Daniel Abel Poète, plasticien, (dessins, collages, sculptures) publié dans de nombreuses revues, confie certains de ses textes à La Grappe.
PARS
Pars
arrache-toi à tout bloc de silence
étreins à pleins bras la lumière
sois le fils du vent
l’enfant chéri de la tempête
mets en miettes ton passé
dresse en phare l’avenir
Pars
pratique la césure
d’avec les interdits les censures
brise tous les miroirs
invente des nids d’aigle au revers des paupières
capte la foudre ceinture de chasteté du tonnerre
renverse l’amphore où s’est blotti l’océan
emporte dans ton sillage
les forêts vierges de tout fer mutilant
sois le grand tamanoir la loutre joueuse le tapir
l’anaconda géant dans la mâchoire du caïman
sois avenir
Pars
sur l’aile de l’aurore boréale
avec les migrateurs
flèche vers le plus lointain ta voyance
prends le parti des condors contre les vautours
domine la mêlée des gladiateurs en l’arène
séduis les cariatides
sois vainqueur de tout seuil
Pars
chaque instant soleil ivre
roulant sur le flanc des collines
allant chercher sous les robes des cascades
jambes fuselées d’astérie
vente haletant de sirène
sexe d’étoile de mer.
Pars
vêtu d’oripeaux de magie
changeant de peau d’apparence
selon l’humeur du torrent
catapulté par les marées équinoxiales
vers les falaises
que tu désarçonnes
d’un coup d’épaule magistral
Auprès du cratère
qui éructe son trop plein
pars avec les strélitzias rouges au bec d’obsidienne
sois effervescence incandescence efflorescence
évade toi des asiles l’infini à ta boutonnière
toutes les galaxies en une perle de rosée du côté de ton cœur
sois la voie lactée en la gorge du serpent
la tempête sur la langue du fourmilier
comme la murène hors des madrépores
avance une tête tueuse
triomphe de la Gorgone de la Méduse
accomplis en riant
les mille travaux d’ Hercule
nettoie toutes les écuries des phraseurs
brise mille lances contre les cracheurs de morale
sois immortel dans la seconde
vêtu des habits d’opaline du grand large.
MON EXODE (1940)
Le directeur d’école activait la manivelle essayant de démarrer la Citroën. Son épouse émergeait de la maison, encombrée de bagages.
Le vieillard se tenait à l’arrière du véhicule avec Linda la chienne.
Il fallait partir.
« ILS ne sont pas loin, on entend la canonnade…
– C’est du côté de Charmes…ou de Bayon. »
Ma mère, postière, « réquisitionnée » par le gouvernement, mon père au front il avait été décidé que je partirais avec mon directeur d’école, son épouse, le vieillard, la chienne…Partir, vers le Sud.
« Où ILS ne sont pas, du moins pas encore. »
Il me restait quelques minutes pour dire au revoir au paysage de mon enfance.
L’école des garçons, en face celle des filles, l’escalier de la mairie sur lequel la « Tribu » le soir se réunissait…
Nous regardions rêveusement les étoiles.
« La Grande Ourse !
– La Petite Ourse.
– Les Gémeaux !
– Une filante !
– Vite, formuler un vœu, moi je veux être, plus tard…»
Il fallait partir.
Maman me serra contre elle :
« Surtout prenez-en soin.
– Soyez sans crainte, comptez sur nous. »
Nous voilà bientôt pris dans la longue chenille des voitures de l’exode. En route vers le Sud. Où ILS ne sont pas.
Dans le Sud il y a la Ville blanche. Où l’on ne connaît pas la guerre, où l’on ne saurait mourir.
Les kilomètres se succèdent, par les hameaux, les campagnes… La nuit les pinceaux lumineux des phares tirent de l’obscurité une fantasmagorie, révélant des formes étranges, un bestiaire fabuleux… Mon imagination d’enfant vagabonde.
Nous dormons dans des granges de hasard au lever du jour les cheveux ébouriffés de paille nous nous livrons à une toilette sommaire.
Nous rejoignons la longue file de voitures. L’avance cahin-caha se poursuit, nous croisons des véhicules arrêtés sur le bas côté, capot soulevé, moteur fumant, le conducteur, penché sur le moteur, rajoutant de l’huile, de l’eau…
De hameau à hameau de village à village…
Partir.
Fuir.
On nous appelle « les réfugiés ».
Tout à coup un vrombissement dans le ciel, un terrifiant bruit de sirène.
« Les stukas ! »
Vite, un abri de fortune, ornière, cabane, pan de mur…
Vite, le plus petit possible, invisible, indécelable…
La femme du directeur me précipite dans un fossé, elle se couche sur moi le directeur par dessus nous deux en ultime rempart…
« Tac tac tac…» la mitraille, La lame de la faucheuse qui nous frôle, la mort qui passe, en talons hauts…
Le cauchemar terminé…
« Papa ! Papa ! »
Le vieillard erre sur la route, hébété.
« Linda ! Linda !»
La chienne blottie sous la voiture, poil hérissé toute tremblante…
Quand donc parviendrai-je à la Ville blanche ?
Enfin une bourgade du Sud. Une famille d’accueil, avec un fils, André, nous devenons aussitôt frères…
Une main de mère borde mon lit le soir, une seconde maman m’embrasse sur la joue.
