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Entretien avec Chantal Antier Historienne

Un après-midi d’octobre l’historienne Chantal Antier reçoit notre équipe de rédaction chez elle à Avon. Si nos entretiens cherchent à éveiller le désir de nouvelles lectures par la découverte d’un auteur ou d’un acteur du monde littéraire, cette rencontre nous aura permis de réfléchir sur le sujet de ses dernières recherches : les Femmes dans la Grande Guerre 1914-1918.

Chantal Antier, auteure de "Les Femmes dans la Grande Guerre 1914-1918"
Chantal Antier, auteure de « Les Femmes dans la Grande Guerre 1914-1918 »

La Grappe : Chantal Antier, merci de nous recevoir et d’accepter cet entretien pour les lecteurs de La Grappe.
Quelle a été votre motivation personnelle pour entreprendre cette recherche sur la vie des femmes pendant la première guerre mondiale et sa place dans votre parcours d’historienne ?

Chantal Antier : Je n’avais pas du tout l’intention de travailler sur la Grande Guerre, je voulais travailler sur le Moyen-âge ! Voyez le rapport ! Reprenant l’enseignement après la naissance de mes enfants, j’ai voulu suivre des cours en faculté. Mais il n’y avait pas de place dans ce que je voulais faire. J’avais ma licence. Pour faire une maîtrise, on m’a autorisée, à prendre les cours donnés à Vincennes le lundi matin à des militaires. Et le cours était sur la guerre de 1914. J’ai trouvé ça intéressant et dans le même temps mon père est décédé, il avait très peu parlé de cette guerre qu’il avait faite. J’ai trouvé comme tout un chacun des souvenirs, des photos et j’ai su qu’il avait été blessé, ce que j’ignorais. Les deux choses conjointement, mon professeur me propose de faire une recherche sur la guerre de 14 en Seine-et-Marne parce qu’il n’y avait rien eu de fait sur la question. J’ai eu la surprise de trouver énormément de documents aux Archives de Seine-et-Marne. J’y passais mes mercredis et allais à Paris quand il manquait des renseignements. J’ai vu ce département vivre la guerre à travers les gens dans leur village et donc je l’ai sillonné pour voir à quoi ça ressemblait et rencontrer sur place ceux qui s’y intéressaient.

PARCOURS DE L’HISTORIENNE : DE LA THÈSE AU PREMIER LIVRE

La Grappe : Comment êtes-vous passée des études à l’écriture de livres ?
Chantal Antier : Je croyais en avoir terminé avec ma maîtrise mais on m’a demandé de préparer une thèse que j’ai soutenue et ça a marché. Je comptais m’arrêter là, mais un éditeur m’a proposé d’en faire un livre facile à lire. Ça a été La Grande Guerre en Seine et Marne 1914-1918. Ensuite, j’ai écrit des articles pour des revues, pour 14-18 Magazine.
A partir des archives personnelles de mon père qui avait dirigé des tirailleurs algériens pendant la guerre, j’ai écrit un livre sur les soldats des colonies. Je suis la seule femme d’ailleurs à avoir écrit sur le sujet. Et puis, je me suis dit : s’il y a des hommes des colonies, il y a bien des femmes des colonies et personne n’en parle. Pourtant, certaines sont venues en France et ont dû vivre dans des conditions difficiles. Récemment, dans le midi, comme j’en parlais, quelqu’un m’a dit qu’à Toulon, il y avait eu un camp d’Algériens, d’Indochinois et de Chinois et qu’on avait édifié des mosquées pour les uns, des pagodes pour les autres. Et il n’en reste rien, que des traces dans les archives. Il ne faudrait pas laisser perdre ça et faire des recherches ! Ces soldats qui se sont battus avec nous, on ne les a pas toujours bien considérés. A la fin, ils n’ont pas touché de retraites. Il faut imaginer comment les femmes ont pu récupérer leurs maris qui avaient vécu quatre ans avec des Français et qui rentraient dans leurs villages très pauvres. On s’aperçoit qu’il y a beaucoup de sujets qu’on peut encore étudier.

L’HISTORIENNE ET LES FEMMES

La Grappe : Et votre recherche sur les femmes en France dans tout ça ?
Chantal Antier : J’ai continué sur la guerre de 14, on parlait beaucoup des intendants militaires qui étaient chargés de diriger les agricultrices et de vérifier le sérieux de leur travail, les surveiller et leur fixer chaque année des objectifs de production de blé, de fruits, de volailles. Et donc ces femmes qui savaient souvent à peine lire et écrire ont dû apprendre très vite et moi, ça m’a stupéfiée d’admiration. Et dans les usines d’armement, ces femmes qui travaillaient avant dans le textile, à la chocolaterie Menier à Noisiel ou dans les emballages à Champagne sur Seine, comment ont-elles fait pour s’adapter sans formation ? Même si au début de la guerre il y avait encore des ouvriers et en 1915 des permissionnaires pour mettre en route les travaux avec elles. D’ailleurs, on ne croyait pas du tout qu’elles en seraient capables, les directeurs d’usines n’avaient pas envie de les prendre dans ces domaines-là.

La Grappe : Comment se débrouillaient-elles dans ces conditions ?
Chantal Antier : Elles n’étaient pas protégées du tout, ni gants, ni masques. Combien y-en-a-t-il qui ont eu les mains coupées, qui ont été victimes des acides ? L’allocation pour celles qui avaient un mari soldat était si maigre qu’il fallait bien qu’elles travaillent ; leur seul choix, c’était l’agriculture ou l’usine.
C’est une époque où les gens vivaient en famille avec les grands-parents qui les aidaient autant que les enfants, et je regrette qu’on n’ait pas écrit grand chose sur les enfants… parce qu’on n’est pas allé très loin sur les recherches sur les enfants. Et pourtant ! Là, j’ai découvert dans les archives des institutrices qui racontaient les dictées qu’elles faisaient faire. Pouh ! C’était sur la guerre, tout était sur la guerre, elles faisaient écrire des rédactions aux enfants, comme « Vous racontez le retour de votre père blessé à la guerre, quelles sont vos réactions ? Imaginez ». Oui, je pense qu’on n’imagine absolument pas cette France patriote de l’époque formée dans l’école de la République puisqu’on apprenait avec des fusils en bois comment on devait tirer, etc, ça allait avec les cours de gymnastique dans toutes les écoles de Seine-et-Marne comme ailleurs.
Et puis, tout était axé pour soutenir « nos pauvres soldats ».

La Grappe : On encourageait la population à se priver pour les soldats ?
Chantal Antier : On transportait des vivres au front, il y avait entre autres l’Association du Pain de Fontainebleau qui faisait des pains en quantité qu’on leur apportait. Mais le temps qu’ils arrivent, les pains étaient abîmés alors ils leur ont écrit : « N’en envoyez pas, il est pourri, c’est horrible de voir du pain ainsi, nous qui attendions ça ! ».

La Grappe : Est-il vrai que des Françaises ont demandé à combattre aux côtés des hommes sur le front ?
Chantal Antier : En 1915, j’ai trouvé que des Belges et des Françaises avaient demandé à être mobilisées comme les soldats. Tout le monde a bien ri, le gouvernement aussi bien belge que français, ce n’était pas dans les habitudes. Et puis il faut penser qu’à ce moment-là, la femme considérée comme celle qui fait les enfants, doit donc être protégée ; pendant ce temps l’Allemagne accordait des droits à ses ouvrières.

La Grappe : On sent que l’historienne que vous êtes ressent l’ambiance d’une époque et cherche à comprendre comment les gens pensaient à ce moment-là.
Chantal Antier : Oui, cette guerre, cela fait longtemps que j’y travaille, beaucoup de gens m’ont parlé de leurs parents, de leurs grands-parents. Et puis, j’ai heureusement la chance d’avoir un peu d’imagination. En lisant les archives, j’arrive quelquefois à visualiser. J’ai une amie qui me suit dans mes conférences et me dit : « C’est drôle, tu ne fais jamais la même conférence ! Au moment où tu parles, il nous vient des images. ». Je crois que je ne suis pas une « vraie thésarde » comme on dit. J’ai eu le temps de vivre avant, j’ai eu mes enfants. Ça vous change la manière de concevoir les choses.

L’HISTORIENNE CONTEUSE

La Grappe : Vos livres sont d’une lecture très accessible, nous dirions que ce sont des ouvrages savants tournés vers un public non spécialisé : l’historienne est-elle aussi une conteuse ?
Chantal Antier : Ah oui, quand j’écris je pense beaucoup aux gens autour de moi parce que ma famille lit mes livres. Même mes petits-enfants, ça c’est sympa, ce regard des plus jeunes et puis des gens de mon âge, je leur demande qu’ils me disent la vérité sur ce qu’ils en pensent, sinon cela ne me sert à rien.

L’HISTORIENNE ET LES ARCHIVES

La Grappe : Comment avez-vous travaillé, quelles ont été vos sources ?
Chantal Antier : Les archives départementales par exemple m’ont permis d’accéder à la liste des usines en Seine-et-Marne. Mais j’ai aussi consulté les archives militaires de Vincennes et des archives privées. Maintenant la plupart des archives sont numérisées, ce qui n’était pas le cas à l’époque de ma thèse. C’est une bonne chose mais on peut regretter de perdre le contact avec l’archive. Il y a des historiens qui ne se basent pas du tout sur les archives, ils se servent des journaux…et d’après les journaux de la guerre de quatorze on était gagnants à toutes les batailles ! Les journaux c’est facile à lire et à retrouver, les archives ça demande du temps pour dépiauter des kilos de feuilles pour trouver la pépite, mais c’est ça qui est intéressant !

