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Liminaire

Écrire c’est bondir hors des rangs des assassins.
Journal de Franz Kafka, 27 Janvier 1922

La douceur de cet automne
Nous invitait à retenir les mots
Qui frissonnent sous les fougères
Et à donner rendez-vous aux terrasses des arbres
Qui se défeuillent.

Beyrouth, Paris, Bamako, Tunis, Jos,
Amères vendanges !
La stupeur usurpe notre raison
Nous laissant sans voix
– tentation du silence solidaire…

Mais nous avons juré d’écrire
De bondir hors du rang des meurtriers 
De courir sur les brasiers du monde
Et publier les murmures du vent
Sur l’escarpe du temps …

PARTIR !

Notre dossier était alors en marche
Prêt au voyage, à toutes les partances
Avec ses poètes arracheurs de silence : Daniel, Jules, J.Jacques, J.Pierre, Atiq, Philippe, André, Céline, Sylvia, J.Christophe, Colette, Dominique, J.Michel, Léo, Patrice, Marie-Paule, Célia.

Une Grappe offrande pour clore une année sans pareille
Par-delà les frontières cruelles réelles imaginaires
Et le cycle des saisons fuyantes qui portent nos mémoires irréductibles.

Daniel Abel

Daniel Abel Poète, plasticien, (dessins, collages, sculptures) publié dans de nombreuses revues, confie certains de ses textes à La Grappe.


PARS

Pars
arrache-toi à tout bloc de silence
étreins à pleins bras la lumière
sois le fils du vent
l’enfant chéri de la tempête
mets en miettes ton passé
dresse en phare l’avenir

Pars
pratique la césure
d’avec les interdits les censures
brise tous les miroirs
invente des nids d’aigle au revers des paupières
capte la foudre ceinture de chasteté du tonnerre
renverse l’amphore où s’est blotti l’océan
emporte dans ton sillage
les forêts vierges de tout fer mutilant
sois le grand tamanoir la loutre joueuse le tapir
l’anaconda géant dans la mâchoire du caïman
sois avenir

Pars
sur l’aile de l’aurore boréale
avec les migrateurs
flèche vers le plus lointain ta voyance
prends le parti des condors contre les vautours
domine la mêlée des gladiateurs en l’arène
séduis les cariatides
sois vainqueur de tout seuil

Pars
chaque instant soleil ivre
roulant sur le flanc des collines
allant chercher sous les robes des cascades
jambes fuselées d’astérie
vente haletant de sirène
sexe d’étoile de mer.

Pars
vêtu d’oripeaux de magie
changeant de peau d’apparence
selon l’humeur du torrent
catapulté par les marées équinoxiales
vers les falaises
que tu désarçonnes
d’un coup d’épaule magistral

Auprès du cratère
qui éructe son trop plein
pars avec les strélitzias rouges au bec d’obsidienne
sois effervescence incandescence efflorescence
évade toi des asiles l’infini à ta boutonnière
toutes les galaxies en une perle de rosée du côté de ton cœur
sois la voie lactée en la gorge du serpent
la tempête sur la langue du fourmilier
comme la murène hors des madrépores
avance une tête tueuse
triomphe de la Gorgone de la Méduse
accomplis en riant
les mille travaux d’ Hercule
nettoie toutes les écuries des phraseurs
brise mille lances contre les cracheurs de morale
sois immortel dans la seconde
vêtu des habits d’opaline du grand large.


Exode par Dominique Laronde

MON EXODE (1940)

Le directeur d’école activait la manivelle essayant de démarrer la Citroën. Son épouse émergeait de la maison, encombrée de bagages.
Le vieillard se tenait à l’arrière du véhicule avec Linda la chienne.

Il fallait partir.
«  ILS ne sont pas loin, on entend la canonnade…
– C’est du côté de Charmes…ou de Bayon. »
Ma mère, postière, « réquisitionnée » par le gouvernement, mon père au front il avait été décidé que je partirais avec mon directeur d’école, son épouse, le vieillard, la chienne…Partir, vers le Sud.
«  Où ILS ne sont pas, du moins pas encore. »

Il me restait quelques minutes pour dire au revoir au paysage de mon enfance.
L’école des garçons, en face celle des filles, l’escalier de la mairie sur lequel la « Tribu » le soir se réunissait…
Nous regardions rêveusement les étoiles.
«  La Grande Ourse !
– La Petite Ourse.
– Les Gémeaux !
– Une filante !
– Vite, formuler un vœu, moi je veux être, plus tard…»

Il fallait partir.
Maman me serra contre elle :
«  Surtout prenez-en soin.
– Soyez sans crainte, comptez sur nous. »
Nous voilà bientôt pris dans la longue chenille des voitures de l’exode. En route vers le Sud. Où ILS ne sont pas.
Dans le Sud il y a la Ville blanche. Où l’on ne connaît pas la guerre, où l’on ne saurait mourir.
Les kilomètres se succèdent, par les hameaux, les campagnes… La nuit les pinceaux lumineux des phares tirent de l’obscurité une fantasmagorie, révélant des formes étranges, un bestiaire fabuleux… Mon imagination d’enfant vagabonde.
Nous dormons dans des granges de hasard au lever du jour les cheveux ébouriffés de paille nous nous livrons à une toilette sommaire.
Nous rejoignons la longue file de voitures. L’avance cahin-caha se poursuit, nous croisons des véhicules arrêtés sur le bas côté, capot soulevé, moteur fumant, le conducteur, penché sur le moteur, rajoutant de l’huile, de l’eau…
De hameau à hameau de village à village…
Partir.
Fuir.
On nous appelle « les réfugiés ».

Tout à coup un vrombissement dans le ciel, un terrifiant bruit de sirène.
«  Les stukas ! »
Vite, un abri de fortune, ornière, cabane, pan de mur…
Vite, le plus petit possible, invisible, indécelable…
La femme du directeur me précipite dans un fossé, elle se couche sur moi le directeur par dessus nous deux en ultime rempart…
«  Tac tac tac…» la mitraille, La lame de la faucheuse qui nous frôle, la mort qui passe, en talons hauts…
Le cauchemar terminé…
«  Papa ! Papa ! »
Le vieillard erre sur la route, hébété.
«  Linda ! Linda !»
La chienne blottie sous la voiture, poil hérissé toute tremblante…
Quand donc parviendrai-je à la Ville blanche ?