« Beaux rêves, mon petit ! »
Je rêve à la Ville blanche.
L’armistice signé, mon père nous rejoint, hâve, amer, en son uniforme d’artilleur.
« Nous avons été trahis par nos chefs, nous ne disposions même pas du matériel adéquat… »
Il n’a qu’une idée en tête : trouver un passeur pour que ce dernier nous aide à franchir la ligne de démarcation qui sépare le Sud, la zone libre, où nous nous trouvons, de la zone occupée où réside la mère. Cartes étalées sur la table, palabres à la lueur de la lampe…
Un matin…
« Bonne chance ! »
Le passeur en tête, le directeur avec deux valises, sa femme, le vieillard, Linda, la muselière, tenue en laisse… nous avançons dans la pénombre, enjambant des clôtures, côtoyant des marécages. Coassement des grenouilles, l’aile d’un oiseau de nuit nous effleure le visage… Le vieillard tousse, de façon répétitive. « Chut ! Chut ! ». Courbés, silencieux comme des ombres.
« Halte ! »
Des projecteurs sont braqués sur nous, des molosses montrent leurs crocs… Nous voici prisonniers. Pour un jour seulement car ILS nous relâchent non sans avoir…
« Pas de prochaine fois n’est-ce pas sinon… »
Il en faut bien d’avantage pour décourager mon père.
Palabres sous la lampe, carte déployée, étude d’un itinéraire…
De nouveau par les sentiers embrumés, menés par le passeur, longeant des marécages… Cette fois, nous sommes passés, nous avons franchi la ligne de démarcation, nous voici en zone occupée…
« Maman !
– Mon petit ! »
Il me faut retrouver…L’école des garçons, l’école des filles, la rue que nous empruntions, Hubert et moi, pour nous rendre à l’Avière près du lavoir à l’eau fluente, sur les galets une aria musicale…
Hubert, Philippe, Marianne, Françoise, Georgette… La Tribu ? Ses membres éparpillés dieu sait où… Nous nous étions promis, de toute notre foi naïve d’enfant….
« Un pour tous tous pour un.
– Juré craché promis… »
Quand donc parviendrai-je à la Ville blanche ?
Jules Supervielle naît à Montevideo en 1884 dans une famille originaire d’Oloron-Sainte-Marie. Orphelin à huit mois, il est élevé par son oncle et sa tante et fait ses études lycéennes et universitaires en France. Il voyage beaucoup et partage son existence entre Paris, où il s’installe en 1912, et l’Amérique latine où il s’est marié avec Pilar Saavedra en 1907. Après la guerre, il publie des poèmes remarqués par Gide et Mallarmé. Il ne cessera d’écrire romans et poésie. Ami de Henri Michaux et Paul Valéry, il est le poète de la nature, des animaux, des plantes et parvient à mêler passé et présent, perceptions quotidiennes et extraordinaires. Il compose sa poésie avec une apparente simplicité qui la rend proche de nous. En marge du surréalisme, il confie ses textes à la NRF et dans les revues dont Europe. En 1939 la guerre le surprend alors qu’il séjourne en Uruguay où il restera sept ans. Il revient en 1946 à Paris où il est nommé attaché culturel honoraire auprès de la légation d’Uruguay et continue son œuvre. En 1960, année de sa disparition, il est élu prince des poètes par ses pairs.
DÉPART
Un paquebot dans sa chaudière
Brûle les chaînes de la terre.
Mille émigrants sur les trois ponts
N’ont qu’un petit accordéon.
On hisse l’ancre, dans ses bras
Une sirène se débat
Et plonge en mer si offensée
Qu’elle ne se voit pas blessée.
Grandit la voix de l’Océan
Qui rend les désirs transparents.
Les mouettes font diligence
Pour qu’on avance, qu’on avance.
Le large monte à bord, pareil
A un aveugle aux yeux de sel.
Dans l’espace avide, il s’élève
Lentement au mât de misaine.
Disparais un instant, fais place au paysage,
Le jardin sera beau comme avant le déluge,
Sans hommes, le cactus redevient végétal,
Et tu n’as rien à voir aux racines qui cherchent
Ce qui t’échappera, même les yeux fermés.
Laisse l’herbe pousser en-dehors de ton songe
Et puis tu reviendras voir ce qui s’est passé.
Jean-Jacques Nuel, auteur de poèmes, aphorismes, nouvelles, récits, se consacre à l’écriture de textes courts et à sa maison d’édition Le Pont du Change
LIGNE 60
La ligne de bus 60, après avoir accompli le tour complet de la ville, revenait à la station de départ qui se confondait avec son terminus. Comme aucun arrêt n’était prévu au long de son trajet, ni pour déposer ni pour prendre des voyageurs, la direction de la compagnie après un an d’exploitation avait jugé plus économique (et plus écologique) de laisser le bus stationné sur son emplacement réservé, moteur arrêté, dans la gare routière. Les passagers montaient dans l’autobus, validaient leurs tickets, les portes se fermaient à l’heure prévue du départ, soixante minutes s’écoulaient sur place (le temps habituel du parcours qui coïncidait avec le tour complet de la grande aiguille d’une montre), puis les portes s’ouvraient, les passagers descendaient tandis que d’autres usagers, attendant à l’arrêt, s’apprêtaient à les remplacer. Depuis ces nouvelles dispositions, le confort s’était beaucoup amélioré, de l’avis unanime des clients qui vantaient un trajet régulier et calme, sans bruit de moteur, sans coup de frein, sans secousse, sans trépidation. Satisfaction partagée par la compagnie : la ligne 60 était la plus rentable et la moins accidentogène de l’ensemble du réseau.
