Belle à croquer
Comme les femmes les mots ne cessent de nous surprendre. Ils sont changeants, polysémiques, imprévisibles. C’est le cas du verbe « croquer ». Nous connaissons tous son sens premier alimentaire. Il s’impose à nous sitôt que nous mangeons un aliment qui demande quelques efforts à nos maxillaires. On mâche du pain, mais on croque une noix ou une pomme. A partir de là on peut facilement filer la métaphore et retrouver – qui sait ? – le jardin des délices. Reste que le verbe « croquer » a longtemps été synonyme de « dessiner ». C’est son sens second qui s’impose dans le mot « croquis », toujours usuel. Pour ce qui est de sa forme verbale, c’est aujourd’hui plus délicat. Je vous propose, messieurs, d’en faire l’expérience quand, dans le métro, vous serez assis face à une jolie passagère. Dites-lui alors simplement :
« Mademoiselle, vous êtes belle à croquer. »
« Croquer…Vous voulez donc me manger ? »
« Je voulais dire par là que j’aimerais faire votre portrait. »
« Ah ! Je préfère ça. Si, toutefois, vous ne vous payez pas ma tête… »
Car nous savons tous instinctivement qu’il y a un lien entre la pulsion alimentaire et la pulsion sexuelle. Un conte comme « Le petit chaperon rouge » ne fait que mettre en scène cette double déclinaison de l’oralité. Et quel homme durant l’amour, face aux seins ou aux fesses d’une partenaire bien pourvue par la nature, n’a pas exprimé le désir de la manger ? Pour la plupart d’entre eux, cet aveu voluptueux sera vécu sur le mode du fantasme, la morsure étant endiguée par le baiser. Mais il y a parfois des dérapages, particulièrement chez ceux qui ne sont au fait des subtilités de la langue française. Ce fut le cas, en juin 1981, pour Isséi Sagawa – rebaptisé par la presse « le Japonais cannibale ». Mais c’est son amie hollandaise qui devait, pour son malheur, faire les frais de son rapport difficile à notre lexique. De lui aussi, on peut dire qu’il fut perdu par la traduction.