Enfin une bourgade du Sud. Une famille d’accueil, avec un fils, André, nous devenons aussitôt frères…
Une main de mère borde mon lit le soir, une seconde maman m’embrasse sur la joue.
«  Beaux rêves, mon petit ! »
Je rêve à la Ville blanche.
L’armistice signé, mon père nous rejoint, hâve, amer, en son uniforme d’artilleur.
«  Nous avons été trahis par nos chefs, nous ne disposions même pas du matériel adéquat… »
Il n’a qu’une idée en tête : trouver un passeur pour que ce dernier nous aide à franchir la ligne de démarcation qui sépare le Sud, la zone libre, où nous nous trouvons, de la zone occupée où réside la mère. Cartes étalées sur la table, palabres à la lueur de la lampe…
Un matin…
«  Bonne chance ! »
Le passeur en tête, le directeur avec deux valises, sa femme, le vieillard, Linda, la muselière, tenue en laisse… nous avançons dans la pénombre, enjambant des clôtures, côtoyant des marécages. Coassement des grenouilles, l’aile d’un oiseau de nuit nous effleure le visage… Le vieillard tousse, de façon répétitive. «  Chut ! Chut ! ». Courbés, silencieux comme des ombres.
«  Halte ! »
Des projecteurs sont braqués sur nous, des molosses montrent leurs crocs… Nous voici prisonniers. Pour un jour seulement car ILS nous relâchent non sans avoir…
«  Pas de prochaine fois n’est-ce pas sinon… »
Il en faut bien d’avantage pour décourager mon père.
Palabres sous la lampe, carte déployée, étude d’un itinéraire…
De nouveau par les sentiers embrumés, menés par le passeur, longeant des marécages… Cette fois, nous sommes passés, nous avons franchi la ligne de démarcation, nous voici en zone occupée…
«  Maman !
– Mon petit ! »

Il me faut retrouver…L’école des garçons, l’école des filles, la rue que nous empruntions, Hubert et moi, pour nous rendre à l’Avière près du lavoir à l’eau fluente, sur les galets une aria musicale…
Hubert, Philippe, Marianne, Françoise, Georgette… La Tribu ? Ses membres éparpillés dieu sait où… Nous nous étions promis, de toute notre foi naïve d’enfant….
«  Un pour tous tous pour un.
– Juré craché promis… »
Quand donc parviendrai-je à la Ville blanche ?

Jules Supervielle

Jules Supervielle naît à Montevideo en 1884 dans une famille originaire d’Oloron-Sainte-Marie. Orphelin à huit mois, il est élevé par son oncle et sa tante et fait ses études lycéennes et universitaires en France. Il voyage beaucoup et partage son existence entre Paris, où il s’installe en 1912, et l’Amérique latine où il s’est marié avec Pilar Saavedra en 1907. Après la guerre, il publie des poèmes remarqués par Gide et Mallarmé. Il ne cessera d’écrire romans et poésie. Ami de Henri Michaux et Paul Valéry, il est le poète de la nature, des animaux, des plantes et parvient à mêler passé et présent, perceptions quotidiennes et extraordinaires. Il compose sa poésie avec une apparente simplicité qui la rend proche de nous. En marge du surréalisme, il confie ses textes à la NRF et dans les revues dont Europe. En 1939 la guerre le surprend alors qu’il séjourne en Uruguay où il restera sept ans. Il revient en 1946 à Paris où il est nommé attaché culturel honoraire auprès de la légation d’Uruguay et continue son œuvre. En 1960, année de sa disparition, il est élu prince des poètes par ses pairs.


DÉPART

Un paquebot dans sa chaudière
Brûle les chaînes de la terre.

Mille émigrants sur les trois ponts
N’ont qu’un petit accordéon.

On hisse l’ancre, dans ses bras
Une sirène se débat

Et plonge en mer si offensée
Qu’elle ne se voit pas blessée.

Grandit la voix de l’Océan
Qui rend les désirs transparents.

Les mouettes font diligence
Pour qu’on avance, qu’on avance.

Le large monte à bord, pareil
A un aveugle aux yeux de sel.

Dans l’espace avide, il s’élève
Lentement au mât de misaine.

Gravitations – © Éditions GALLIMARD 1925


FAIRE PLACE

Disparais un instant, fais place au paysage,
Le jardin sera beau comme avant le déluge,
Sans hommes, le cactus redevient végétal,
Et tu n’as rien à voir aux racines qui cherchent
Ce qui t’échappera, même les yeux fermés.
Laisse l’herbe pousser en-dehors de ton songe
Et puis tu reviendras voir ce qui s’est passé.

Les amis inconnus © Éditions GALLIMARD 1934

Jean-Pierre Boulic

Jean-Pierre Boulic, poète vivant en Bretagne, a publié de nombreux recueils.


S’EN ALLER

C’est une pauvre sente
De glaise et passereaux
Où le ciel vient dresser
Un bouquet de nuages
Les genêts éclaboussent
De toute leur lumière
Et mon désir se creuse
La terre est si légère
Je ne sais où j’en suis
J’ignore le chemin
Je pense qu’on le trace
Au fur et à mesure
Vers toi tu veux que j’aille
Parole inaperçue
Je crois que tu façonnes
À la brise légère
Un secret que tu donnes
En langage d’amour
Ce que tu fais de moi
Allant je ne sais où.

Philippe Monneveux

Philippe Monneveux Agronome de formation, a publié dans des revues françaises et mexicaines en version bilingue. Vit au Pérou en attente de départ vers un autre pays d’Amérique latine.


CHERCHER PLUS LOIN

chercher le bout des chaînes
ou celui d’un chemin où s’enferment nos pas
chercher
mâture haute
gréement serré
l’étoile-mère de nos veines

et l’ange blanc peut bien se taire
car le secret
une fois saisi
par d’humides regards amoureux d’herbes inconnues
ou par les mots qui passent
d’inattendues rencontres en rendez-vous étroits
l’on peut partir bien loin
pour délier les nœuds du froid
et rassembler les fruits
échappés comme étoiles d’une enclume d’argent
dans les nuits claires d’innombrables printemps


LES NOMADES

Les nomades se croisent, puis leur ombre s’évanouit dans un soupir du temps.
La soif est longue, l’exil est un désert et l’arbre est sans racine.
Les sables sont les pailles d’or de rêves sans repos.
La mémoire est parfum d’un lieu
et la source
arrachement ou cicatrice.


IMMINENCES DU PARTIR

Dans le temps, sur les feuilles, dans le sillon qui se déchire et le creux de la main, il y a les lueurs du hasard, le bruit des ailes du couchant, la vague que l’on porte, la voix étouffée, la glace qui tremble dans l’air libre et puis la flamme qui danse sur les rebords du temps. Paysages confus des réminiscences, coquelicots que le vent a cueillis, simples caresses au fond de la mémoire, fil brûlé des souvenirs qui meurent.