LA PREMIÈRE
Cela fait plus de trois siècles que la pièce de théâtre est en répétition. Les metteurs en scène, les machinistes et les accessoiristes se succèdent ; les comédiens vieillissent, meurent et sont remplacés. Tous les vingt ans, on renouvelle le décor qui ne se trouve plus au goût du jour. Le théâtre de l’Ombre, où se prépare le spectacle, a déménagé plusieurs fois au gré des transformations de la capitale – mais il garde encore le nom de la troupe d’origine, qui obtint ses lettres patentes du roi Louis XIV en 1687.
De ces longues répétitions derrière les portes fermées, seul a filtré le titre de la pièce, L’inconstance et l’Illusion, dont l’auteur, peut-être connu à l’époque classique, n’est pas passé à la postérité. La date de la première, maintes fois annoncée, est sans cesse reportée car, de l’avis unanime de la troupe, il reste encore beaucoup de travail à accomplir avant de donner une représentation qui puisse plaire au roi.
Jean-Pierre Boulic, poète vivant en Bretagne, a publié de nombreux recueils.
S’EN ALLER
C’est une pauvre sente
De glaise et passereaux
Où le ciel vient dresser
Un bouquet de nuages
Les genêts éclaboussent
De toute leur lumière
Et mon désir se creuse
La terre est si légère
Je ne sais où j’en suis
J’ignore le chemin
Je pense qu’on le trace
Au fur et à mesure
Vers toi tu veux que j’aille
Parole inaperçue
Je crois que tu façonnes
À la brise légère
Un secret que tu donnes
En langage d’amour
Ce que tu fais de moi
Allant je ne sais où.
Né à Kaboul, Atiq Rahimi a reçu le prix Goncourt 2008, réside à Paris, rencontré au Festival des Étonnants Voyageurs.
UN CONTE
Retranscrit de l’émission de France-Culture du 25 septembre 2015
C’est une histoire du VIIIème siècle.
Lors de la conquête musulmane les adorateurs zoroastriens sont chassés de leurs terres, s’exilent en Inde où leur chef est accueilli par le souverain Indien tenant dans les mains un bol de riz rempli à ras bord et qui lui dit :
« Mon honorable hôte, toi et les tiens êtes les bienvenus sur notre terre. Mais je ne peux malheureusement vous donner l’asile. Ma terre ressemble à ce bol, une goutte de plus, il débordera »
Le sage mazdéen sort de sa poche une poignée de sucre et la verse dans le bol lentement. Aucune goutte ne déborde.
« Ne craignez rien, Maharajah, nous sommes comme du sucre, nous nous dissoudrons en vous sans vous combler… »
« … et vous nous donnerez en plus toute votre douceur »
Philippe Monneveux Agronome de formation, a publié dans des revues françaises et mexicaines en version bilingue. Vit au Pérou en attente de départ vers un autre pays d’Amérique latine.
CHERCHER PLUS LOIN
chercher le bout des chaînes
ou celui d’un chemin où s’enferment nos pas
chercher
mâture haute
gréement serré
l’étoile-mère de nos veines
et l’ange blanc peut bien se taire
car le secret
une fois saisi
par d’humides regards amoureux d’herbes inconnues
ou par les mots qui passent
d’inattendues rencontres en rendez-vous étroits
l’on peut partir bien loin
pour délier les nœuds du froid
et rassembler les fruits
échappés comme étoiles d’une enclume d’argent
dans les nuits claires d’innombrables printemps
LES NOMADES
Les nomades se croisent, puis leur ombre s’évanouit dans un soupir du temps.
La soif est longue, l’exil est un désert et l’arbre est sans racine.
Les sables sont les pailles d’or de rêves sans repos.
La mémoire est parfum d’un lieu
et la source
arrachement ou cicatrice.
IMMINENCES DU PARTIR
Dans le temps, sur les feuilles, dans le sillon qui se déchire et le creux de la main, il y a les lueurs du hasard, le bruit des ailes du couchant, la vague que l’on porte, la voix étouffée, la glace qui tremble dans l’air libre et puis la flamme qui danse sur les rebords du temps. Paysages confus des réminiscences, coquelicots que le vent a cueillis, simples caresses au fond de la mémoire, fil brûlé des souvenirs qui meurent.
