus. Maurice était mort, à la veille de la retraite. Un infractus… Sur le calendrier des postes, il y avait une photo : un temple bizarre au milieu de la forêt. L’ouvrage ressemblait à un gâteau gris mal démoulé, impropre à la consommation. Angkor Wat. (Ouatt ou Vatt ?) Amélie avait accroché le calendrier au mur de la cuisine et il était resté là longtemps, longtemps. Combien de fois avait-elle dit :
– Ce doit être beau à voir, non ?
Lucien n’avait jamais répondu.
Un jour, il l’avait vu découper une photo dans le magazine auquel elle était abonnée : Bonnes Soirées. Une tête sculptée dans la pierre, éclairée par les rayons du couchant.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Un temple d’Angkor : Bayon. Tu sais, c’est étrange, j’ai l’impression de connaître ce visage…
Elle rêvait d’Angkor, Amélie. Son jardin secret. La tête sculptée du Bayon lui était devenue familière. Elle lui avait raconté l’histoire du Bayon, mais Lucien ne l’avait pas écouté. Ô comme il regrettait… Comme il aurait voulu qu’elle lui raconte, qu’elle soit là, qu’ils soient tous les deux, rien que tous les deux dans cette cuisine…
Le calendrier des postes… Une photo jaunie des filles petites filles qui jouent dans le jardin… celle des petits-enfants, Claire et Olivier, absents aujourd’hui… Le panier du chat Ploum, vide… Le robinet de l’évier goutte… Les tomettes rouges se décolorent, certaines se fissurent… L’énorme frigidaire démarre en geignant… Et l’horloge égrène le temps… Tic-tac…
– Et vous iriez comment, à Angkor, Grand-Père ?

*

Le soleil poudroie, les ombres se découpent. Le soir vient. Les sons se détachent, gagnent en intensité, tandis que la chaleur décroît. Une nuée de Chinois étouffent un guide qui débite l’Histoire d’une voix criarde.
Dans le couchant, le visage prisonnier de la pierre prend une couleur entre or et caramel. Il sourit. Énigmatique. Moqueur. Se moque-t-il des Chinois ? Ceux-ci sont déjà plus loin. Se moque-t-il de Lucien ? Assis sur un bloc gris, le vieil homme le fixe depuis… depuis des heures.
Des centaines de touristes sont passés entre lui et le vieux bonhomme. Maintenant, après les Chinois, il n’y a plus personne.
Personne ?
– Monsieur ?
C’est elle qui s’avance. Elle parle français. Le garçon reste en retrait, benêt en short et tee-shirt I♥ NY. Elle brandit un appareil photo.
– Ça vous ennuierait de nous prendre tous les deux devant…
… la figure de pierre ?
Elle est vive, presque jolie. Elle a l’air fatigué. Une journée entière à courir les temples.
– Vous appuyez là.
Lucien se lève, ses articulations sont douloureuses. Le couple est déjà en place. Derrière la fille et le garçon, l’or fond sur le visage du roi. Le sourire paraît encore plus figé.
Clic.
Sur le quai de la gare, ils ont attendu, attendu. Le train n’est pas venu. Ils sont rentrés à la ferme à pied. La main dans la main. Amélie n’était pas fâchée. Seulement déçue. Lucien était heureux.
– Merci.
Elle tend la main pour reprendre son appareil photo.
– Vous êtes en voyage de noces ?
Elle acquiesce d’un battement de cils.
– Et vous vous appelez peut-être Amélie ?
– Non. Léa. Je m’appelle Léa. Pourquoi ?

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