Partir. La distance est parsemée d’étoiles, la lueur des signaux dans la nuit tombée se mêle à la clarté à peine visible de la voûte. Partir. La nuit, manteau tremblant brodé par la lumière, les étincelles d’or qui crépitent au couchant, les perles du levant, les yeux percés par les rayons brûlants. Partir. Les feuilles tremblent. Encore quelques instants. C’est le jour qui attend, le vent qui se déploie et la voix qui appelle la première étincelle, le soleil qui s’arrête au volet, l’ombre qui traîne en attendant on ne sait quoi : un regard en arrière ou bien l’eau du printemps…

L’aile se met à battre, la grille tourne, la porte tranche les mots et l’horizon enfin s’ouvre d’un geste. Au loin la foule passe et le monde s’efface. L’enfant en nous s’étonne. Ses yeux sont deux minces lueurs qui se glissent entre ces gens venus d’ailleurs. A travers les détours, l’espace grandit, le rêve éclate au jour, voyage dans le bleu du ciel ou le noir de l’orage, spectacle changeant au moindre mouvement. Inconnu merveilleux dont notre vie se pare à travers l’eau et les ornières.


L’AUDACE DANS LE SILENCE DE LA NUIT

Chacun apporte sa rigide misère, le secret de ses peurs, et le frisson qui le parcourt. Marche forcée poussant nos pas sans les connaître.

L’autre vue, c’est s’arrêter un rien, car la patience est en question et l’heure exacte, vérité passagère. S’appliquer au silence qui enflamme les lèvres, aimer à se saisir et parvenir à se surprendre, jouir du refus, tuer l’hésitation, apprendre à lire sur des traits inconnus et croire pour toujours à l’avenir des mers. En perdant la prudence, s’en retourner une autre fois où l’on n’a pas su être, et recueillir la flamme aux mains de l’imprévu.

L’air s’éloigne de la tête et des épaules quand les sillons cherchent l’audace dans le silence de la nuit.


REGARD VRAI

Ces vieux murs ne t’appartiennent plus. Tu as soif de fuir hors des passages engourdis, et de tenter des jours troublés et imprévus, de jeter plus loin ton ombre, bien au-delà des méprises élogieuses, pour ce lieu, d’abord, du dialogue des miroirs et de la variété de ses apparitions, phénomènes aux issues incertaines.
Il faut alors taire pour un temps encore tes cris que tu croyais faits pour être entendus, car rien ne presse dans la lente ascension des crêtes de la solitude.

De là tu saisiras enfin la forme vraie du jour.
Le soleil, la lune et les étoiles, tous ensemble mélangés, convergeront vers ton regard.
Tu contempleras enfin ton propre présent, accumulé, et les deux points, du commencement et de sa fin.

André Duprat

André Duprat poète publié chez plusieurs éditeurs, reste fidèle à La Grappe pour lui confier ses inédits.


LA PARTANCE REVENUE

Partir certes
Mais repartir

Repartir du bon pied
Encore faut-il la moelle
Au propre comme au figuré

Partir certes
Mais repartir

Encore faut-il un quai
Et un train à point d’heure
Pour s’éprendre d’une ligne du dedans
Destination : qui-vive…

Partir pour partir
N’est-ce pas un défi
Advenu avant terme

Partir pour partir
N’est-ce pas une lubie
Activée par un manque

Partir pour partir
N’est-ce pas un vertige
Annoncé sur un plan

Partir pour partir
N’est-ce pas un détour
Avancé pour la route

Partir au premier acte
Revenir au second
Comme une pièce attachée
Au moteur d’origine

Partir chemise ouverte
Revenir en cravate
Et voir dans ce retour
Les effets prolongés
D’une distance soumise
A une volonté propre

Et moi je suis parti
L’émoi en bandoulière
Revenant sans le pas
Mais avec un chemin

Le départ d’un partir me revenant
Comme un fantôme à sa lessive
Un haut-le-cœur magistral
Une hésitation suffocante
Une aigreur insoumise
Aussi un aller-retour
Un peu bègue aux arrêts

Le départ d’un partir me revenant
Comme un bagage perdu
Larmes et mouchoir compris
Est-ce pour autant un destin promis
Est-ce pour autant un destin promu
Ou n’est-ce qu’un mirage
Puits de l’eau à la bouche


Où es-tu partie
Tu es encore dans la lune
Tu voyages hors sol
Comme accaparée du dedans
Ton apesanteur nous pèse
Fardeau sans voix ni choix
Tu n’es plus présence précise
Voire encore moins regardante
Tu respires l’ailleurs
Auquel je ne crois pas
Tu demeures reposée
Comme l’interrogation soumise
Où es-tu présente
Comme tu ne vibres plus avec nous
Où, où, où… Maman


Partir
Dans le sifflement d’un train de nuit
Et ne descendre qu’après un sommeil pauvre
Dans une gare qui se présente
Par l’accent d’une annonce

Les pieds dans les mégots
Avaler le café d’amertume
Comme on joue l’avenir au fond d’une tasse
Et entendre nom et prénom déposés sur l’épaule
Dans l’amorce d’un recul

Et savoir que la liberté
Poursuit son chemin de faire
Sans crier gare

Partir
Dans les cendres accélérées
Du soupir ultime
Que la main d’amour dispersera
Dans la nuit d’étang

Et passer de rus en ruisseaux
De rivières en fleuve d’océan
Et revenir dans la nano particule
D’une goutte de pluie d’orage
Ainsi ira l’éternité d’un terre-à-terre

Il y a partir et partir
Mais ceux qui partent pour survivre
Donnent du courage au mot partir

Ainsi mon frère le réfugié
Socle de sable entre deux balles
Ainsi ma sœur la réfugiée
Salve de fleurs entre deux bombes

Il y a partir et partir
Mais si erre l’être en partance
Sa cause au fond est entendue

Saint-Junien le 7/10/2015

Céline Letournel

Céline Letournel partage sa vie entre écriture et vidéo, auteur d’un roman Pas Perdus éd Prem’Edit77.


HAMNOYA

     Sur le fil à linge flottait sa chemise. La dernière qu’il ait portée. Celle qui restait dans le panier à linge ce matin. Encore imprégnée de son odeur. Elle avait longuement hésité, mais elle ne pouvait pas la laisser. Elle devait faire ce qu’elle avait toujours fait, ce qu’on attendait d’elle, ce qu’il avait toujours attendu d’elle.
     Au loin, les nuages de l’ondée passée continuaient à s’éloigner. Ils ne menaçaient plus l’île désormais. La journée serait belle.
     Elle portait son tablier lavé, usé, délavé, qu’elle avait toujours porté, et s’affairait comme à son habitude. Elle s’affairait comme elle l’avait toujours fait, elle ne savait pas faire autrement. Aujourd’hui était un jour presque ordinaire. Sa chemise flottait au vent.
     Elle s’assit un instant sur le banc de pierre et la regarda onduler, puis claquer comme une voile de bateau. Lentement, le vent la remplit de sa force, d’une énergie tranquille et indolente. Elle, se laissait immergée par le spectacle, ce clin d’œil improbable de la nature.
     Brusquement, elle se leva et rentra dans la maison. Elle avait entendu le cliquetis de la serrure. Elle croyait l’avoir entendu entrer. D’un regard, elle balaya la salle de séjour, puis monta à l’étage. Elle pensait bien l’avoir entendu entrer. Après tout, cela ne lui semblait pas impossible. Pas si impossible. Sa chemise flottait dans le jardin. Elle l’apercevait de la fenêtre de la chambre. Elle tournoyait à présent. Le vent, un instant, fut si fort ! Elle crut la voir disparaître. Le fil à linge se tendait et se détendait en des mouvements brutaux et saccadés. Mais elle tenait bon.