La Grappe : Comment avez-vous eu accès aux informations sur Marie-Julienne Jonot, exploitante d’une laiterie1 à Rubelles ou Marie-Louise de Prat, directrice de l’hôpital militaire de Montereau ?
Chantal Antier : Justement ce n’est pas vieux, c’est en parlant aux uns et aux autres à propos du Centenaire. Je saisis tout de suite s’il y a quelque chose qui peut se rapporter à des faits, et en questionnant les gens…et les gens me disent rarement non. Donc, pour les femmes ce sont surtout les archives d’abord. Après dans les villages où on m’a demandé des conférences sur la guerre, j’ai essayé de parler aux gens, de voir s’ils avaient des souvenirs de leurs grands parents…

La Grappe : L’histoire de Marie-Louise de Prat ne vous a-t-elle pas permis de faire un scoop historique ?
Chantal Antier : Oui l’affaire Marie Curie !! On ne voulait pas me croire, je savais que Marie Curie était venue faire ses premiers essais à l’hôpital militaire de Montereau. On m’a dit : « ce n’est pas possible, on n’en a aucune connaissance… ». Je n’avais pas rêvé, mais je ne me rappelais pas où je l’avais trouvé, ni où j’avais classé cette note. Et puis, coup de chance, dans notre exposition qui sera à l’Astrolabe de Melun en novembre, on cite cet hôpital de Montereau. Alors je dis que j’aimerais bien qu’on parle de Marie Curie, et on me répond : « Oui, mais vous n’en êtes pas sûre ».

La Grappe : Là l’historienne intervient car il faut retrouver la preuve !
Chantal Antier : Oui, donc je me suis adressée au Musée Marie Curie à une charmante jeune femme qui venait d’écrire un livre sur elle et je lui pose cette question à laquelle personne ne croit. Elle me confirme : « Mais bien sûr, elle y était avec sa fille Irène et elle a fait ses premières radios sur des blessés de la bataille de la Marne … ».

La Grappe : Et donc Marie Curie est bien venue faire ses premiers essais d’examen radiologique à Montereau ! Ce n’est pas banal.
Chantal Antier : C’est intéressant. Mais c’est horrible, la façon dont c’est raconté, comment on a ramené ces blessés dans des trains, des voitures à cheval depuis le champ de Bataille de la Marne jusqu’à Montereau, les pauvres étaient morts pour la plupart avant d’arriver.

L’HISTORIENNE, LE NORD ET LE SUD

La Grappe : En étudiant les archives concernant l’ensemble du territoire seine-et-marnais en guerre, avez-vous remarqué des particularités entre le nord et le sud ?
Chantal Antier : Le nord en grande partie était toujours en guerre, le sud lui avait beaucoup d’hôpitaux et d’exploitations agricoles en état… mais le sud n’est vraiment pas considéré par les historiens. Le nord du département ne portant pas d’intérêt pour le sud, je leur dis : « N’oubliez pas que si on ne vous avait pas soignés, si on ne vous avait pas apporté du pain et les produits agricoles, vous croyez que le nord aurait tenu toute la guerre ? ». Là, personne ne me répond…! Nous avions donc des hôpitaux organisés : Fontainebleau, Avon, Samois. Dans beaucoup de villages, les petits hôpitaux dits supplémentaires, c’était des gens qui offraient leur maison, leurs belles propriétés. Tous les châteaux étaient réquisitionnés. Les femmes de la haute société ont servi comme infirmières dans leurs châteaux : ceux-ci ont été laissés dans un état épouvantable sans compensation. Il y en a qui ont vraiment tout perdu.

On oublie qu’il y avait un “consensus” comme dit un historien. Tout le monde est touché par la guerre, c’est la première fois que du haut en bas d’une société, on se mobilise. Toutes les familles se sont impliquées. Les marraines de guerre passaient du temps à envoyer des lettres, des paquets et recevaient les permissionnaires parce que certains soldats n’avaient plus de parents. Sans compter tous ces gens du nord en exode venus se réfugier ici.

La Grappe : On parle de la zone occupée de la guerre de 1940 mais pas de celle occupée en 1914.
Chantal Antier : On commence à en parler maintenant que des gens donnent leurs archives familiales et déposent des lettres aux archives départementales, ça c’est une bonne chose. Moi je n’avais rien sur des zones occupées, des villages massacrés par les allemands. A présent, il y a des chercheurs et parmi eux des femmes qui se lancent dans cette recherche et rapportent des faits impressionnants.
C’est une guerre horrible, plus on l’étudie, plus on le sait, … Je n’aurais jamais pensé si j’avais vécu en 1914 qu’il y en aurait une seconde si près, vingt ans après.

L’HISTORIENNE ET TOUJOURS LES FEMMES

Chantal Antier : Les femmes dans la guerre de « 14 », je n’étais pas partie pour les admirer mais je trouve quand même qu’elles ont fait beaucoup, surtout dans les champs, elles n’avaient pas de chevaux, pas de matériel comme il y en a eu après grâce aux Etats Unis. Elles avaient pour les aider, ça aussi je l’ai découvert dans les archives, des prisonniers allemands d’un grand centre de Montargis. Malheureusement ils n’ont plus les archives, transmises peut-être aux archives militaires de Vincennes. J’ai demandé à les consulter, pour l’instant je n’ai pas trouvé… et donc on envoyait en Seine-et-Marne des groupes de prisonniers, on demandait aux civils plus âgés qui ne pouvaient pas partir à la guerre de les surveiller. Sauf qu’à la fin de la guerre, ceux-là aussi sont partis. Comme il n’y avait plus personne pour surveiller les prisonniers, chaque fois que le front se rapprochait de la Marne, ils désertaient et arrivaient à repasser les lignes côté allemand. Donc les pauvres femmes n’avaient plus personne pour le travail.
Et puis il y a eu ici des gens des colonies, il n’en reste pas grand-chose non plus dans les archives, des Chinois dans la forêt de Fontainebleau qui coupaient du bois pour réparer les voies ferrées, des travailleurs algériens et tunisiens. Certains ont demandé à apprendre le français ; des villages ont demandé à des institutrices de leur donner des cours du soir que la mairie payait. Ces gens, après avoir travaillé dans les champs dans des conditions difficiles, voulaient encore s’instruire.

L’HISTORIENNE ET L’ECRITURE

La Grappe : La Grappe s’intéresse aux écritures contemporaines : quelles sont les spécificités de l’écriture historique d’aujourd’hui ? D’où parle finalement l’historienne quand elle relate l’histoire des femmes d’il y a 100 ans ?
Chantal Antier : On ne disait pas aux jeunes historiens faisant une thèse comment mettre les notes, la théorie en forme : je me suis débrouillée seule. Ce n’est pas du tout la même écriture que pour écrire un roman, ou un essai, sans arrêt il faut se dire « D’où j’ai tiré ça ? Qu’est-ce que j’ai fait de ça ? Bien noter ça… ».

La Grappe : Donc l’historienne a une méthodologie très rigoureuse ?
Chantal Antier : Une méthodologie très difficile à maîtriser et à tenir sur plusieurs années, le temps des recherches. L’écriture par contre c’est différent, on écrit parce qu’on a envie de dire quelque chose, ce n’est pas plus facile. Il faut lire, relire, faire attention à ne pas dire de choses qui ne sont pas vraies. Là aussi, cela dépend beaucoup de la manière dont vous êtes pris en compte par l’éditeur. Et parfois j’ai eu des déboires considérables avec certains d’entre eux. En fait, il y a deux sortes d’écriture : l’écriture universitaire pour les maîtrises, pour les thèses et l’écriture pour le lecteur. Ça c’est vraiment ce que je préfère, écrire pour un plus grand public que les spécialistes. C’est différent et c’est un travail de très longue haleine. J’admire les auteurs qui écrivent un livre chaque année. Moi j’en ai écrit cinq, je trouve que c’est pas mal. Mais là j’arrête…j’ai dit « c’est terminé ». C’est très fatigant.

La Grappe : Vous pensez à Max Gallo, non, peut-être ?
Chantal Antier : Mais il a des livres qui ne sont pas mal.

La Grappe : C’est l’armistice alors ?
Chantal Antier : Exactement. Et puis, on peut écrire toutes sortes de livres.

Entretien réalisé par l’équipe de rédaction avec le concours de Sandra Sozuan.

Les femmes dans la Grande Guerre en Seine-et-Marne : une étape sur les chemins de l’égalité ?