Partir. La distance est parsemée d’étoiles, la lueur des signaux dans la nuit tombée se mêle à la clarté à peine visible de la voûte. Partir. La nuit, manteau tremblant brodé par la lumière, les étincelles d’or qui crépitent au couchant, les perles du levant, les yeux percés par les rayons brûlants. Partir. Les feuilles tremblent. Encore quelques instants. C’est le jour qui attend, le vent qui se déploie et la voix qui appelle la première étincelle, le soleil qui s’arrête au volet, l’ombre qui traîne en attendant on ne sait quoi : un regard en arrière ou bien l’eau du printemps…
L’aile se met à battre, la grille tourne, la porte tranche les mots et l’horizon enfin s’ouvre d’un geste. Au loin la foule passe et le monde s’efface. L’enfant en nous s’étonne. Ses yeux sont deux minces lueurs qui se glissent entre ces gens venus d’ailleurs. A travers les détours, l’espace grandit, le rêve éclate au jour, voyage dans le bleu du ciel ou le noir de l’orage, spectacle changeant au moindre mouvement. Inconnu merveilleux dont notre vie se pare à travers l’eau et les ornières.
L’AUDACE DANS LE SILENCE DE LA NUIT
Chacun apporte sa rigide misère, le secret de ses peurs, et le frisson qui le parcourt. Marche forcée poussant nos pas sans les connaître.
L’autre vue, c’est s’arrêter un rien, car la patience est en question et l’heure exacte, vérité passagère. S’appliquer au silence qui enflamme les lèvres, aimer à se saisir et parvenir à se surprendre, jouir du refus, tuer l’hésitation, apprendre à lire sur des traits inconnus et croire pour toujours à l’avenir des mers. En perdant la prudence, s’en retourner une autre fois où l’on n’a pas su être, et recueillir la flamme aux mains de l’imprévu.
L’air s’éloigne de la tête et des épaules quand les sillons cherchent l’audace dans le silence de la nuit.
REGARD VRAI
Ces vieux murs ne t’appartiennent plus. Tu as soif de fuir hors des passages engourdis, et de tenter des jours troublés et imprévus, de jeter plus loin ton ombre, bien au-delà des méprises élogieuses, pour ce lieu, d’abord, du dialogue des miroirs et de la variété de ses apparitions, phénomènes aux issues incertaines.
Il faut alors taire pour un temps encore tes cris que tu croyais faits pour être entendus, car rien ne presse dans la lente ascension des crêtes de la solitude.
De là tu saisiras enfin la forme vraie du jour.
Le soleil, la lune et les étoiles, tous ensemble mélangés, convergeront vers ton regard.
Tu contempleras enfin ton propre présent, accumulé, et les deux points, du commencement et de sa fin.
André Duprat poète publié chez plusieurs éditeurs, reste fidèle à La Grappe pour lui confier ses inédits.
LA PARTANCE REVENUE
Partir certes
Mais repartir
Repartir du bon pied
Encore faut-il la moelle
Au propre comme au figuré
Partir certes
Mais repartir
Encore faut-il un quai
Et un train à point d’heure
Pour s’éprendre d’une ligne du dedans
Destination : qui-vive…
Partir pour partir
N’est-ce pas un défi
Advenu avant terme
Partir pour partir
N’est-ce pas une lubie
Activée par un manque
Partir pour partir
N’est-ce pas un vertige
Annoncé sur un plan
Partir pour partir
N’est-ce pas un détour
Avancé pour la route
Partir au premier acte
Revenir au second
Comme une pièce attachée
Au moteur d’origine
Partir chemise ouverte
Revenir en cravate
Et voir dans ce retour
Les effets prolongés
D’une distance soumise
A une volonté propre
Et moi je suis parti
L’émoi en bandoulière
Revenant sans le pas
Mais avec un chemin
Le départ d’un partir me revenant
Comme un fantôme à sa lessive
Un haut-le-cœur magistral
Une hésitation suffocante
Une aigreur insoumise
Aussi un aller-retour
Un peu bègue aux arrêts
Le départ d’un partir me revenant
Comme un bagage perdu
Larmes et mouchoir compris
Est-ce pour autant un destin promis
Est-ce pour autant un destin promu
Ou n’est-ce qu’un mirage
Puits de l’eau à la bouche
Où es-tu partie
Tu es encore dans la lune
Tu voyages hors sol
Comme accaparée du dedans
Ton apesanteur nous pèse
Fardeau sans voix ni choix
Tu n’es plus présence précise
Voire encore moins regardante
Tu respires l’ailleurs
Auquel je ne crois pas
Tu demeures reposée
Comme l’interrogation soumise
Où es-tu présente
Comme tu ne vibres plus avec nous
Où, où, où… Maman
Partir
Dans le sifflement d’un train de nuit
Et ne descendre qu’après un sommeil pauvre
Dans une gare qui se présente
Par l’accent d’une annonce
Les pieds dans les mégots
Avaler le café d’amertume
Comme on joue l’avenir au fond d’une tasse
Et entendre nom et prénom déposés sur l’épaule
Dans l’amorce d’un recul
Et savoir que la liberté
Poursuit son chemin de faire
Sans crier gare
Partir
Dans les cendres accélérées
Du soupir ultime
Que la main d’amour dispersera
Dans la nuit d’étang
Et passer de rus en ruisseaux
De rivières en fleuve d’océan
Et revenir dans la nano particule
D’une goutte de pluie d’orage
Ainsi ira l’éternité d’un terre-à-terre
Il y a partir et partir
Mais ceux qui partent pour survivre
Donnent du courage au mot partir
Ainsi mon frère le réfugié
Socle de sable entre deux balles
Ainsi ma sœur la réfugiée
Salve de fleurs entre deux bombes
Il y a partir et partir
Mais si erre l’être en partance
Sa cause au fond est entendue
Céline Letournel partage sa vie entre écriture et vidéo, auteur d’un roman Pas Perdus éd Prem’Edit77.