Dessin Brigitte Daillant

     Elle aurait voulu s’étendre. Elle soupira. Elle avait tant à faire. Aujourd’hui était un jour comme les autres. Comme les jours passés. Comme les jours à venir. Elle avait tant à faire. Elle aurait voulu s’étendre, mais elle se releva.
     Le soleil traversait la fenêtre, rayonnait dans la chambre et embrasait la tapisserie sur le mur en face. La journée serait belle. Le linge sècherait vite. Elle aimait l’odeur du linge qui séchait au soleil. C’était une odeur de sérénité. C’était l’odeur de la sérénité. Le linge était propre et sec. Tout allait bien. C’était une journée presque ordinaire. Le linge sècherait vite et elle le replierait avant que le soleil se couche derrière la montagne noire, qui se reflèterait alors dans la mer, puis rapidement envelopperait toute l’île dans une obscurité silencieuse et immobile.
     Elle n’aimait ni le silence ni l’immobilité. Elle ne pouvait pas rester sans rien faire. Pourtant, elle se surprit plusieurs fois ce jour-là, à avoir envie de s’asseoir. S’asseoir, simplement, face à la chemise qui flottait au vent, et la regarder se débattre, s’étendre, se recroqueviller. La regarder vivre malgré elle, suspendue, ne tenant qu’à un fil. Mais vivre. Elle voyait son ombre se mouvoir, se déplacer. Elle la voyait, et elle savait qu’une ombre ne ment pas. Une ombre se projette, s’applique, se déforme. Une ombre raconte ce qui lui arrive. Et celle-ci tint bon la journée durant.
     C’était un jour presque ordinaire. Sa chemise flottait dans les airs. Elle n’aimait ni le silence ni l’immobilité, pourtant elle se retint ce jour-là plusieurs fois de l’immobiliser. Cette chemise qui claquait comme la voile d’un bateau et se gonflait de tant de vie que cela en était blessant. Tellement improbable que cela en était blessant.

Dessin Brigitte Daillant

     Le linge séchait vite livré au soleil et au vent du large qui accompagnait la marée. Quand elle ne s’affairait pas, elle le respirait. Il séchait vite, mais elle le laissa suspendu au dessus du jardin, pour que les voisins voient sa chemise. Sa chemise comme un drapeau qui s’étendait fièrement. Un drapeau qui claquait un jour de cérémonie.
     Le linge sécha vite, mais elle attendit que le soleil commence à s’éteindre et que la rosée s’annonce pour le ramasser. Le vent était retombé. La chemise ne semblait plus suspendue, mais inerte, errante.
     Elle aurait voulu pleurer. Quelques larmes, tout au plus, qu’elle aurait essuyées dans son tablier. Son tablier lavé, usé, délavé. Elle aurait voulu pleurer, mais elle avait peur, peur de ne pas pouvoir s’arrêter.
     Elle respira la chemise qui ne flottait plus dans les airs, et elle y retrouva un petit peu de son odeur. Il aurait bien ri s’il l’avait vue. Elle rangea la chemise dans la corbeille à linge et rentra dans la maison.
     Il fallut allumer la lumière. Il était plus tard que d’habitude. Elle n’avait pas encore commencé à préparer le repas. C’était un jour presque ordinaire, et pourtant, il était plus tard que d’habitude. Il fallait peler les légumes et laisser mijoter la viande. Il aimait le ragoût de mouton. Il fallait peler les légumes et laisser mijoter la viande, mais elle emporta la corbeille à linge dans la salle de séjour. Doucement, elle boutonna la chemise, lissa le col, les manches et la plia avec soin. Elle la lissa, la caressa, redressa le col, la lissa encore, l’embrassa, et d’une larme brève, la mouilla.

     C’était un jour presque comme les autres. Un jour ordinaire. C’était la nuit dehors. La nuit silencieuse et immobile que promettait la montagne noire.

Dessin Brigitte Daillant

     C’était un jour presque comme les autres, mais elle n’avait pas encore fermé les volets. Elle n’avait pas vu la nuit tomber. Elle avait allumé la lumière de chaque pièce. Elle voulait croire que la nuit n’était pas tombée.
     De la fenêtre de l’étage, on apercevait l’horizon. Par delà la mer, on discernait la côte voisine qui scintillait. Les jours ordinaires, elle ne voyait pas la ville de l’autre côté de la mer. Les jours ordinaires, les volets étaient fermés avant que les lumières s’allument dans la ville de l’autre côté de la mer. Les jours ordinaires, elle n’imaginait même pas qu’il y avait une ville de l’autre côté de la mer, elle ne la voyait pas de la fenêtre de sa chambre.
     C’était un jour presque ordinaire. Elle ne ferma pas le volet de la chambre. Elle ouvrit l’armoire, et sur l’étagère vide, elle déposa sa chemise.

Jean-Jacques GUÉANT

Jean-Jacques Guéant collaborateur de la revue.


AYLAN
POURQUOI PARTIR
À L’ÂGE DES POURQUOI ?

Tu es parti Aylan 
A l’âge des pourquoi
Pourquoi alors venir poser la tête
Au bord d’une plage
Et dormir près des vagues ?

A tes parents
Qui te tenaient la main
Tu posais chaque matin
La question de tous les enfants du monde
À l’âge des pourquoi : pourquoi partir ?

Hier soir encore
Devant la barque si pleine
     La nuit si noire
Tu as posé la question : pourquoi partir ?
Toi qui voulais dormir…

Et pourquoi ce matin
Es-tu là seul sur le sable endormi
     Par vent calme
Dans la paume des vagues
Et le soleil qui s’indigne ?

