« Les véritables poètes n’ont jamais cru que la poésie leur appartint en propre », affirmait Paul Eluard dans la préface d’une anthologie à laquelle on n’a pas accordé l’attention qu’elle mérite, Poésie involontaire et poésie intentionnelle (1942)(1). Il y juxtaposait des extraits de poèmes reconnus comme tels et, mêlés à des dictons ou des chansons, des extraits empruntés aux Annales médico-psychologiques, il citait également Hélène Smith, médium célèbre au début du siècle pour ses voyages « des Indes à la planète Mars », et le facteur Cheval dont le Palais n’attirait pas encore les touristes. La poésie, pour Eluard, pouvait apparaître là où d’ordinaire on n’allait pas la chercher, là surtout où l’on n’imaginait pas qu’elle se trouverait ; elle n’était la propriété de personne, le niveau d’instruction ne la définissait pas plus que la santé ou la maladie mentale.
En cela Eluard se montrait fidèle à l’une des leçons du surréalisme qui lui-même, d’ailleurs, en avait hérité de toute une tradition, née avec le romantisme, privilégiant ce que tour à tour on a appelé le naturel, le spontané, le primitif ou le naïf… Rompre avec l’académisme, renouveler les sources d’inspiration, tel fut le rôle des avant-gardes, et dans cette perspective, elles mirent en valeur l’imagerie populaire et la sculpture africaine, les dessins d’enfants et ceux des aliénés. A cet égard, l’almanach du Cavalier Bleu de Kandinsky, en 1912, est emblématique, ou dans les années 30 la revue Minotaure où Breton fit l’éloge des peintres et dessinateurs spirites. Mais en général, en ce qui concerne aliénés et spirites justement, leurs écrits restèrent enfouis dans des publications spécialisées.
Jean Dubuffet fut l’un des premiers à les en sortir. Quand par l’adjectif « brut » il désigna « les ouvrages exécutés par des personnes indemnes de toute culture artistique » (L’Art brut préféré aux art culturels, 1949), il n’établit aucune hiérarchie entre tableaux, dessins, sculptures, objets, broderies et « façons d’écrire ». Malgré la passion qu’il mit à les défendre, ces façons d’écrire, si nombreuses cependant, si variées, demeurent aujourd’hui peu connues. Si nous admettons l’importance des dessins de Wölfli (même si l’on croit nécessaire de spécifier qu’il s’agit de l’œuvre d’un schizophrène), que savons-nous de ses textes, dont la recherche est aussi remarquable ? Il suffit de visiter, sans préjugés, une exposition d’art brut pour nous en rendre compte, l’écriture y domine, elle a une qualité plastique évidente, mais nous sommes loin d’en être quittes avec les préjugés que Dubuffet dénonçait. Ce qui lui importait, quels que soient les ouvrages qu’il collectionna, quelles que soient les catégories où, pour nous rassurer, on voudrait placer leurs auteurs – tous les autodidactes pourtant ne sont pas des aliénés ou des spirites –, c’était leur pouvoir de création, un défi aux codes les mieux ancrés.
Les écrits bruts qui nous sont parvenus, sauvés quelquefois par hasard d’une destruction définitive, l’ont été sans exception de façon manuscrite. Ce qui nous frappe au premier contact, avant même de tenter une lecture, c’est leur présence visuelle, qui est très grande. Hodinos semble graver ses textes comme des inscriptions de médailles, alors que Jeanne Tripier obéit sans réserve, sans se soucier de construire, à la dictée intérieure. Les mots sont inséparables des images, et dans la relation qui s’établit entre eux les solutions les plus diverses sont envisagées : où qu’ils interviennent, dans un dessin ou autour, par l’altération des lettres, par leur dis-position qui ne dépend plus des lignes, par leurs couleurs, les mots font images. Cette présence visuelle, les supports la renforcent : papiers de toutes sortes récupérés n’importe où, collés ou cousus, qui deviendront des rouleaux interminables ou des livres aux dimensions démesurées. Comment ne pas admirer quand le pouvoir de création s’exprime en dépit des obstacles qu’on lui oppose ? L’artiste ou l’écrivain brut réinvente dans l’urgence intime dont il est à la fois la proie et le maître les moyens dont il a besoin comme il réinvente son langage. Et d’abord il transgresse la règle qui exige que l’on divise : ou bien la main dessine, ou bien la main écrit. La plupart des écrivains bruts sont des artistes, ils peuvent, certes, passer d’un mode d’expression à un autre, ils peuvent les employer en même temps, voire les confondre. Le geste est ici originel, aussi perdons-nous beaucoup lorsque nous lisons leurs textes dans une version imprimée(2), mais ils viennent d’une nécessité si profonde, irrépressible, qu’ils nous surprennent encore, nous bouleversent.