HAMNOYA
Sur le fil à linge flottait sa chemise. La dernière qu’il ait portée. Celle qui restait dans le panier à linge ce matin. Encore imprégnée de son odeur. Elle avait longuement hésité, mais elle ne pouvait pas la laisser. Elle devait faire ce qu’elle avait toujours fait, ce qu’on attendait d’elle, ce qu’il avait toujours attendu d’elle.
Au loin, les nuages de l’ondée passée continuaient à s’éloigner. Ils ne menaçaient plus l’île désormais. La journée serait belle.
Elle portait son tablier lavé, usé, délavé, qu’elle avait toujours porté, et s’affairait comme à son habitude. Elle s’affairait comme elle l’avait toujours fait, elle ne savait pas faire autrement. Aujourd’hui était un jour presque ordinaire. Sa chemise flottait au vent.
Elle s’assit un instant sur le banc de pierre et la regarda onduler, puis claquer comme une voile de bateau. Lentement, le vent la remplit de sa force, d’une énergie tranquille et indolente. Elle, se laissait immergée par le spectacle, ce clin d’œil improbable de la nature.
Brusquement, elle se leva et rentra dans la maison. Elle avait entendu le cliquetis de la serrure. Elle croyait l’avoir entendu entrer. D’un regard, elle balaya la salle de séjour, puis monta à l’étage. Elle pensait bien l’avoir entendu entrer. Après tout, cela ne lui semblait pas impossible. Pas si impossible. Sa chemise flottait dans le jardin. Elle l’apercevait de la fenêtre de la chambre. Elle tournoyait à présent. Le vent, un instant, fut si fort ! Elle crut la voir disparaître. Le fil à linge se tendait et se détendait en des mouvements brutaux et saccadés. Mais elle tenait bon.
Elle aurait voulu s’étendre. Elle soupira. Elle avait tant à faire. Aujourd’hui était un jour comme les autres. Comme les jours passés. Comme les jours à venir. Elle avait tant à faire. Elle aurait voulu s’étendre, mais elle se releva.
Le soleil traversait la fenêtre, rayonnait dans la chambre et embrasait la tapisserie sur le mur en face. La journée serait belle. Le linge sècherait vite. Elle aimait l’odeur du linge qui séchait au soleil. C’était une odeur de sérénité. C’était l’odeur de la sérénité. Le linge était propre et sec. Tout allait bien. C’était une journée presque ordinaire. Le linge sècherait vite et elle le replierait avant que le soleil se couche derrière la montagne noire, qui se reflèterait alors dans la mer, puis rapidement envelopperait toute l’île dans une obscurité silencieuse et immobile.
Elle n’aimait ni le silence ni l’immobilité. Elle ne pouvait pas rester sans rien faire. Pourtant, elle se surprit plusieurs fois ce jour-là, à avoir envie de s’asseoir. S’asseoir, simplement, face à la chemise qui flottait au vent, et la regarder se débattre, s’étendre, se recroqueviller. La regarder vivre malgré elle, suspendue, ne tenant qu’à un fil. Mais vivre. Elle voyait son ombre se mouvoir, se déplacer. Elle la voyait, et elle savait qu’une ombre ne ment pas. Une ombre se projette, s’applique, se déforme. Une ombre raconte ce qui lui arrive. Et celle-ci tint bon la journée durant.
C’était un jour presque ordinaire. Sa chemise flottait dans les airs. Elle n’aimait ni le silence ni l’immobilité, pourtant elle se retint ce jour-là plusieurs fois de l’immobiliser. Cette chemise qui claquait comme la voile d’un bateau et se gonflait de tant de vie que cela en était blessant. Tellement improbable que cela en était blessant.
Le linge séchait vite livré au soleil et au vent du large qui accompagnait la marée. Quand elle ne s’affairait pas, elle le respirait. Il séchait vite, mais elle le laissa suspendu au dessus du jardin, pour que les voisins voient sa chemise. Sa chemise comme un drapeau qui s’étendait fièrement. Un drapeau qui claquait un jour de cérémonie.
Le linge sécha vite, mais elle attendit que le soleil commence à s’éteindre et que la rosée s’annonce pour le ramasser. Le vent était retombé. La chemise ne semblait plus suspendue, mais inerte, errante.
Elle aurait voulu pleurer. Quelques larmes, tout au plus, qu’elle aurait essuyées dans son tablier. Son tablier lavé, usé, délavé. Elle aurait voulu pleurer, mais elle avait peur, peur de ne pas pouvoir s’arrêter.
Elle respira la chemise qui ne flottait plus dans les airs, et elle y retrouva un petit peu de son odeur. Il aurait bien ri s’il l’avait vue. Elle rangea la chemise dans la corbeille à linge et rentra dans la maison.
Il fallut allumer la lumière. Il était plus tard que d’habitude. Elle n’avait pas encore commencé à préparer le repas. C’était un jour presque ordinaire, et pourtant, il était plus tard que d’habitude. Il fallait peler les légumes et laisser mijoter la viande. Il aimait le ragoût de mouton. Il fallait peler les légumes et laisser mijoter la viande, mais elle emporta la corbeille à linge dans la salle de séjour. Doucement, elle boutonna la chemise, lissa le col, les manches et la plia avec soin. Elle la lissa, la caressa, redressa le col, la lissa encore, l’embrassa, et d’une larme brève, la mouilla.