Laisse-moi répondre Aylan
À ta question
Car j’ai l’âge de répondre aux questions
Sans réponse
Que posent les enfants à leurs parents

Je veux t’envelopper Aylan
De mes réponses
Comme on borde d’amour un enfant
     Le soir avant de dormir
A l’heure où les rêves s’avancent

Je veux te parler Aylan
Comme à un enfant à l’âge des pourquoi
     Qui ouvre les yeux
Sur le monde sans pourquoi
     Et referme les yeux

Laisse-moi m’incliner
Murmurer à ton oreille froide
     Aylan
Les belles histoires
Que tous les pères que toutes les mères
Inventent depuis des millénaires.

Sylvia Pawlowski-Mathis

Sylvia Pawlowski-Mathis, accompagne avec amitié de sa poésie grave les pages des dossiers de La Grappe.


OLGA

Elle était méconnue, minimisée, passée sous silence…
Elle est arrivée comme la vermine, contagieuse, envahissante, omniprésente et meurtrière.
Elle était habile, méticuleuse, ravageuse et orchestrée.
Elle a pris son pouvoir d’une main malfaisante, dans une volonté de tuer.
Rationnés, appauvris, pillés, exterminés par elle, des millions de morts…
Son nom, Holodomor.

Famine reconnue génocide par l’Ukraine en 2006 et crime contre l’Humanité par le Parlement européen en 2008. Elle a sévi en Ukraine de 1931 à 1932 et ne fut pas uniquement économique ou climatique comme celle de 1922 mais une famine organisée et politique destinée à nuire aux paysans récalcitrants à la campagne des collectes. Aucune fuite possible, courriers et appels à l’aide censurés.

Adieux les belles saisons, leurs lueurs et leurs floraisons,
Adieux la douceur, l’innocence et les jeux d’antan.

1938
Te voilà Olga, 18 ans à peine,
Poussée par ta détresse, un élan de survie,
Un jour tu as quitté l’Ukraine, ta famille et ta patrie.

Tu étais volontaire dit-on !
Partie, quittant ces vastes terres
Vers ta nouvelle destination
Tu as traversé la frontière
Pour une vie nouvelle
Quittant toute cette misère
L’Allemagne, ton nouvel horizon.

Tu fus placée dans ce village
Chez un homme veuf et son enfant
Munie de quelques bagages, de ta jeunesse, et de tes grandes illusions.
Nous n’avons pas tes états d’âme
Personne n’a pu les rapporter
Quelques lettres, quelques témoignages, des bribes çà et là glanées.
Ton accalmie fut éphémère
Dans cette ferme où tu logeais
Tu as vécu un nouveau drame
Lorsque la guerre a éclaté.

Je ressens bien au fond de mes entrailles
La souffrance dont tu as fait l’objet
Je ne connais pas les circonstances,
Ce que tu as vécu, ce qui s’est réellement passé…
Mais les tiens n’ont plus eu de nouvelles
Lorsque de ton ventre ton fils est né.

Je comprends bien Olga tout ton silence
L’enfant que tu as dû laisser
Ton départ après la guerre
Un nouveau pays, une nouvelle envolée.

Ne t’inquiète plus Olga
Même si loin, même si longtemps après
Même un continent plus loin,
Même un océan traversé
Ne t’inquiète plus Olga
Ton fils t’a retrouvée.

Tu sais Olga, n’aie plus de peine
Mon père m’a déjà tout raconté
Je porte en moi ton ADN
Ta famille nous l’avons retrouvée
Tu sais
Ta fuite, ton départ n’a fait que nous rapprocher.

Olga, ton nom me rappelle et m’interpelle
Olga, ton nom est en moi
De ton nom je m’appelle…

Sylvia, Olga, Helena PAWLOWSKI-MATHIS

Colette Millet

Colette Millet collaboratrice de la revue.


LE VOYAGE à BALI

Tout voyage devrait toujours nous émerveiller de dépaysement : voyager c’est se départir absolument de l’habituel. Aujourd’hui, je cherche quel voyage pourrait me dépayser autant que dans mes années d’apprentissage où n’ayant jamais eu d’images de contrées lointaines à me mettre sous les yeux, l’arrivée dans un de ces pays pouvait me sidérer du plaisir de l’inconnu. L’essence du voyage, sa raison d’être pour moi qui n’avait pas dix-huit ans résidait dans l’émotion d’un étonnement fondamental qui mesure toutes les différences. A cet âge on peut même s’imaginer être des pionniers. Je pense à mon séjour en Indonésie en 1972, à Bali desservi par un avion par semaine via Bangkok. Les Balinais accueillaient, malgré la barrière de la langue, une poignée de hippies américains et de globe-trotters hollandais dans un joyeux partage communicatif.

On atterrissait à Denpasar, il n’y avait qu’un hôtel confortable à Kuta constitué de bungalows simples à la charpente apparente où s’accrochaient de petits lézards inoffensifs qui vous tombaient sur les pieds dans la nuit. La vie sur l’île était paradisiaque. Tout nous envahissait : la lumière éclatante, l’air transparent du rivage, le vert omniprésent du végétal humide, l’eau miroitante des rizières en terrasse, la terre ocre d’une clairière couverte d’offrandes posées dans des petites coupelles pleines de fleurs et de fruits, le ciel envahi du panache de fumée du feu sacré des crémations. Un jour était réservé à la cérémonie à laquelle était conviée toute la population locale. Long cortège.

Le jour, sous un soleil de plomb, nous sillonnions l’île grande comme la moitié de la Corse, sur de petites motos japonaises pétaradantes, terminant nos parcours sinueux derrière une unique camionnette débordant de gens accrochés à ses flancs. Contournant les nids de poules, nous riions d’arriver bien avant la destination promise à l’endroit où, le goudron finissant, une piste impraticable s’enfonçait vers Ubud et la forêt des singes, des macaques crabier en liberté. Nous rebroussions chemin.

Circuler en taxi était plus sûr pour voir l’ensemble de l’île, le Mont Batur, le Mont Agung qui culmine à plus de 3000 mètres, les hauts plateaux de Kintamani avec ses plantations de café créées par les hollandais au XVIIème siècle. Rapporter quelques pièces de tissu de batik coloré et des petites sculptures en bois foncé, un bijou en argent de Celuk, et des sourires partout distribués par les balinais acquis au Tri Hita Karana, principe des trois raisons du bonheur et de la justice : les bonnes relations à entretenir avec les Dieux, les humains et la nature.

Le soir, sur la plage de sable blanc, on dînait de plat de riz et de poissons délicieux. Dans mon souvenir on s’asseyait sur des nattes posées à même le sol, mais peut-être était-ce sur un banc, pour assister au théâtre balinais sur la place principale de Kuta : le Barong met en scène l’éternel combat entre le Bien et le Mal. Les danseurs masqués bondissaient en rugissant, les danseuses habillées de brocart, coiffées d’or portaient des fleurs de jasmin et de frangipaniers. Le spectacle vrombissait de musiques étranges jouées sur des instruments non moins étranges : des gamelans, des gongs, cymbales, cloches et tambours. Le rituel du Ketchak était sans doute plus étonnant encore : une soixantaine d’hommes assis torse nu, tendant les bras en les agitant vers nous scandaient une incantation modulée et entraient dans une transe qui montait avec force au-dessus de nos têtes. Dépassement.