Chantal ANTIER Docteure en Histoire internationale, Thèse : Un département dans la Grande Guerre, la Seine-et-Marne sous la direction de M.G.Pedroncini, Sorbonne, Paris I, Mention T.B. Bibliographie : La Grande Guerre en Seine-et-Marne. Presses du Village1998 Les soldats des colonies dans la Première guerre mondiale Editions Ouest-France 2006 (réédité en 2015) Les espionnes de la grande Guerre (en collaboration) Ouest-France 2008 14-18 La Guerre au quotidien (en collaboration) le Cherche-Midi 2008 Les Femmes dans la grande Guerre, Soteca (Belin) 2011 Louise de la Grande de Bettignies, espionne et héroïne Guerre, Tallandier avril 2013, Prix des Ecrivains Combattants 2014.
Trois femmes de Seine-et-Marne pendant la Grande Guerre

Les témoignages sur les femmes dans la Grande Guerre émergent depuis quelques années, rappelant leur importance, non plus entièrement dévouées aux côtés de leurs maris, comme en temps de paix, mais prenant une nouvelle place dans la société à cause de la guerre. Elles ne se sont pas seulement limitées à subir passivement le sort de quatre années d’épreuves, d’attentes et souvent de deuils : soutiens de l’Etat, soutiens des soldats, de leurs propres familles, les femmes de tous âges et de toutes classes sociales ont œuvré pour tenir aux côtés de ceux qui défendaient le territoire et pour maintenir la société en état de marche avec un patriotisme soutenu par la censure et la propagande.
Elles ont accepté ces rôles nouveaux, difficiles, encore jugés comme masculins mais indispensables à un pays où tous les hommes jeunes sont au front. Le féminisme à la veille de 1914 en est à ses débuts, malgré l’influence des suffragettes américaines et anglaises. Il se transformera pour beaucoup en pacifisme et grèves surtout à partir de 1917, ‘’l’année -trouble’’ : l’espoir de la victoire s’éloigne pour les Français et Françaises démoralisés par l’abandon de leurs alliés russes et l’arrivée tardive des Américains.
Après l’Armistice, les médailles surtout remises aux infirmières, les diplômes, les représentations de femmes éplorées sur les monuments aux Morts, seront-ils les seuls signes de reconnaissance de l’Etat après 1919, pour celles qui, bien souvent au péril de leurs vies, ont tenté de maintenir familles et société en temps de guerre ? Les avancées politiques ne seront obtenues par les Françaises qu’après la Seconde Guerre. Au contraire des femmes des pays alliés ou ennemis.

Ces thématiques sont abordées par l'exposition proposée à l'Astrolabe de Melun, sous la direction scientifique de Madame Chantal ANTIER, docteure en histoire, et la Délégation Départementale aux Droits des Femmes et à l'égalité de Seine-et-Marne. Elle sera ensuite présentée gratuitement dans chaque arrondissement de Seine-et-Marne sur demande, en s’adressant à SOPHIE RATIEUVILLE 01 64 41 58 51/ 06 83 38 67 61 et selon un calendrier consultable

Trois femmes de Seine-et-Marne pendant la Grande Guerre

(textes d’archives)


Julie BOUGREAU

Au lieu de partir en exode à la bataille de la Marne en septembre 1914, Julie Bougréau, institutrice a, au péril de sa vie, caché des soldats français.
Au lieu de partir en exode à la bataille de la Marne en septembre 1914, Julie Bougréau, institutrice a, au péril de sa vie, caché des soldats français.

Marie-Louise de PRAT habitant Fontainebleau, ayant passé un diplôme d’infirmière à la veille de la guerre et faisant partie de la SBM Société des Blessés Militaires.

Directrice de l’Hôpital militaire de Montereau en septembre 1914, devenu hôpital d’évacuation, installé dans la Faïencerie à la Bataille de la Marne :
“les voilà enfin les blessés, lambeaux d’uniforme sur des lambeaux d’hommes, épaves d’âmes où tout ce qui reste de vie s’est concentré dans les yeux, dont les regards éperdus sont devenus ceux d’un enfant “
Henri Lavedan, préface à l’Almanach de la S.B.M en 1914

La fin de la bataille de la Marne et la retraite allemande entraînent l’envoi des blessés au sud du département. Le médecin militaire Warneke, chef de l’Hôpital militaire du château de Fontainebleau demande à madame de Prat de prendre en charge l’Hôpital militaire des Héronnière, comme infirmière major. L’Ecole d’Artillerie est vidée de ses artilleurs partis au front, la place est libre pour y installer des soldats malades suite à la guerre,
typhus, tuberculose, épilepsie, maladies mentales et en 1918 grippe espagnole. Cinq infirmières y sont affectées sous les ordres de madame de Prat jusqu’à la fin de la guerre.

EXTRAITS de ses MEMOIRES


Marie « Julienne » JONOT née POIBLANC

En juillet 1913, Louis Alexandre JONOT et sa femme Marie-Julienne reprennent la laiterie de Trois-Moulins, près de Melun, créé vers 1889 par la famille Mollereau, puis tenue successivement par Henri de Monfreid et Paul Leclère. Son activité consiste à ramasser, deux fois par jour le matin dès 4H00 et en fin d’après-midi, le lait des fermes du nord-est de Melun et à le distribuer dans Melun. Une partie est transformée sur place en beurre, crème fraîche, fromage frais, petits-suisses… Le service est assuré par Louis, aidé de sa femme, et par deux ou trois employés. Le travail s’effectue 7 jours sur 7, 365 jours par an. Seule pause le dimanche après-midi, occupée à faire les comptes.
En août 1914, Louis Alexandre JONOT est mobilisé, malgré ses 41 ans, ses trois enfants, et son activité.
A Trois-Moulins, il a fallu s’organiser. Les employés sont mobilisés ou quittent l’entreprise, un frère aîné de Louis vient donner un coup de main, mais décèdera malheureusement peu de temps après. La guerre est toute proche, on entend les grondements de canons de la bataille de la Marne, on craint l’arrivée des allemands.
Début octobre, le régiment de Louis part rejoindre le front de la Somme. Louis tient son journal sur une simple feuille de papier. Le 27 novembre 1914, il est atteint par une balle, à Maricourt (Somme) et décèdera avant d’arriver à l’hôpital de Sézanne.
A 40 ans, pas d’autre choix pour Marie-Julienne, aidée de sa fille aînée Louise, d’Henriette et René, de continuer l’activité de la laiterie. Louise s’occupera des tournées à l’âge de 14 ans, se levant dès 4H00 du matin pour donner à manger aux chevaux, avant de partir sur les routes de campagne. Deux ou trois ouvriers complètent la main d’œuvre.
Marie Julienne recevra un diplôme d’honneur, délivré par le Conseil Général de Seine-et-Marne le 14 juillet 1919. Dans les années 1950, Marie Julienne sera Conseillère municipale à Rubelles.

René VIVIANI (1863-1925)

René Viviani est à la fois un avocat, journaliste, parlementaire, orateur talentueux qui devient un homme politique aux cotés d’Aristide Briand et de George Clemenceau. Six fois ministre avant d’être propulsé Premier Ministre du Travail avec la création du Ministère du Travail en 1906 et Président du Conseil en 1914. C’est lui qui déclare solennellement la Mobilisation générale le 2 août 1914, puis l’Appel aux femmes françaises.

Militant généreux, René Viviani est cofondateur du journal l’Humanité, y tient des tribunes régulières, défend les travailleurs, les syndicalistes et les journalistes. Artisan de grandes lois sociales comme la loi sur le repos hebdomadaire et la loi sur les retraites ouvrières.

René Viviani tombe dans l’oubli après la guerre et prend sa retraite en Seine-et-Marne à Seine-Port où il sera enterré en 1925 dans un mausolée conçu par l’architecte Guillaume Tronchet, architecte-en-chef des bâtiments et palais nationaux qui édifiera le Ministère du Travail en 1929. Le mausolée de Seine-Port restauré a été inauguré le 11 novembre 2014.

Mausolée VIVIANI - Cimetière de Seine-Port - 11 novembre 2014
Mausolée VIVIANI – Cimetière de Seine-Port – 11 novembre 2014

Quelques jours après la mobilisation générale “Jour de l’Union sacrée”, René Viviani s’adresse aux Femmes Françaises par un discours flam-boyant qui constitue l’appel du 7 août affiché partout en France dès le lendemain.

Il milite aussi pour la cause féministe : secrétaire général de la Ligue Française pour le droit des Femmes dès 1889, plaide pour les droits civils et politiques de la femme : accès des femmes au barreau, éligibilité aux conseils de prud’hommes, limiter le travail de nuit des femmes et enfants, libre disposition pour la femme mariée de son salaire, créer un congé maternité…

République Française
Aux femmes françaises

La guerre a été déclarée par l’Allemagne malgré les efforts de la France, de la Russie, de l’Angleterre pour maintenir la paix.

A l’appel de la patrie, vos pères, vos fils et vos maris se sont levés et demain ils auront relevé le défi.

Le départ pour l’armée de tous ceux qui peuvent porter les armes laisse les travaux des champs interrompus : la moisson est inachevée, le temps des vendanges est proche.

Au nom du Gouvernement de la République, au nom de la nation toute entière groupée derrière lui, je fais appel de votre vaillance, à celle des enfants que leur âge seul, et non leur courage dérobe au combat.

(…) Debout, femmes françaises, jeunes enfants, filles et fils de la patrie. Remplacez sur le champ de travail ceux qui sont sur le champ de bataille. Préparez vous à leur montrer, demain, la terre cultivée, les récoltes rentrées, les champs ensemencés. Il n’y a pas, dans ces heures graves, de labeur infime : tout est grand qui sert le Pays.