C’était un jour presque comme les autres. Un jour ordinaire. C’était la nuit dehors. La nuit silencieuse et immobile que promettait la montagne noire.
C’était un jour presque comme les autres, mais elle n’avait pas encore fermé les volets. Elle n’avait pas vu la nuit tomber. Elle avait allumé la lumière de chaque pièce. Elle voulait croire que la nuit n’était pas tombée.
De la fenêtre de l’étage, on apercevait l’horizon. Par delà la mer, on discernait la côte voisine qui scintillait. Les jours ordinaires, elle ne voyait pas la ville de l’autre côté de la mer. Les jours ordinaires, les volets étaient fermés avant que les lumières s’allument dans la ville de l’autre côté de la mer. Les jours ordinaires, elle n’imaginait même pas qu’il y avait une ville de l’autre côté de la mer, elle ne la voyait pas de la fenêtre de sa chambre.
C’était un jour presque ordinaire. Elle ne ferma pas le volet de la chambre. Elle ouvrit l’armoire, et sur l’étagère vide, elle déposa sa chemise.
Tu es parti Aylan
A l’âge des pourquoi
Pourquoi alors venir poser la tête
Au bord d’une plage
Et dormir près des vagues ?
A tes parents
Qui te tenaient la main
Tu posais chaque matin
La question de tous les enfants du monde
À l’âge des pourquoi : pourquoi partir ?
Hier soir encore
Devant la barque si pleine
La nuit si noire
Tu as posé la question : pourquoi partir ?
Toi qui voulais dormir…
Et pourquoi ce matin
Es-tu là seul sur le sable endormi
Par vent calme
Dans la paume des vagues
Et le soleil qui s’indigne ?
Laisse-moi répondre Aylan
À ta question
Car j’ai l’âge de répondre aux questions
Sans réponse
Que posent les enfants à leurs parents
Je veux t’envelopper Aylan
De mes réponses
Comme on borde d’amour un enfant
Le soir avant de dormir
A l’heure où les rêves s’avancent
Je veux te parler Aylan
Comme à un enfant à l’âge des pourquoi
Qui ouvre les yeux
Sur le monde sans pourquoi
Et referme les yeux
Laisse-moi m’incliner
Murmurer à ton oreille froide
Aylan
Les belles histoires
Que tous les pères que toutes les mères
Inventent depuis des millénaires.
Sylvia Pawlowski-Mathis, accompagne avec amitié de sa poésie grave les pages des dossiers de La Grappe.
OLGA
Elle était méconnue, minimisée, passée sous silence…
Elle est arrivée comme la vermine, contagieuse, envahissante, omniprésente et meurtrière.
Elle était habile, méticuleuse, ravageuse et orchestrée.
Elle a pris son pouvoir d’une main malfaisante, dans une volonté de tuer.
Rationnés, appauvris, pillés, exterminés par elle, des millions de morts…
Son nom, Holodomor.
Famine reconnue génocide par l’Ukraine en 2006 et crime contre l’Humanité par le Parlement européen en 2008. Elle a sévi en Ukraine de 1931 à 1932 et ne fut pas uniquement économique ou climatique comme celle de 1922 mais une famine organisée et politique destinée à nuire aux paysans récalcitrants à la campagne des collectes. Aucune fuite possible, courriers et appels à l’aide censurés.
Adieux les belles saisons, leurs lueurs et leurs floraisons,
Adieux la douceur, l’innocence et les jeux d’antan.
1938
Te voilà Olga, 18 ans à peine,
Poussée par ta détresse, un élan de survie,
Un jour tu as quitté l’Ukraine, ta famille et ta patrie.
Tu étais volontaire dit-on !
Partie, quittant ces vastes terres
Vers ta nouvelle destination
Tu as traversé la frontière
Pour une vie nouvelle
Quittant toute cette misère
L’Allemagne, ton nouvel horizon.
Tu fus placée dans ce village
Chez un homme veuf et son enfant
Munie de quelques bagages, de ta jeunesse, et de tes grandes illusions.
Nous n’avons pas tes états d’âme
Personne n’a pu les rapporter
Quelques lettres, quelques témoignages, des bribes çà et là glanées.
Ton accalmie fut éphémère
Dans cette ferme où tu logeais
Tu as vécu un nouveau drame
Lorsque la guerre a éclaté.
Je ressens bien au fond de mes entrailles
La souffrance dont tu as fait l’objet
Je ne connais pas les circonstances,
Ce que tu as vécu, ce qui s’est réellement passé…
Mais les tiens n’ont plus eu de nouvelles
Lorsque de ton ventre ton fils est né.
Je comprends bien Olga tout ton silence
L’enfant que tu as dû laisser
Ton départ après la guerre
Un nouveau pays, une nouvelle envolée.
Ne t’inquiète plus Olga
Même si loin, même si longtemps après
Même un continent plus loin,
Même un océan traversé
Ne t’inquiète plus Olga
Ton fils t’a retrouvée.