Dominique Desgouges

Dominique Desgouges auteur de romans policiers et d’aventures rejoint La Grappe avec ses textes courts.


BAYON

– Je vais partir…
Le silence se fit autour de la table. Tous les regards se tournèrent vers Lucien. Se fixèrent sur lui. Pendant de longues secondes, on n’entendit que le battement de l’horloge égrener ce qu’il restait à chacun de vie, peu ou beaucoup. Et puis, le silence se déchiqueta en un brouhaha gêné, des sourires apparurent, des rires se mêlèrent à la confusion des sons.
– Partir ? Mais pour aller où ? demanda Gaby
– Tu n’es jamais parti d’ici, papa. Tu n’as jamais voulu quitter ta tanière. Maman…
Maman, on venait de la porter en terre. Après les funérailles, on buvait le coup dans la cuisine, on croquait des gâteaux que Gaby et sa sœur Éliane avaient confectionnés la veille au soir, pendant la veillée, on entourait le vieux Lucien. Il y avait là des cousins, des voisins, des amis des enfants, des gens venus du bourg ou de plus loin.
Lucien posa ses mains l’une sur l’autre devant le verre de goutte qu’il n’avait pas touché. De vieilles, vieilles mains, usées, cabossées.
– Tu n’es même jamais allé à Paris. Le jour de votre voyage de noces, les trains étaient en grève…
C’était vrai. Ils étaient rentrés à la ferme, Amélie terriblement déçue, lui, Lucien, comme soulagé. Il avait promis qu’ils iraient plus tard, voir la tour Eiffel. Ils n’y étaient jamais allés. Ils n’iraient jamais. Il venait de jeter des pétales de roses sur la boîte en bois brillant où dormait Amélie.
– Et où veux-tu aller ?
– À Angkor.
Ses deux filles échangèrent un regard sidéré.
– Angkor ? Tu sais où c’est ?
– Au Cambodge.
Pas de doute, le décès de Maman lui avait chamboulé l’esprit. Il ne pourrait plus rester seul. Il faudrait le placer. Pas de précipitation. Après tout, il était secoué, c’était normal. Cinquante-neuf années passées l’un près de l’autre. Vingt et un mille six cent trente-huit jours. Jamais séparés. Ou si peu. Les choses allaient petit à petit trouver leur place. Se créeraient de nouvelles habitudes. On s’habitue à tout. Même à l’absence. Tu jettes une pierre à l’eau, les ronds s’estompent et la surface redevient lisse.
– Ce serait mieux Malibu, non ? fit, hilare, Jean, ce gendre que Lucien avait toujours trouvé stupide.
– Pourquoi Angkor ?
Une ombre dans les prunelles du vieil homme.
Elle avait choisi le calendrier parmi le lot que lui proposait Maurice, le facteur. C’était en… Il ne se souvenait plus. Maurice était mort, à la veille de la retraite. Un infractus… Sur le calendrier des postes, il y avait une photo : un temple bizarre au milieu de la forêt. L’ouvrage ressemblait à un gâteau gris mal démoulé, impropre à la consommation. Angkor Wat. (Ouatt ou Vatt ?) Amélie avait accroché le calendrier au mur de la cuisine et il était resté là longtemps, longtemps. Combien de fois avait-elle dit :
– Ce doit être beau à voir, non ?
Lucien n’avait jamais répondu.
Un jour, il l’avait vu découper une photo dans le magazine auquel elle était abonnée : Bonnes Soirées. Une tête sculptée dans la pierre, éclairée par les rayons du couchant.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Un temple d’Angkor : Bayon. Tu sais, c’est étrange, j’ai l’impression de connaître ce visage…
Elle rêvait d’Angkor, Amélie. Son jardin secret. La tête sculptée du Bayon lui était devenue familière. Elle lui avait raconté l’histoire du Bayon, mais Lucien ne l’avait pas écouté. Ô comme il regrettait… Comme il aurait voulu qu’elle lui raconte, qu’elle soit là, qu’ils soient tous les deux, rien que tous les deux dans cette cuisine…
Le calendrier des postes… Une photo jaunie des filles petites filles qui jouent dans le jardin… celle des petits-enfants, Claire et Olivier, absents aujourd’hui… Le panier du chat Ploum, vide… Le robinet de l’évier goutte… Les tomettes rouges se décolorent, certaines se fissurent… L’énorme frigidaire démarre en geignant… Et l’horloge égrène le temps… Tic-tac…
– Et vous iriez comment, à Angkor, Grand-Père ?

*

Le soleil poudroie, les ombres se découpent. Le soir vient. Les sons se détachent, gagnent en intensité, tandis que la chaleur décroît. Une nuée de Chinois étouffent un guide qui débite l’Histoire d’une voix criarde.
Dans le couchant, le visage prisonnier de la pierre prend une couleur entre or et caramel. Il sourit. Énigmatique. Moqueur. Se moque-t-il des Chinois ? Ceux-ci sont déjà plus loin. Se moque-t-il de Lucien ? Assis sur un bloc gris, le vieil homme le fixe depuis… depuis des heures.
Des centaines de touristes sont passés entre lui et le vieux bonhomme. Maintenant, après les Chinois, il n’y a plus personne.
Personne ?
– Monsieur ?
C’est elle qui s’avance. Elle parle français. Le garçon reste en retrait, benêt en short et tee-shirt I♥ NY. Elle brandit un appareil photo.
– Ça vous ennuierait de nous prendre tous les deux devant…
… la figure de pierre ?
Elle est vive, presque jolie. Elle a l’air fatigué. Une journée entière à courir les temples.
– Vous appuyez là.
Lucien se lève, ses articulations sont douloureuses. Le couple est déjà en place. Derrière la fille et le garçon, l’or fond sur le visage du roi. Le sourire paraît encore plus figé.
Clic.
Sur le quai de la gare, ils ont attendu, attendu. Le train n’est pas venu. Ils sont rentrés à la ferme à pied. La main dans la main. Amélie n’était pas fâchée. Seulement déçue. Lucien était heureux.
– Merci.
Elle tend la main pour reprendre son appareil photo.
– Vous êtes en voyage de noces ?
Elle acquiesce d’un battement de cils.
– Et vous vous appelez peut-être Amélie ?
– Non. Léa. Je m’appelle Léa. Pourquoi ?