Debout à l’action, au labeur ! Il y aura demain de la gloire pour tout le monde.
Vive la république ! Vive la France !
Paris le 8 août 1914.

Pour le Gouvernement de la République Le Président du Conseil des Ministres René Viviani

Daniel Abel

Poète plasticien, confie depuis longtemps certains de ses textes à La Grappe. Son imaginaire multiforme lui permet des créations singulières. Ses poèmes, dessins, collages, sculptures nous entraînent auprès de son ami André Breton et du dernier groupe surréaliste qu’il fréquenta.
Les auteurs du dossier

L’absence
La guerre de ma grand’mère Pauline

A la ferme de Bellevue aux Sèches Tournées, dans les hautes Vosges, durant l’été, prime la loi du travail. Sans phrases superflues, accompli dans la nécessité l’économie.
Dès le lever du jour l’outil sur l’épaule, le pas vif, se rendre par les allées de la montagne au champ. Sous le soleil le blé est nappe d’or la Ligne bleue à l’horizon scintille telle une orée de mer.
1914-1 915. Eugène Lecomte, mon grand père maternel, mobilisé, est quelque part au front, arraché à sa « Ligne bleue », son univers familier, il lui faut subir un univers hallucinant labouré par les salves d’artillerie avec comme horizon immédiat l’entrelacs des barbelés même la nuit les explosions le tonnerre.
La grand’mère Pauline Lecomte doit assumer seule l’entretien de la ferme. Elle a trois enfants en bas âge, trois petites filles qui réclament tendresse, attention : Marcelle, (ma mère) Germaine, Louisette. Il lui faut non seulement accomplir les tâches auxquelles elle s’adonnait quand son homme était là : traire les vaches à l’écurie, poursuivre la fabrication des munsters dont la vente assure quelques sous, manier la baratte à beurre, distribuer le grain à la volaille, ramasser les œufs encore chauds…
Désormais, il y a l’herbe à faucher, à la faux, les brassées à déposer sur le carré de toile écrue, noué ensuite aux quatre coins on bascule sur le côté un genou à terre, charge le fardeau sur l’épaule, porte à la charrette, recommence. Un travail d’homme.
Les champs sont trop exigus trop en pente pour être convertis en pâtures aussi pourvoir aux besoins des bêtes, distribuer l’herbe dans les mangeoires, préparer la soupe du soir dans des cuveaux de bois… cela « il » l’effectuait, une routine, répétitive. Oui remplacer l’absent, atteler le cheval, mener au champ, faucher, ratisser, grouper en andains, réunir en javelles. Ces dernières projetées avec la fourche vers l’ouverture de la gerbière, là-haut dénouer les javelles, emplir le grenier. Une fois l’an actionner à la manivelle le van, passer le blé à la batteuse… Les grains tressautent sur les tamis, cette frénésie évoque une armée en pleine bataille, des soldats qui s’affrontent.
« Mon cher homme… si tu savais combien tu nous manques ! »
Les trois petites accompagnent dans la charrette, se reposant à l’ombre d’une meule pendant que la mère non loin trime, au retour juchées sur la charge élastique qui fleure la paille ou l’herbe fraîche.
Au jardin, arracher les pommes de terre. Entretenir le feu dans l’âtre, le chaudron de fonte suspendu à la crémaillère. Toujours le travail. Sans un mot superflu. Sans une plainte.
Bêcher, semer, sarcler, préparer la levée du germe au printemps. Le plus pénible : l’écurie à récurer avec soin, le purin chargé dans la brouette, versé sur le tas de fumier autour duquel la volaille s’égaille.
Cela, bien sûr, plutôt un labeur d’homme.
Automne. L’ère des grands travaux révolue. Monte de la vallée le brouillard qui suscite la fantasmagorie efface le paysage. Elle pense à son homme, au loin, les pieds dans la boue, au cœur d’un orage d’acier dévastateur. Il lui arrive de recevoir une lettre du front qu’elle décachette cœur battant. Il lui parle des camarades blessés, des amis morts, des charges insensées, furieuses, baïonnette au canon, des nuits sans sommeil à espérer la fin du cauchemar le retour à Bellevue …
Il y a toujours à faire. Le grenier doit être empli de foin et de paille en prévision du long hiver, il y a les pommes, poires à ramasser, les mirabelles prunes reines-claudes à gauler. Elle s’attarde devant les photos au mur de la salle commune. Celle qui les représente, son Eugène et elle la Pauline en jeunes mariés, radieux au perron de l’église.
Un autre portrait de lui en uniforme bleu horizon, la moustache virile, le menton ferme, le regard décidé. L’album de souvenirs, en la niche du mur, à côté des Rustica, Chasseur français, Messager boiteux de Strasbourg… Elle feuillette, émue, mon dieu quand donc cette guerre finira combien de fois lui faudra-t-il, seule, assumer les labours, les semailles, les moissons, quelquefois son dos, à force de porter de lourdes charges….et ce purin de l’écurie, si pesant en la brouette… Elle déniche dans une armoire une statuette de Marie… ou c’est au crucifix au dessus du lit qu’elle s’adresse :
« Sainte Vierge… Doux Jésus, faites-moi revenir mon homme mettez fin à la guerre. »
Juin 1915. Ils étaient deux, deux à se présenter à l’entrée du petit chemin sableux menant à la ferme. Un officier l’air grave :
« Vous êtes bien l’épouse du soldat de première classe Eugène Lecomte ? »
Tout de suite elle a deviné la mauvaise nouvelle elle s’est préparée au terrible.
« Un vaillant soldat, qui a fait preuve de beaucoup de courage, s’est comporté en héros. A titre posthume il lui a été remis la médaille militaire et la croix de guerre ».
Un coup au cœur. Elle a dirigé son regard vers la Ligne bleue des sapins, palpitante dans la lumière… Ils avaient rêvé d’un voyage à la mer… ainsi il gisait quelque part, foudroyé, la laissant seule, toute seule avec les trois petites le domaine de Bellevue à entretenir. Quelle absurdité la guerre ! Qui engendre des veuves, des orphelins, exile à jamais l’individu de la liesse de la Saison blonde quand chante le paysage avec ses pavois d’or, qu’une petite alouette à la verticale des blés grisolle dans l’innocence avec le concert des grillons des criquets, toute une vie profuse, généreuse.
Par la suite ma grand’mère Pauline s’est remariée avec un maçon prénommé Théodore, converti avec bonheur en paysan. Enfin elle était soulagée dans son travail enfin elle avait près d’elle une épaule d’homme contre laquelle s’appuyer ! Ils ont eu deux gars, une fille, tout ce monde ainsi que les enfants du premier mariage participant de grand cœur aux travaux de la ferme pour lesquels ma grand-mère donnait toujours tôt matin le signal. Il y eut une seconde guerre 1940-1945, l’occupation allemande, les Libérateurs américains. Pendant l’occupation, farouchement ma grand-mère s’est opposée à toute réquisition, défendant bec et ongles le domaine, elle s’est journellement rendue, faisant fi de la mitraille, à ses champs, à son jardin. C’est en ce dernier qu’elle est morte debout en 1971, d’un coup violent au cœur. En soldat.
J’ai toujours rêvé avec mes yeux d’enfant devant le portrait du grand’ père Eugène que je n’aurai connu qu’en photo. « Un héros »… Au cimetière militaire de L’Hartmannswillerkopf, le Vieil Armand, une croix blanche parmi tant d’autres, une inscription qui témoigne, sobrement :

Eugène Lecomte 1888- 1915 mort pour la France.

Gisèle Leconte

Auteur de deux romans dont l’un Jeanne, le pardon Edition Persée se déroule pendant la Grande Guerre, a souhaité participer, suite à l’appel de La Grappe, à ce collectif d’écriture dont le thème lui tient à cœur. Enthousiasmée par l’idée d’un partage d’émotions et d’images que provoquent toujours les mots.
Les auteurs du dossier

Le lavoir

Plus de nouvelles au matin,
Plus de cartes ni de lettres,
Plus de traits couleur fusain,
Ni de mots qui s’enchevêtrent,
L’angoisse au creux de la main,
En bordure du lavoir,
On lave un matin chagrin.
Frappent, frappent les battoirs…

On savonne les chemises,
On triture moribonds
Des souvenirs qui agonisent,
Triste mémoire de chiffon,
Quand on pressait à sa guise
Pantalons et tabliers,
En coton ou laine grise.
Un bonheur à oublier…

Lors, sur la planche on s’alarme,
Quand l’eau déborde de noir,
On essore tant de larmes,
Plus de couleur ni d’espoir,
Sans sanglots ni vacarme,
On rince son cœur en deuil
Loin du front et des armes.
On se voile sans orgueil…

Les saisons coulent au lavoir,
Mouillent jupes et robes neuves,
Les voisines en ce miroir
Surprennent le reflet des veuves,
Sombres ombres à l’étendoir,
A genoux sur les margelles
On se tait par désespoir.
L’eau clapote et ruisselle…

Monique Le Maoult

Lectrice abonnée fidèle à la Revue, habituée au travail de l’estampe et du dessin plus qu’à celui de l’écriture, a voulu participer à cause de l’intérêt du sujet retenu et pour encourager ce premier appel à textes. Curieuse de lire la variété des textes et témoignages portés par La Grappe.
Les auteurs du dossier

Le silence de Maryvonne

Maryvonne avait un frère, Jean-Marie.
1914 : leur village était le monde. Depuis l’enfance, ils travaillaient de l’aube à la nuit, placés dans deux fermes différentes. Le dimanche après-midi, par les chemins creux ou les talus, ils allaient dans la petite maison où leur mère les attendait. Jean-Marie exécutait quelques travaux pénibles, sciait du bois, bêchait le jardin, rafistolait le toit. Devant une tasse de café ou une bolée de cidre, ils partageaient un moment d’affection, se parlaient de leur vie. Ils s’en retournaient ensemble et, tout en bavardant, ils retrouvaient leur complicité, partageaient quelque secret que leur mère trop dévote aurait réprouvé.