Tu sais Olga, n’aie plus de peine
Mon père m’a déjà tout raconté
Je porte en moi ton ADN
Ta famille nous l’avons retrouvée
Tu sais
Ta fuite, ton départ n’a fait que nous rapprocher.
Olga, ton nom me rappelle et m’interpelle
Olga, ton nom est en moi
De ton nom je m’appelle…
Tout voyage devrait toujours nous émerveiller de dépaysement : voyager c’est se départir absolument de l’habituel. Aujourd’hui, je cherche quel voyage pourrait me dépayser autant que dans mes années d’apprentissage où n’ayant jamais eu d’images de contrées lointaines à me mettre sous les yeux, l’arrivée dans un de ces pays pouvait me sidérer du plaisir de l’inconnu. L’essence du voyage, sa raison d’être pour moi qui n’avait pas dix-huit ans résidait dans l’émotion d’un étonnement fondamental qui mesure toutes les différences. A cet âge on peut même s’imaginer être des pionniers. Je pense à mon séjour en Indonésie en 1972, à Bali desservi par un avion par semaine via Bangkok. Les Balinais accueillaient, malgré la barrière de la langue, une poignée de hippies américains et de globe-trotters hollandais dans un joyeux partage communicatif.
On atterrissait à Denpasar, il n’y avait qu’un hôtel confortable à Kuta constitué de bungalows simples à la charpente apparente où s’accrochaient de petits lézards inoffensifs qui vous tombaient sur les pieds dans la nuit. La vie sur l’île était paradisiaque. Tout nous envahissait : la lumière éclatante, l’air transparent du rivage, le vert omniprésent du végétal humide, l’eau miroitante des rizières en terrasse, la terre ocre d’une clairière couverte d’offrandes posées dans des petites coupelles pleines de fleurs et de fruits, le ciel envahi du panache de fumée du feu sacré des crémations. Un jour était réservé à la cérémonie à laquelle était conviée toute la population locale. Long cortège.
Le jour, sous un soleil de plomb, nous sillonnions l’île grande comme la moitié de la Corse, sur de petites motos japonaises pétaradantes, terminant nos parcours sinueux derrière une unique camionnette débordant de gens accrochés à ses flancs. Contournant les nids de poules, nous riions d’arriver bien avant la destination promise à l’endroit où, le goudron finissant, une piste impraticable s’enfonçait vers Ubud et la forêt des singes, des macaques crabier en liberté. Nous rebroussions chemin.
Circuler en taxi était plus sûr pour voir l’ensemble de l’île, le Mont Batur, le Mont Agung qui culmine à plus de 3000 mètres, les hauts plateaux de Kintamani avec ses plantations de café créées par les hollandais au XVIIème siècle. Rapporter quelques pièces de tissu de batik coloré et des petites sculptures en bois foncé, un bijou en argent de Celuk, et des sourires partout distribués par les balinais acquis au Tri Hita Karana, principe des trois raisons du bonheur et de la justice : les bonnes relations à entretenir avec les Dieux, les humains et la nature.
Le soir, sur la plage de sable blanc, on dînait de plat de riz et de poissons délicieux. Dans mon souvenir on s’asseyait sur des nattes posées à même le sol, mais peut-être était-ce sur un banc, pour assister au théâtre balinais sur la place principale de Kuta : le Barong met en scène l’éternel combat entre le Bien et le Mal. Les danseurs masqués bondissaient en rugissant, les danseuses habillées de brocart, coiffées d’or portaient des fleurs de jasmin et de frangipaniers. Le spectacle vrombissait de musiques étranges jouées sur des instruments non moins étranges : des gamelans, des gongs, cymbales, cloches et tambours. Le rituel du Ketchak était sans doute plus étonnant encore : une soixantaine d’hommes assis torse nu, tendant les bras en les agitant vers nous scandaient une incantation modulée et entraient dans une transe qui montait avec force au-dessus de nos têtes. Dépassement.
Dominique Desgouges auteur de romans policiers et d’aventures rejoint La Grappe avec ses textes courts.
BAYON
– Je vais partir…
Le silence se fit autour de la table. Tous les regards se tournèrent vers Lucien. Se fixèrent sur lui. Pendant de longues secondes, on n’entendit que le battement de l’horloge égrener ce qu’il restait à chacun de vie, peu ou beaucoup. Et puis, le silence se déchiqueta en un brouhaha gêné, des sourires apparurent, des rires se mêlèrent à la confusion des sons.
– Partir ? Mais pour aller où ? demanda Gaby
– Tu n’es jamais parti d’ici, papa. Tu n’as jamais voulu quitter ta tanière. Maman…
Maman, on venait de la porter en terre. Après les funérailles, on buvait le coup dans la cuisine, on croquait des gâteaux que Gaby et sa sœur Éliane avaient confectionnés la veille au soir, pendant la veillée, on entourait le vieux Lucien. Il y avait là des cousins, des voisins, des amis des enfants, des gens venus du bourg ou de plus loin.
Lucien posa ses mains l’une sur l’autre devant le verre de goutte qu’il n’avait pas touché. De vieilles, vieilles mains, usées, cabossées.