Jean Michel Robert

Jean Michel Robert jeune pousse de l’école buissonnière Chambelland, Yves Martin, Alain Simon, Jacques Kober… Une anthologie la meilleure cachette c’était nous réunit le sel de son œuvre écrite.


On s’attarde

Bonne journée. Je reviens en m’accordant le détour,
rêverie en lisière.
La déclivité du terrain abolit toute précision de l’esprit, ainsi l’âme s’impose, mais en douceur, en vallon.
Cher vieux chemin, tu daignes encore me relire, et tu trouves toujours le sourire à nuancer,
la jalousie à cerner ; tu restitues au végétal les gestes jeunes, timides, trop humainement maladroits ;
quelle que soit l’heure, des nuits immenses coulent toutes nues sous un pont minuscule.
Là, s’attarder est le début d’aimer.
Quant à la fin, ce n’est encore qu’un cheveu sur une langue de griot.


Sortir

Bon, je sors les poubelles.
Je voudrais aussi sortir bien d’autres choses,
mais il n’y a pas assez de dehors.


Portes

J’en connais une, lointaine à double tour.
J’étais pourtant sûr de mon passe dans les yeux.
Mais, certaines nuits, quel que soit l’attirail, on ne passe pas.
Alors c’est vrai : il faut partir. Si c’est la fenêtre qui m’emporte,
je serai mémoire d’un envol de fissures.

Léo Verle

Léo Verle facteur d’images, mâche-laurier à ses heures, compagnon de Poésimage, participe à la métronomie des revues. Les collages en lucarnes du peuple des images.

Textes à paraître chez Gros Texte dans le livre intitulé : Après j’irai chanter


L’Horloge fauve

Il est des matins où fleurit la rose du partir, mais le temps travail diffère l’heure du départ. Alors on jette l’encre des premiers kilomètres en l’écrit des premières lignes. De ce voyage imaginaire, l’appel vers l’Est pour revenir au quai de Seine, après de multiples traversés des méridiens, ici un extrait :

…Quitter la vieille Europe
Valises cuir de pacotille ballotées,
Sacs denier noir en bandoulière
Aux mélopées des éclisses
Regards confondus d’un partir
Vers l’autre monde, flèche du levant
Ourlé de romances tziganes,
De violons d’érable blessés,
D’accordéons diatoniques
Enrôlant les siècles, klezmer mélodie.
Un monde Chagall, par-dessus les toits.
Fils télégraphiques se jouant de la modernité
Les villages dans un mirage d’Arachné.
Savante mosaïque brique et bois
Défilé à l’anonymat des fenêtres roulantes.
Bohême, deviner les vestiges
Les miettes d’empire aux châteaux
La ville aux mille tours et mille clochers
Ruelle d’or, l’adresse de Franz,
Homme déraciné, métamorphosique.
En son journal : ‘Toute littérature est assaut contre la frontière’.
Celle franchie aujourd’hui s’énonce barbelés
L’esprit des plaines défie le labyrinthe
Étrange traversée, le nom des villes au secret
Noms bleu prusse à l’émail blanc.
Les gares engloutissent les rames
Les nuées d’enfants palpitent aux portes
Beignets et vins chauds cannelle
Gri-gri de laine, objets de bois sculptés
Guirlande de voix à chaque halte
Les pièces tintent, les portières claquent
Les messages d’une langue à l’autre
Les conseils du voyage, numéro de quai.
En rase campagne, labours à fleur de terre
Aux poinçons des clairières
Le temps a gommé les ignobles miradors,
Les féroces cheminées de brique,
Honteux totems désarticulés, mis à bas.
Le film remémore les déchirures,
L’envers décor des verdures crues
Celluloïd diurne, blafards brouillards.
Au-delà des lignes, des baraquements secs
Du craquement rauque des palissades,
Des fils métal tresseurs d’épines,
L’empreinte des camps, le temps prison
Le présent fissure l’empreinte mercure.
Eperviers, hiboux confinent les futaies.
Les forêts résinent les souffles oubliés.
Ce train de compagnie ignore l’histoire.
La ville Mère annoncée
990 gares à saisir d’un déclic de mémoire
La parole, porte close.
Énumération vaine du voyageur
Tout a été dit, tant et tant de fois
Les façades rouges, les clochers de meringue
Les neufs gares,
Beloroussky, Kazansky, Kievsky, Koursky,Léningradsky, Paveletsky, Rijsky, Savelovsky, Iaroslavsky
Les gratte-ciels blanchâtres demi-siècle
Les bris de glace au lit d’hiver
L’ogresse rouge rêvasse de l’étreinte Volga
Jalouse légendes & ambres de St Petersburg
Se console millionnaire au musée Pouchkine.
Les chapkas fleurissent déjà
Deux mois à peine avant les grands frimas
L’horloge gronde au ventre de l’est
Le rail serpent hypnotise le soir.
Marche pied en cascade
Bagages déployés à la lueur des wagons.
Parcourir d’un regard les feuillets froissés
Un journal murmurumeur
D’une déjà lointaine Europe atlantique
Aux colonnes l’Homo économicus
Faits et méfaits divers,
Le sang neuf vient de l’invisible matière
Traquée en cercle magnétique
Bague d’aimants aux fusions
Lapins lumière vainqueurs
Des formules tortueuses au tableau,
Tohu-bohu boson de Higgs
Crevant les écrans du hasard.
Ici le temps du voyage semble immobile…

Patrice Blanc

Patrice Blanc publie de nombreux recueils de poésie.


HYPOTHÈSE

     Ce personnage qui n’avance pas.
Séquestré. Immobile. Cet homme est là, assis.

     Autour de lui règne le cliquettement
des pas des femmes endeuillées.
Il attend le train.

     Dans le train, il lève les yeux ; et voit
les têtes ondulant sous le roulis.
Il n’attend personne, – rien !
… il avance en lui-même.

     Les rires des filles enluminées l’occupent
au point qu’ils conjurent l’oppression du silence.

     Soudain, son esprit s’enfuit par une voie
de sortie.
Il ne reste plus une seule place assise. Quelques
lecteurs de journaux sans doute officiels
remuent les bras et froncent le sourcil.

Ce personnage est là, assis, qui
ne demande rien.

Autour de lui, de petits sacs gonflés
d’agressivité éclatent.
Il fait parfois noir comme dans un trou. Ses
lumières sont intérieures. Les femmes endeuillées
travaillent avec le temps ; et bougent devant leurs
visages leurs mains nues. Par la fenêtre, il
ne reçoit qu’un noir qui stagne. Les voix sont
habillées de stress.

     Déjà le bruit s’abat sur lui. Et,
contre la faiblesse raidie de son corps ; il lutte.

     Ce personnage avance dans un train
qu’il voudrait arrêter.
Séquestré. Immobile, cet homme est là ; assis.