Le 1er août 1914, l’ordre de mobilisation fut affiché sur la porte de la mairie du petit village breton. Les appelés devaient rejoindre immédiatement leur bataillon à Saint-Brieuc et partir pour la guerre. Jean-Marie n’avait pas encore vingt ans.

La campagne se vida des hommes, quels que fussent leur âge et leurs charges familiales. Les femmes les remplacèrent dans tous les travaux pour assurer la vie, parfois la survie de la famille. Dans ce village reculé et paisible, on imaginait mal cette guerre lointaine et meurtrière, et on s’inquiétait de tout.
Les nouvelles du front leur parvenaient par les soldats rentrés en permission ou les lettres courtes et rares des hommes ne sachant pas bien écrire. Dans les maisons, on redoutait la visite des gendarmes ou du maire, porteurs des avis de décès.

Maryvonne avait écrit à Jean-Marie sans savoir si les lettres lui parvenaient, sans recevoir de réponse hormis cette carte précieusement conservée, écrite au crayon : tout allait bien, il demandait des nouvelles du pays, pensait à elle et les embrassait.

Les jours, les mois passaient, interminables.
En 1915, il vint en permission, cinq ou six jours peut-être : frère aimé, fatigué, vieilli, mais vivant. Il parlait peu de sa vie de soldat mais il était là, elles l’entouraient, le regardaient affectueusement manger la soupe, les galettes, rire des draps blancs dans le lit, essayer l’écharpe et le gilet qu’elles avaient crochetés pour lui sous la lampe. Sa présence écartait leurs peurs.

Mais il lui fallut repartir pour le front.

Maryvonne l’accompagna un bout de chemin et c’est alors que Jean-Marie murmura : « Je ne reviendrai pas, c’est trop dur. »

Elle reprit sa vie, cette phrase fichée au cœur : « Je ne reviendrai pas ».
En septembre 1916, les gendarmes vinrent leur apprendre sa « mort à l’ennemi ; secteur de Tavannes, le 23 juin 1916 ». Rien de plus. Il avait vingt-deux ans.

Continuer de vivre dans le chagrin, avec le souvenir de ces jours où elles l’avaient cru encore vivant, dans l’ignorance de toute sa vie de soldat, de ses souffrances, de sa disparition. Mort où ? Comment ? Fauché par un obus, ou blessé, abandonné ?

Pas de traces, de corps, de croix, rien. Oui, disparu.
Mais dans le cœur de Maryvonne, il continua de vivre.

Eduquée par la religion, la culture locale, l’école à la soumission à l’ordre, au pouvoir, au devoir, elle s’inclina devant cette disparition, ces questions sans réponses. Sa mère mourut. Maryvonne se maria et quitta la Bretagne pour un pays de pierres, d’étés arides. Et elle garda le silence.

En 2003, les archives du Ministère de la guerre furent accessibles par internet. Les enfants de Maryvonne découvrirent les témoignages et les noms des deux poilus de la compagnie de Jean-Marie qui l’avaient vu tomber et attestaient sa mort. Ils apprirent comment s’était déroulée cette meurtrière journée du 23 juin 1916 près de Verdun ; ils découvrirent la progression et les actions de son régiment depuis août 14, et des témoignages de soldats.

Mais Maryvonne n’était plus là.

Ils repensèrent alors à ce lointain deuil maternel qu’ils avaient négligé de connaître, de partager peut-être. Ils se souvinrent qu’ils avaient regardé parfois avec elle la photo d’un beau jeune homme au regard franc et clair, figé dans le temps, une carte postale grise à la grosse écriture penchée, une médaille militaire au ruban rouge et quelques autres reliques conservées dans une boîte enfermée dans le tiroir d’une armoire. L’émotion de leur mère, si inhabituelle, les décontenançait, les troublait.

Ils se souvinrent de quelques paroles : Jean-Marie… mon frère…20 ans…Verdun…je ne reviendrai pas. Ils comprirent que le silence de leur mère n’était pas de l’oubli, mais une secrète et profonde peine qu’elle ne voulait ni montrer, ni partager, pour les protéger sans doute. Quelle place ce deuil avait-il eue dans sa vie ? Avait-il influencé sa conduite, son caractère ? Son courage, ses peurs des conflits et des violences venaient-ils de là ?

Et c’est ainsi qu’ils commencèrent à se demander s’ils n’avaient pas reçu eux-mêmes un héritage de cet oncle inconnu. En pensant à lui, grâce à lui, ils lurent des livres sur la guerre, les tranchées, le tunnel de Tavannes ; ils se déplacèrent pour voir Verdun.
Puis dans le petit village natal, ils reconnurent son nom dans la longue liste gravée au monument aux morts.

Et sous l’immense ciel gris, landes d’ajoncs, blocs de granit, terre profonde : ma Bretagne, disait leur
mère…

Maryvonne avait un frère, Jean-Marie.

Leur village était le monde.

Léa JOURDAIN

A 20 ans, poursuit une carrière artistique pour être comédienne. Mais quelle « comédienne » ? Pour répondre elle cherche, s’entiche, explore un art, en découvre un autre… se pose, parfois longtemps devant une page blanche.
Les auteurs du dossier

Poing final

J’ vais faire du droit, comme papa.

M’habiller en bleu, faire le roi comme papa, puis courir dans la boue et rendre papa fou. L’épée au poing, trimballer « poupée », puis revenir après, barbouillée des joues, pour mettre maman à bout. Jouer avec les copines, au chat à la souris, à cache à cache dans les jupes puis déchirer les siennes pour monter dans le chêne, voir la fumée noire dans le soir…
Et comprendre qu’il faut rentrer cette fois sans histoire

J’aurais voulu faire du droit comme papa.
Il est mort. Maman aussi.

Je veux toujours faire du droit
Mais pour moi
Mon sexe n’en a pas besoin. Il n’en a pas le droit

Je fuis l’orphelinat, ayant la rage de ne pas avoir pu prouver avec courage
Que l’épée dans le poing, comme papa
Que le corps déchiré, comme papa
Que les yeux révulsés, comme papa

Je pouvais avoir le droit, de faire du droit comme papa. De décider de mes rêves, de mes peurs, de mes jeux, de mes pleurs, de mes vœux, de mes risques, de mes cris, de ma vie, de ma mort

Comme papa.


La catastrophe

La terre renversée. Tourbillon infini de carcasses métalliques, de carcasses… Une fumée de cendres. Des cendres enfumées qui étouffent, qui s’engouffrent dans la bouche, bouchent les yeux, étouffent, soufflent les corps. Fracas. Tonnerre. Noir.
Tout est noir.
Silence.
Tourbillon de terre, de métal, de sang.
Silence
Silence
Silence
Le cœur bat. Le sang bat. L’être bat.
Silence
Silence
Silence
Battement
Cadence
Silence
Silence
Sifflement
Douleurs
Cri
Douleurs
Douleurs
Douleurs
Couleurs
Lumière
Ciel
La bouche s’ouvre et mord le vent, pour inspirer profondément.


La marche

Des chemins.
Des lacs.
Des montagnes.
Le vent souffle les nuages, les herbes, les cheveux.

Une foule s’avance et traverse les champs.
Certains s’arrêtent. D’autres accourent et les relèvent.
Ils avancent. Ensemble.
Sans trop savoir pourquoi. Ils avancent.
Certains lèvent la tète vers le ciel pour voir leur reflet dans le bleu miroitant.
D’autres accourent à nouveau et les renversent.
Un peu.
Pour qu’ils avancent avec eux.

Les collines.
Les fleuves.
Les rochers.
Tout respire et aspire à changer.

Ensemble.
Le cœur battant.


La pluie

Le froid. Des baisers froids qui mordent, qui martèlent, qui caressent la peau craquelée de la terre. Cette peau inspire, se libère, s’ouvre et ondule. Elle inspire, accueille, reçoit, reçoit et reçoit et inspire encore, se gonfle de vie. Les baisers redoublent et la terre boit, boit, boit, en perd la raison et reste en apnée. Les baisers cessent. Enfin, la terre expire une brume blanche, dont elle se recouvre, avec pudeur.