Les auteurs d’écrits bruts si démunis soient-ils, n’ignorent pas tout de leur portée, mais quand ils écrivent, leur intention n’est pas d’appartenir à une histoire pour la poursuivre ou la contester, ils n’ont ni maîtres ni rivaux. Ils ne cherchent pas davantage un public. C’est en ce sens qu’ils sont « indemnes », comme le disait Dubuffet, indépendants. Ce respect qui est le nôtre, qui limite jusqu’à nos audaces, ils ne le connaissent pas. Un certain nombre de traits les rapprochent, bien sûr, qui ne permettent pas néanmoins de définir une esthétique commune. L’intensité détermine les textes bruts, elle malmène ce à quoi nous tenons le plus, la langue, non seulement dans ses apparences, mais dans son vocabulaire et dans sa syntaxe. Sans doute utilisons-nous depuis longtemps les ressources des calembours, des mots-valises et des néologismes, mais avec Aimable Jayet comme avec Wölfli déjà ils abondent, leur fécondité semble inépuisable. Jayet interrogeait en permanence les rapports du masculin et du féminin : s’il existe un escargot, il doit exister pour lui une « escargosse ». Ce n’est là qu’un exemple parmi des centaines. Le vocabulaire ainsi mis en branle est d’autant plus actif que les liens de la syntaxe sont distendus à l’extrême. Hodinos dans ses descriptions et même dans ses récits énumère sans fin, les verbes sont rarement conjugués, les coordinations ont disparu, il dresse un univers où la vie s’est pétrifiée. Aloïse, elle, en se débarrassant des contraintes de la grammaire et de la ponctuation, s’abandonne à d’immenses coulées verbales extraordinairement animées, extatiques. Dans ce cas comme dans l’autre, l’excès domine. Prélever une citation serait arbitraire.
Nous ne supportons guère que la langue soit mise à mal et vacille dans ses fondements. Et c’est ce qui explique pour une large part notre méconnaissance des écrit bruts. Peut-être également avons-nous peur de ce qu’ils disent ou plutôt de ce qu’ils crient. Il n’y a rien de gratuit en eux, jamais. Ils protestent contre toute espèce d’enfermement, comment ne le feraient-ils pas avec violence ? Dans la moindre atteinte aux signes comme à leur ordre, notre monde se disloque.
Dubuffet entendait préserver l’art brut des intrusions indiscrètes, il le plaçait si haut qu’à ses yeux les autres formes d’art paraissaient insipides. Le message des écrivains bruts est assurément singulier, il n’est pas clos. Nous pouvons l’entendre. La poésie nous aide à l’entendre si du moins, comme Eluard le souhaitait, nous n’en faisons pas une activité séparée, si elle ne cesse de recréer la langue et la vie. L’art brut lui interdit de se restreindre à ce qu’elle découvre et de s’y complaire.
(1)Paul Eluard, Poésie involontaire et poésie intentionnelle, éditions Gallimard, coll. la Pléiade, Tome 1.
(2)Les Ecrits bruts, présentation de Michel Thévoz, en proposent un choix excellent (PUF, 1979)