     Il ne demande rien -.

Marie-Paule Renaud

Marie-Paule Renaud fidèle collaboratrice de La Grappe, familière de l’œuvre de Katherine Mansfield.


Katherine Mansfield et l’errance de l’artiste

     « Départ », comme mélange inextricable de rêve et de nécessité, la vie de Katherine Mansfield en offre un exemple dramatique. Il y eut dans sa vie deux départs sans retour : de Wellington à Londres en 1908 et de Londres à Fontainebleau en 1922. Entre ces deux dates, un nombre infini de départs et de retours, de recherches du bien-être (jolies maisons, confort), de fuites (des créanciers, des amis, de l’hiver londonien) et de défaites (la maladie, l’aventure avec Carco, la guerre, la solitude).
     « Nous nous installâmes à Runcton-Cottage en août 1912 et dès le début de novembre, nous en étions expulsés » écrit Middleton Murry dans Katherine Mansfield et moi. Parce que sa revue Rhythm est en faillite, et qu’il doit écrire, tel Balzac, avec les créanciers à ses trousses, Middleton Murry ne sait pas encore qu’il entraîne Katherine dans une longue errance.

     Critique au Supplément littéraire du Times, il se fait correspondant à Paris en décembre 1912 et y entraîne Mansfield : « Donc, au début de décembre, nous arrivions à Paris ; trois mois après nous étions de retour, sans un sou et sans nos meubles, qu’il fallut vendre, ô ironie, pour moins d e dix livres, alors que nous en avions déboursé vingt-cinq pour leur transport ». Malgré l’aide de Francis Carco qui écoulera les meubles auprès des tenancières de maison close, l’épreuve fut assez rude. K. Mansfield raconta : « Jack, dans un moment de désespoir, a vendu même le lit […] Je suis lasse de cette atmosphère dégoûtante, de manger des œufs durs avec mes doigts et de boire du lait à même la bouteille… ». Retour à Londres en mars 1912.
     Un grand départ solitaire, secrètement médité, ce sera le 15 février 1915 où Mansfield rejoint Francis Carco à Gray, près du front. Elle revient à Londres trois mois plus tard : « Elle avait l’air drôle, Ses cheveux étaient coupés court, écrit Middleton Murry, elle se tenait sur la défensive et je la sentais hostile […] Je sentais qu’elle avait été amèrement déçue, je la plaignais et brûlais du désir de la consoler. Mais je ne savais comment m’y prendre […] Nous étions gênés et malheureux, et Rose-Tree-Cottage où nous rentrâmes nous parut sombre comme une prison ».

     En novembre 1915, ce sera le grand voyage dans le Midi de la France : « On nous avait parlé de Cassis comme d’un endroit admirable […] mais le jour de notre arrivée, le quai de la gare disparaissait sous un nuage de poussière. Le mistral faisait rage. L’omnibus vacillait dans un tintamarre affreux, et nous grelottions à la pensée que nous avions retenu une chambre avec quatre fenêtres et presque pas de mur. Nous restâmes à contempler tristement les platanes à travers les rideaux de nos fenêtres en nous demandant pourquoi nous étions là ».

     Installée ensuite à Bandol, Katherine rentrera en Angleterre en avril 1916, accompagnée de Murry : « La perspective de quitter Bandol et la villa Pauline l’attristait profondément, dit-il. Quand la petite grille de fer se referma définitivement sur nous, elle était en larmes. Tout le temps de notre voyage, jusqu’à notre arrivée en Cornouailles, elle devint de plus en plus taciturne. Le ciel bleu lui paraissait métallique, la mer grise et le cri des mouettes désespéré ».

     En janvier 1918, Katherine repart à Bandol pour se soigner et écrire, heureuse à la perspective de ce séjour mais : « Hier j’ai reçu la première lettre de Katherine écrite de Bandol, et aujourd’hui la seconde. Elle me demande de lui écrire chaque jour. Elle se sent tellement malade ! Oh, pourquoi est-elle partie si loin ? », se lamente Murry et se lamentera-t-il toutes les années suivantes où il tentera de ne pas voir la progression de la maladie. Il a bien décrit le moteur psychologique de ces départs successifs : Mansfield, isolée à l’hôtel, écrit ses nouvelles dans une sorte d’état second, d’extase, de concentration extrême dont elle sort comme effrayée par la réalité, par l’approche de la mort : « Et aussitôt, prise de terreur, elle se tournait vers moi, convenant déjà du télégramme que je devais lui envoyer pour obtenir des autorités la permission de rentrer ».

     Elle a exprimé ce sentiment dans son Journal (29 février 1920) : « Il y a des moments où Dickens est possédé par cette puissance d’écrire : il est emporté par elle. Cela, c’est le parfait bonheur. Les écrivains d’aujourd’hui ne le partagent certes pas. La mort de Cheedle : l’aube qui tombe sur la lisière de la nuit. On se rend compte exactement de l’état d’âme de l’auteur, on voit comment il a écrit en quelque sorte pour lui-même, mais sans vouloir ce qu’il faisait. Il était cette aube qui tombe, il était ce médecin ».

     Le dernier médecin que Mansfield croit trouver, l’anti-écrivain par excellence, sera Gurdjieff à Fontainebleau. Elle note dans son Journal le 14 octobre 1922 à Paris, trois mois avant sa mort :

     « Je pars pour Fontainebleau lundi et je serai de retour ici mardi soir ou mercredi matin. Tout est bien ».(1)

(1) J. Middleton Murry, Katherine Mansfield et moi, trad. Nicole  Bordeaux et Maurice Lacoste, Nouvelles Éditions latines, 1946 ; Katherine Mansfield, Journal, trad. Marthe Duproix, Gallimard Folio, 1973.

Célia Rochard

Célia Rochard, poétesse venue à La Grappe par un atelier d’écriture. A collaboré à différentes anthologies et édité « Des mots, des phrases, un brin de poésie… » / Collection Sajat ».


PARTIR !

S’en aller brusquement, partir loin de l’horreur
Crier d’épuisement, c’est vital et majeur
Laissant tous les fatras marcher rapidement
Courir loin des dégâts, en oubliant le vent

Quitter tous ces bruits qui chantent dans la tête
S’évanouir sous la pluie pour que cela s’arrête
Quand après la tempête, arpenter les ruelles
Se cacher peut-être derrière les poubelles

A ce moment précis, enterrer ces terreurs
Celles qui dans la nuit arpentent tout mon cœur
Comme un grain de sable, s’envoler au plus vite
Avant que le diable ne découvre la fuite

Chasser tous les démons avec ténacité
Perdre toute notion de violence citée
Bien échanger, parler, pour oublier le temps
Vaincre toute apaisée, le paysage avant

Revivre !