Colette Millet

Collaboratrice de la Revue depuis une quinzaine d’années, brosse à partir d’indices ténus le portrait de son aïeule, une jeune ouvrière prise dans la tourmente de 1914.
Les auteurs du dossier

GARANCE

Comme chaque soir, Garance débarrasse les assiettes vides du dîner dans un va et vient rapide vers l’arrière-cuisine sombre. Avant d’y retourner faire la vaisselle, elle pose l’encrier sur la table et ouvre un grand registre noir devant les mains rugueuses, dures au travail, de sa mère qui entreprend patiemment de consigner l’état de leur travail du jour. Par une fenêtre haute, la douce lumière du soleil glisse dans cette salle de l’appartement qui leur tient lieu d’atelier où les machines à coudre ronronnent dix longues heures durant. Près d’elles, bien emmailloté le tout-dernier-né dort dans son berceau d’osier. Assises sur le parquet ciré, les deux petites jouent en silence pendant que les deux plus grandes chantent une berceuse à leur jeune frère.

L’atelier situé au premier étage de l’immeuble leur offre une vue plongeante sur la rue principale de la ville préfecture du sud-ouest. Depuis longtemps déjà, mère et fille sont culottières pour l’armée française. Délaissant son nom de baptême pour celui de la couleur des pantalons qu’elles confectionnent, la jeune fille se fait appeler Garance. La jolie brunette n’a pas son pareil pour s’amuser et rire avec tout le monde. Son petit minois frais et sa taille fine tournaient la tête à plus d’un gouyat(1) du quartier passant sous leurs fenêtres. Mais c’était avant que la patrie n’envoie toute sa jeunesse faire la guerre dans le nord du pays.
Depuis, la rue est trop calme à son goût. Le matin, en cousant les pantalons rouges pour les soldats, elle ne guette plus le passage des garçons, mais celui de Margot, la factrice embauchée aux Postes en remplacement de son mari, parti lui aussi au front. Le père de Garance, ouvrier chez un artisan ébéniste, n’a pas été mobilisé : « Trop vieux » dit-il dans un soupir, oubliant ses charges de père de famille nombreuse. Le soir, il s’en va cueillir les fruits et cultiver les légumes dans le jardin qu’il loue en bordure de la ville.

En sa qualité d’aînée, Garance qui a déjà vingt-trois ans, partage avec ses parents la tenue du ménage et veille sur les six cadets comme une seconde mère. Très jeune, au lieu de partir à l’usine comme beaucoup de ses camarades ou se placer comme bonne dans une famille de notables, elle a appris le métier d’ouvrière à domicile pour aider sa mère à tenir les délais de livraison car on la menaçait de lui retirer les commandes. Huit ans ont passé. En ces temps difficiles pour le pays, elles sont fières de participer à l’effort de guerre demandé aux femmes par le gouvernement. Sans le souci d’avoir à bien habiller les soldats, Garance penserait que leur travail est si mal rémunéré qu’il ne vaut pas toute la peine qu’elles se donnent.

Après la guerre, elle voudrait s’installer couturière, tailler et coudre de jolies robes à de belles clientes comme elle le fait pour ses sœurs Clémentine et Adèle avec des tissus achetés à bon prix sur le marché. Mais le soir dans son lit, les pièces des pantalons défilent encore sous ses paupières closes. Tout ce rouge qu’elle aimait tant commence, à force, à lui crever les yeux.

Après la guerre, elle voudrait ne pas avoir à mettre au monde trop d’enfants. Elle redoute que ses filles soient aussi têtues que Joséphine et ses fils aussi fragiles de la poitrine que Maurice.

Après la guerre, elle voudrait que celui de ses prétendants dont elle est amoureuse la demande en mariage. En août, le jour de son départ pour rejoindre son régiment, elle se souvient qu’il a promis de l’emmener voir la mer. Il y avait de la musique et des fleurs, des drapeaux flottant dans l’air, des chansons et des embrassades. Elle le revoit s’éloigner, agitant la main dans un au revoir souriant, presque joyeux à l’idée de voir du pays. Lui, le jeune cheminot, s’apprêtait à faire son premier grand voyage dans un wagon à bestiaux estampillé pour le convoi des troupes : Hommes 40 Chevaux (en long) 8 !

Après le départ organisé vers une victoire assurée
dans la chaleur accablante du mois d’août,

Depuis, les lettres qu’elle lui écrit disent les changements de la vie au pays, son travail à l’atelier.
Elle tait ce qu’elle redoute pour lui : la faim et le froid.
puis l’attente inexpliquée pour aller se battre
alors qu’on assistait dans les gares à l’arrivée des blessés
et à l’exode des civils des territoires envahis par l’ennemi,

Depuis, on dit que l’armée allemande avance sur Paris. On dit que les soldats faits prisonniers vont travailler en Allemagne.
Elle tait ce qu’elle redoute déjà pour lui : la capture et la prison.
la rumeur énorme des canons enflait chaque jour davantage, la pluie, la boue recouvrait tout : les barbelés, le bruit infernal des mitrailleuses, les cris des hommes montant à l’assaut
On dit que les soldats auront bientôt des permissions. Elle l’attend. Elle tait ce qu’elle redoute le plus pour lui : la blessure et la souffrance.
Les mois passent.
Elle apprend la patience.
Sous le tilleul, la pierre du banc s’affaisse. Là, ils se tenaient les mains et étaient gais ensemble, taquins, dans l’échange de fortes paroles. Depuis longtemps, plus rien de doux ne se dit près du lavoir à l’ombre des jeunes frênes.

Dans la ville, des femmes du nord accueillis avec leurs enfants chez des parents racontent la brutalité de l’envahisseur, la peur des représailles, l’abandon de leurs fermes, l’errance du voyage.
Les restrictions pèsent sur le moral de tous. Le ravitaillement en ville commence à être difficile. Les autorités surveillent la production des fermes de très près. Le travail paraît plus dur que jamais.

Les saisons tournoient dans un oubli de soi et l’attente semble interminable. Le monde semble s’être élargi pour n’apporter que du malheur. Les nouvelles du front sont rares.
On ne sait pas trop quoi en penser.

(1) Un gouyat est un jeune homme, un célibataire

Sophie Miquel

Ayant déjà participé au numéro 87, passionnée par les écrits sur les recherches botaniques, a envoyé ce dialogue tonique pour témoigner de l’expérience insolite d’une femme pendant cette période troublée.
Les auteurs du dossier

Allo ! Skype-Histoire

– Allo, « Skype-Histoire », je voudrais parler à Jeanne.
– OK, voilà, c’est à vous :
– Tu es qui ?
– Sophie…
– Qui ça ?
– Ta petite fille, j’avais 6 ans quand on s’est parlé la dernière fois.
– Et tu veux quoi ?
– Raconte-moi ta mission à Alger en 1914
– Quelle mission ?
– Oh tu n’as pas oublié !
– Y’a pas eu de mission !
– Mais si, il y a une photo dans l’album de collection de photos.
– Photo, photo, ce n’est pas moi ça !
– Mais si, il y a aussi la carte de ton père du 27 octobre 1914, adressée à Alger, avec la date, il dit qu’il a reçu tes lettres du 23 septembre et 21 octobre 14.
– Ok, c’est vrai, mais je ne dois pas en parler, c’est secret, j’ai promis, silence !
– Mais enfin Grand-mère, c’est une super histoire, faut la raconter.
– T’as qu’à aller voir à Aix en Provence aux archives du CAOM(1), peut être qu’il y a un dossier.
– Grrr ! Pas eu le temps, tu sais, je travaille encore, la retraite c’est à plus de 60 ans aujourd’hui.
– Pas de chance, petite !
– Raconte moi, l’ordre de mission, le départ de Paris, le voyage en train, le bateau, avec qui, pourquoi ?
– J’avais 24 ans, mission secrète avec une collègue !
– Et pour faire quoi ?
– Mission secrète pour la Banque.
– Oh, tu m’énerves avec tes mystères, raconte !
– Un transport de fonds, d’or, des courriers!
– Wouahouuu un transport de fonds, l’Or …
– J’en sais pas plus moi-même, un voyage, des caisses, mais on s’est bien amusées !
– Comment ça : amusées, mais c’était la guerre !
– On avait 24 ans, un beau job, un voyage inespéré, regarde donc la photo, on n’a pas l’air triste !
– C’est vrai, habillées couleur locale, bijoux, pose chez le photo-graphe, vous avez l’air en vacances.
– Oh, ce fut une belle aventure !
– Donc tu as eu un rôle important, pourquoi t’ont-ils choisie ?
– Parce qu’il n’y avait plus que nous de disponibles, les autres étaient au front !
– Une mission secrète …
– Au retour, ça a été plus dur !
– Pourquoi ?
– Hé oui, il a fallu laisser les postes de décision aux hommes revenus, pas le droit de vote, la vie à l’économie !
– Comment t’as fait ?
– J’ai démissionné, un mariage, une entreprise, un fils, et voilà.
– Et après ?
– Là, ça finit de s’enfoncer, plus rien, la crise de 29, faillite de l’entreprise, le dépôt des bijoux en or chez « ma tante », et j’ai demandé s’ils pouvaient me réintégrer !
– Et alors ?
– Ils ont dit « Non ». Cependant, comme mon dossier comportait la mission secrète, j’ai été réembauchée, mais à un petit poste, petite paye, ce fut difficile !
– Ah c’est pour ça qu’il y a tant d’objets accumulés à la maison, la peur de manquer !
– De quoi tu te mêles, petite, occupe toi de tes affaires !
– Mais il y a la lanterne, les plateaux, le stock de savons ; moi aussi je suis née loin d’ici, moi aussi j’ai fait un grand voyage …
– Ah les voyages, c’est beau les voyages. Ma cousine Laure, elle n’a pas eu cette chance, et puis elle a perdu tous ses prétendants à la guerre. Elle était petite, vive, intelligente, mais les jeunes, il n’y en avait plus. Elle est restée célibataire !
– Mais c’était aussi son choix, une femme libre.
– Libre, libre, certes, indépendante avec son métier et ses amis, mais alors, pourquoi a-t-elle présenté ta mère à mon fils ?
– C’est une autre histoire, ça ne te regarde pas Grand-mère…
– Oh, le réseau a coupé, bip bip bip bip….

