Jean-Jacques Nuel, auteur de poèmes, aphorismes, nouvelles, récits, se consacre à l’écriture de textes courts et à sa maison d’édition Le Pont du Change
LIGNE 60
La ligne de bus 60, après avoir accompli le tour complet de la ville, revenait à la station de départ qui se confondait avec son terminus. Comme aucun arrêt n’était prévu au long de son trajet, ni pour déposer ni pour prendre des voyageurs, la direction de la compagnie après un an d’exploitation avait jugé plus économique (et plus écologique) de laisser le bus stationné sur son emplacement réservé, moteur arrêté, dans la gare routière. Les passagers montaient dans l’autobus, validaient leurs tickets, les portes se fermaient à l’heure prévue du départ, soixante minutes s’écoulaient sur place (le temps habituel du parcours qui coïncidait avec le tour complet de la grande aiguille d’une montre), puis les portes s’ouvraient, les passagers descendaient tandis que d’autres usagers, attendant à l’arrêt, s’apprêtaient à les remplacer. Depuis ces nouvelles dispositions, le confort s’était beaucoup amélioré, de l’avis unanime des clients qui vantaient un trajet régulier et calme, sans bruit de moteur, sans coup de frein, sans secousse, sans trépidation. Satisfaction partagée par la compagnie : la ligne 60 était la plus rentable et la moins accidentogène de l’ensemble du réseau.
LA PREMIÈRE
Cela fait plus de trois siècles que la pièce de théâtre est en répétition. Les metteurs en scène, les machinistes et les accessoiristes se succèdent ; les comédiens vieillissent, meurent et sont remplacés. Tous les vingt ans, on renouvelle le décor qui ne se trouve plus au goût du jour. Le théâtre de l’Ombre, où se prépare le spectacle, a déménagé plusieurs fois au gré des transformations de la capitale – mais il garde encore le nom de la troupe d’origine, qui obtint ses lettres patentes du roi Louis XIV en 1687.
De ces longues répétitions derrière les portes fermées, seul a filtré le titre de la pièce, L’inconstance et l’Illusion, dont l’auteur, peut-être connu à l’époque classique, n’est pas passé à la postérité. La date de la première, maintes fois annoncée, est sans cesse reportée car, de l’avis unanime de la troupe, il reste encore beaucoup de travail à accomplir avant de donner une représentation qui puisse plaire au roi.