(1) Centre des Archives d’Outre Mer
Jeanne est à droite sur la photo.
Jeanne est à droite sur la photo.

Note de l’auteur
Il y a eu d’importants transferts d’or en 1914 vers l’Algérie ; Jeanne, jeune employée de Banque, a réellement effectué une mission en 1914 ; la mémoire familiale évoque un transfert de fonds, mais on n’en sait pas plus.

Marie-Paule Renaud

Fidèle collaboratrice de La Grappe, s’intéresse à l’histoire de la littérature aux auteurs ayant des liens forts avec la Seine-et-Marne, en particulier avec Mallarmé ou Katherine Mansfield.
Les auteurs du dossier

Colette, Katherine Mansfield : femmes en guerre.
Un savoir tragique.

Méditant en novembre 1919 (premier anniversaire de l’armistice), sur les effets de la guerre, Mansfield écrivait à John Middleton Murry : « […] je dirais que nous sommes morts et ressuscités […] Aujourd’hui, nous savons ce que nous sommes ; et c’est un savoir tragique, comme si, au cours de notre résurrection, nous affrontions la mort. »(1)

Après avoir reçu de Francis Carco des lettres enflammées, Katherine Mansfield était arrivée dans son appartement du quai aux Fleurs, à Paris, le 16 février 1915, tandis que l’écrivain français l’appelait à Gray où il a été mobilisé. Après bien des ruses et des difficultés, elle le rejoignit dans la ville militaire trois jours plus tard, et sera de retour à Londres le 25, malade. Son journal et sa nouvelle, Un Voyage imprudent, rédigé fin 1915, racontent l’événement avec amertume et ironie. « Existe-il une chose comme la guerre ? Toutes ces voix qui rient vont-elles vraiment à la guerre ? Ces bois sombres éclairés si mystérieusement par les troncs blancs des bouleaux et des hêtres, ces champs humides avec de grands oiseaux qui les survolent, ces rivières vertes et bleues à la lumière – a-t-on livré des batailles en de tels lieux ? Quels beaux cimetières nous passons ».(2)

Car, en septembre de la même année, son frère Leslie, mobilisé en Nouvelle-Zélande, est mort en Belgique. L’argent qu’elle a utilisé pour ce voyage interdit à travers le front, c’est le frère chéri qui l’avait donné. Double trahison envers l’ami (elle épousera Murry peu avant la fin de la guerre) et le frère.

Lors de deux brefs retours à Paris en mars et avril 1915, Mansfield écrit. Elle note avec l’insouciance de la jeunesse : « Quand on a sonné l’alarme, les sirènes et les autos ont répondu. J’étais dehors ; en un instant tout a été plongé dans l’obscurité – rien qu’une lueur par ci par là, quand un passant allumait une cigarette. Lorsque je suis arrivée au quai aux Fleurs, que j’ai vu tout le monde rassemblé aux portes, et que j’ai entendu les gens crier : « N’allez pas comme ça dans la rue ! », j’ai été prise d’une sorte d’excitation ».(3)

La maladie dont elle mourra progresse et, après un long séjour dans le midi de la France, elle veut rentrer à Londres en mars 1918. Mais elle arrive à Paris sous les bombardements et, bien malade, devra attendre trois semaines l’autorisation de reprendre le train : « Il faut que je tienne un compte exact de mes défaites ».(4)

Avant de se retirer à Avon où elle mourra en janvier 1923, Mansfield écrira La Mouche qui traite d’une manière symbolique cet événement – récit teinté de remords, qui ne l’a donc pas quittée.

Colette, quant à elle, avait rejoint clandestinement son mari, Henri de Jouvenel, à Verdun, en décembre 1914-janvier 1915 : « Il est fini, ce beau voyage épouvanté. Me voici – pour combien de jours ? – cachée dans Verdun. Un faux nom, des papiers d’emprunt, ce n’était pas assez pour me garder, pendant treize heures de trajet, du gendarme nouveau style, que la guerre fait subtil, railleur, indiscret, ni de ton commissaire impérieux, gare de Châlons ! En chemin, j’ai rencontré tous les périls : l’amie infirmière commise à l’arrivée des trains de blessés et qui s’écrie : « Vous ici ! », le journaliste devenu militaire et qui s’enquiert : « Votre mari va bien ? Vous allez le voir ? », le médecin-major, qui « comprend » et qui m’adresse des clins d’œil à inquiéter un garde-voie… ».(5)

Elle en a tiré deux chroniques : « À Verdun » et « Jour de l’An en Argonne », qui seront publiées, avec d’autres récits de circonstance, en 1917 dans Les Heures longues. Dans une lettre à Francis Carco, elle qualifia ces écrits de « pauvres choses journalistiques » qu’elle reprendra dans ses Œuvres complètes après corrections(6) : « Il ne m’a pas fallu huit jours pour comprendre qu’ici, dans ce Verdun engorgé de troupes, ravitaillé par une seule voie ferrée, la guerre, c’est l’habitude, le cataclysme inséparable de la vie comme la foudre ou l’averse – mais le danger, le vrai, c’est de ne plus manger. Tout commerce cède le pas et la place à celui des comestibles : le papetier vend des saucisses et la brodeuse des patates. Le marchand de pianos empile, sur les Gaveaux et les Pleyels fatigués qu’il louait naguère, mille boîtes de sardines et maquereaux… ».(7)

(1) Lettre à John M. Murry, Ospedaletti, Italie, 16 novembre 1919.

(2) Katherine Mansfield, Le Voyage indiscret, Le Seuil, 1983, p.11.

(3) Katherine Mansfield, Lettres, Stock, 1993, p.24.

(4) Katherine Mansfield, Journal, Paris, 2 avril 1918, Gallimard, 1996, p.233-234.

(5) Colette, Romans, récits, souvenirs (1900-1919), Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1989, p.1215.

(6) ibidem, p.1202

(7) ibidem, p.1216.

Sylvia Pawlowski-Mathis

Affectionne tous les moyens d’expression artistique, pratique la sculpture et utilise depuis son plus jeune âge l’écriture poétique comme refuge et partage des émotions.
Les auteurs du dossier

Filles de la patrie

Guerre,
En centenaire tu resurgis,
Tu fais parler de toi,
Tu nous rappelles et interpelles.
Tu craches tes souvenirs
De sang et de batailles
De héros meurtris et de rêves brisés

Ton souvenir inonde nos tombes fleuries
Nos monuments érigent en ton nom nos familles décimées.
Nous passons devant toi, emblème de vies meurtries
Endeuillés du souvenir de toutes ces vies sacrifiées
Et on décore, sous les drapeaux,
Chaque année, pour ne pas oublier…

Sur ces pierres taillées
Gravées de noms en rafales.
Arrêtons-nous un instant,
Pour ne rien négliger
Pour lire entre les lignes
Et accorder une place plus digne,
À toutes ces femmes qui ont oeuvré,
À toutes ces femmes sur ces stèles non citées.

Mères, soeurs, épouses et promises
Pour toutes celles sur qui la France a pu compter.
Pour toutes celles, armées de courage,
Qui dans l’ombre se sont sacrifiées.

Vous qui n’avez pas mené bataille
De fusils de canons ni de grenailles.
Pour toutes vos souffrances cumulées
Vous qui avez donné du fond de vos entrailles…
La grande faucheuse ne vous a pas épargnées.
A-t-on mesuré, Adèle, ta force et ta vaillance ?
T’a-t-on remercié pour ton soutien et ta hardiesse ?
Quand si frêle et mignonnette

Tu es partie donner de toi à la patrie,
Des heures, des jours et des années
Munitionnette, pour te nommer.
T’a-t-on orné d’une médaille,
Lorsque ton corps s’est décharné ?
Qu’il a gardé comme une mitraille
Les traces de ces obus soulevés ?

Merci à vous anges blancs dans cette misère,
Si dévoués sur tous les fronts
À panser les plaies de toute la guerre,
Ensanglantées ou d’émotions.

Merci à vous marraines de guerre,
Qui avez su vous substituer,
Donner amour et réconfort
Aux hommes cernés dans leurs tranchées…

Hommage encore à vous les femmes
Toute une armée, à cultiver
En prenant soin de vos campagnes
Et d’vos récoltes à sauvegarder.
Vous avez vous aussi mené bataille
En y creusant toutes vos tranchées.
Sacs de blé et de grenaille
Huile de coude à volonté.

Vos munitions étaient de taille
Puisqu’elles ont pu vous préserver,
Semer la vie dans vos campagnes
Pendant qu’ailleurs on la fauchait.

Je pense à toi parfois Mathilde,
À peine vos noces consommées,
Tu as dû renoncer si vite
À la moitié que tu chérissais.
Tu as fait face avec courage
Au travail que la ferme demandait
Rassurée par les témoignages,
La guerre allait bientôt s’achever…
Tu chantais vos retrouvailles,
À l’église tu les priais.

Pas facile, seule, de mener bataille,
Quand ton ventre s’est mis à bouger.

Tu as fait face à tous les pleurs,
Soutenu tes soeurs aux funérailles
Tu as vécu tellement d’horreur
Pas le temps que ton corps défaille.

L’absence s’est installée comme une routine,
L’angoisse présente, jour après jour,
Ton fils a grandi… une photo à ses côtés,
Sans jamais pouvoir recevoir un signe,
Ni même un sourire partager.

Ta relation épistolaire a fini par te désoler
Tu as gardé un goût amer de ce sort sur vous jeté.

Quand Jacques un jour est revenu de guerre,
Après la joie de cette paix…
Il a fallu apprendre à vivre… un étranger à tes côtés.
Chacun doté de ses souffrances,
Des traumatismes à évacuer…
Il a fallu pour toi Mathilde
Ta place, ton rôle, maintenant céder.

Mathilde a tu, au fond de son âme
Toute la rancoeur qu’elle a gardée.
Elle se souvient de ce slogan, si fier et savamment lancé
« Debout, donc femmes Françaises… Filles de la patrie !
Tout est grand qui sert le Pays … Debout à l’action, au labeur !
Il y aura demain la gloire pour tout le monde. »

Elle a tu, au fond de son âme
Par respect pour tous les Hommes
Que cette guerre a maltraités.
Elle a tu, au fond de son âme
Tous ses ressentis déjà évoqués.

Mais aujourd’hui, pour elles qui ne sont plus,
Pour leur souvenir, et parce qu’elles en sont dignes.
Je veux commémorer leur dévouement, et leurs actions,
Et graver pour elles, ici, en quelques lignes,
Toute la gloire et le respect que leur souvenir anime.

Fabien Tellier

Ses textes ont été inspirés par la lecture de correspondances de Poilus. Photographe et poète, né à Romorantin, vit à Pruniers en Sologne. Publications de textes en revues dont La Grappe et recueils : Les corps primitifs (2009) Le rosaire (2012) Rouages (2014) Editions Le Manuscrit disponibles chez Hachette.
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MAINTENANT

Si maintenant, à cet instant même, tu pouvais faire un vœu, lequel ferais-tu ? Sans mentir, dis franchement…
Je te pose cette question parce que, tout à l’heure, j’ai entendu cette femme, à la descente du train, dire à son mari rentré de permission : « Tu as un cil, fais un vœu ». Et c’est dingue, le premier truc qui m’est venu à l’esprit, je ne l’aurais peut-être jamais imaginé hors de cette situation de guerre, c’est prendre possession de ton corps. Aller à ta place au front pour prendre ma part de tes peines.


UN PRINTEMPS EN NOIR ET BLANC

Tu n’es pas resté longtemps en permission. Nous n’avons pas pu profiter longtemps des premiers beaux jours. Même si le ciel bleu et le soleil persistent, ce sera pour moi un printemps en noir et blanc car demain tu reprends les armes.
J’essaie de prendre sur le présent le maximum de détails pour ma mémoire : nous sommes dans le square, à côté du cinéma, tu es étendu sur ce banc en bois, ta tête sur mes cuisses, tu fermes les yeux en pensant sans doute à ton trajet Paris gare de l’Est-Nancy.
Mon visage soucieux est penché vers ton visage attentif, ma main caresse ta joue.
Ce moment me fait subitement penser à un poème de 1870 appris à l’école : Le dormeur du val.


DE LA TOMBÉE DU JOUR
AU LEVER DU SOLEIL

Tu viens de recevoir une lettre de Lucie. Ses mots sont doux mais elle t’a dit des mots-rétro. Tu attendais autre chose, un peu plus de passion. Tu ressens toujours de l’angoisse. Tu voudrais savoir ce qu’elle fait, tous les jours, toutes les heures.
Mais comme le temps passe (même si en ce moment chaque minute est une éternité), ne t’inquiètes pas, rassure-toi, le rideau de la guerre finira par tomber, laisse le temps, laisse le temps faire au lieu d’attiser le feu de la jalousie.
Tu pourrais mettre le feu à ta position, incendier le ravitaillement à côté des camions pour faire diversion, rentrer par surprise en pleine nuit. Tu voudrais être avec elle de la tombée du jour au lever du soleil.


L’HÔPITAL MILITAIRE

J’ai enfin la force de vous écrire en espérant que cette lettre vous trouve en bonne santé.

J’ai eu mal aux reins, mal à taper dans le mur derrière mon lit… Mais rassurez-vous : maintenant je vais mieux même si je reviens de loin. J’ai été gazé puis enfoncé trois heures sous terre. J’ai été obligé de me déplacer parmi pierres et charpentes après un long temps d’inconscience.

Je pense quitter l’hôpital militaire cette semaine. J’attends seulement de récupérer des effets car les miens ont été déchirés.
Angèle m’a appris que Louise, notre petite cousine des Etats-Unis, vient d’accoucher d’une petite fille morte. C’est bien malheureux.

Je ne manque de rien mais je pense beaucoup à vous de là où je suis.


PEAU NEUVE

Je vais rentrer chez mes parents. Tu patienteras. Je dois me faire retoucher, me faire imposer des mains contre les brûlures pour barrer le feu.
J’espère que tu ne te moqueras pas de moi quand tu me verras.
Je vais profiter des techniques des laboratoires d’esthétique. Je vais choisir un modèle avec de belles oreilles, j’en profiterai pour faire enlever mon double menton.
Je suis Œuvre en noir, frustré, parce que je ne fais pas assez vite peau neuve.

Ces textes ont été inspirés à Fabien Tellier par la lecture des correspondances des Poilus et leurs familles et sont extraits d’un ensemble composant une Lecture poétique faite par l’auteur et Marie Hentry Pacaud, accompagnés à la guitare basse par David Mercier : La Guerre de 14-18 Lettres de Poilus : Appollinaire, Aragon,…

Brigitte Daillant

Attirée par toutes formes d’expression et d’animation, dans un désir de découverte mutuelle et d’apprentissage, ce texte lui est venu comme un cri. Une écriture sonore voulant saluer le pouvoir des mots à l’œuvre dans La Grappe.
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Plicature : fait de plier. Par extension, ce terme désigne les Poilus blessés, évacués, soignés mais dont les articulations restent pliées sans cause organique visible. Le docteur Clovis VINCENT (neurologue et grand patriote) innove alors un traitement infligeant aux malades des chocs électriques de 60 à 120 milliampères destiné à « redresser » ces soldats considérés comme simulateurs... Le refus de ce traitement par le zouave DESCHAMPS permettra aux législateurs de faire avancer la question du choix possible de son traitement par un individu mais l’impossibilité pour le soldat d’y participer. Aujourd’hui, le trouble de stress post- traumatique est reconnu mais reste très difficile à dépasser.

  

Plicaturés

« Lâches, salauds, cochons, trouillards, embusqués du cerveau, trembleurs en errance, blessés sans blessures, soldats inconvenants, honte de la patrie. »

Plicaturés évacués. Plicaturés arc-boutés, tordus, désarticulés, effondrés, hantés, hallucinés, confus.
« Ont la vie belle tous ces planqués gibier d’asile. »

Sont torturés à l’électrothérapie traitement infaillible de la lâcheté promettant un retour au front sous la grenaille.
Inconscients résistants à la terreur, cobayes exploités d’une médecine mécanique organique.

Soldats hébétés d’effroi. Non héros, non martyrs….

Hommage à vous les lâches, les salauds, les cochons, les planqués pionniers de la neurochirurgie.
Héros confus du refus du sujet, de la folie des combats.

Héros du conflit Devoir/Pouvoir.

Ni lâches.
Ni salauds.
Ni cochons.
Ni trouillards.

Christelle Mas

Plasticienne, photographe française née en 1984, vit en Finlande. A publié dans des revues sur le net et un recueil de poèmes « Voyage » Edilivre (site)
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Incontinence

Dans une cave minérale
Je sens les succions
De la vase
Je déblaie
Les barils de terreur
À travers le kaléidoscope
Inondé
J’essaie d’éviter
Les sols mobiles
Les liquides coulants
Le terreau glaireux


Les métalliques

Fusil accolé
Regard d’à côté
Sol décollé
Le fer s’effrite
Les machines sont nées
Les croûtes d’éclairs
Se rejoignent
Soudées d’éther
Le jus rend son saut
Les métalliques sont levées
Les mâchoires appuyées
Déclenchement latent
Éclair de fer


Audace

Frappe
Frappe
Mon sang ploie dans mes gestes
Mon corps s´énergise
Coups
Coups
Cerveau au cran
Le tambour dans mes veines me retient
Poing
Poing
Nerf incités
Tendons musclés
Masse
Masse
Poumon gonflé