– Tu n’es même jamais allé à Paris. Le jour de votre voyage de noces, les trains étaient en grève…
C’était vrai. Ils étaient rentrés à la ferme, Amélie terriblement déçue, lui, Lucien, comme soulagé. Il avait promis qu’ils iraient plus tard, voir la tour Eiffel. Ils n’y étaient jamais allés. Ils n’iraient jamais. Il venait de jeter des pétales de roses sur la boîte en bois brillant où dormait Amélie.
– Et où veux-tu aller ?
– À Angkor.
Ses deux filles échangèrent un regard sidéré.
– Angkor ? Tu sais où c’est ?
– Au Cambodge.
Pas de doute, le décès de Maman lui avait chamboulé l’esprit. Il ne pourrait plus rester seul. Il faudrait le placer. Pas de précipitation. Après tout, il était secoué, c’était normal. Cinquante-neuf années passées l’un près de l’autre. Vingt et un mille six cent trente-huit jours. Jamais séparés. Ou si peu. Les choses allaient petit à petit trouver leur place. Se créeraient de nouvelles habitudes. On s’habitue à tout. Même à l’absence. Tu jettes une pierre à l’eau, les ronds s’estompent et la surface redevient lisse.
– Ce serait mieux Malibu, non ? fit, hilare, Jean, ce gendre que Lucien avait toujours trouvé stupide.
– Pourquoi Angkor ?
Une ombre dans les prunelles du vieil homme.
Elle avait choisi le calendrier parmi le lot que lui proposait Maurice, le facteur. C’était en… Il ne se souvenait plus. Maurice était mort, à la veille de la retraite. Un infractus… Sur le calendrier des postes, il y avait une photo : un temple bizarre au milieu de la forêt. L’ouvrage ressemblait à un gâteau gris mal démoulé, impropre à la consommation. Angkor Wat. (Ouatt ou Vatt ?) Amélie avait accroché le calendrier au mur de la cuisine et il était resté là longtemps, longtemps. Combien de fois avait-elle dit :
– Ce doit être beau à voir, non ?
Lucien n’avait jamais répondu.
Un jour, il l’avait vu découper une photo dans le magazine auquel elle était abonnée : Bonnes Soirées. Une tête sculptée dans la pierre, éclairée par les rayons du couchant.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Un temple d’Angkor : Bayon. Tu sais, c’est étrange, j’ai l’impression de connaître ce visage…
Elle rêvait d’Angkor, Amélie. Son jardin secret. La tête sculptée du Bayon lui était devenue familière. Elle lui avait raconté l’histoire du Bayon, mais Lucien ne l’avait pas écouté. Ô comme il regrettait… Comme il aurait voulu qu’elle lui raconte, qu’elle soit là, qu’ils soient tous les deux, rien que tous les deux dans cette cuisine…
Le calendrier des postes… Une photo jaunie des filles petites filles qui jouent dans le jardin… celle des petits-enfants, Claire et Olivier, absents aujourd’hui… Le panier du chat Ploum, vide… Le robinet de l’évier goutte… Les tomettes rouges se décolorent, certaines se fissurent… L’énorme frigidaire démarre en geignant… Et l’horloge égrène le temps… Tic-tac…
– Et vous iriez comment, à Angkor, Grand-Père ?
*
Le soleil poudroie, les ombres se découpent. Le soir vient. Les sons se détachent, gagnent en intensité, tandis que la chaleur décroît. Une nuée de Chinois étouffent un guide qui débite l’Histoire d’une voix criarde.
Dans le couchant, le visage prisonnier de la pierre prend une couleur entre or et caramel. Il sourit. Énigmatique. Moqueur. Se moque-t-il des Chinois ? Ceux-ci sont déjà plus loin. Se moque-t-il de Lucien ? Assis sur un bloc gris, le vieil homme le fixe depuis… depuis des heures.
Des centaines de touristes sont passés entre lui et le vieux bonhomme. Maintenant, après les Chinois, il n’y a plus personne.
Personne ?
– Monsieur ?
C’est elle qui s’avance. Elle parle français. Le garçon reste en retrait, benêt en short et tee-shirt I♥ NY. Elle brandit un appareil photo.
– Ça vous ennuierait de nous prendre tous les deux devant…
… la figure de pierre ?
Elle est vive, presque jolie. Elle a l’air fatigué. Une journée entière à courir les temples.
– Vous appuyez là.
Lucien se lève, ses articulations sont douloureuses. Le couple est déjà en place. Derrière la fille et le garçon, l’or fond sur le visage du roi. Le sourire paraît encore plus figé.
Clic.
Sur le quai de la gare, ils ont attendu, attendu. Le train n’est pas venu. Ils sont rentrés à la ferme à pied. La main dans la main. Amélie n’était pas fâchée. Seulement déçue. Lucien était heureux.
– Merci.
Elle tend la main pour reprendre son appareil photo.
– Vous êtes en voyage de noces ?
Elle acquiesce d’un battement de cils.
– Et vous vous appelez peut-être Amélie ?
– Non. Léa. Je m’appelle Léa. Pourquoi ?
Jean Michel Robert jeune pousse de l’école buissonnière Chambelland, Yves Martin, Alain Simon, Jacques Kober… Une anthologie la meilleure cachette c’était nous réunit le sel de son œuvre écrite.
On s’attarde
Bonne journée. Je reviens en m’accordant le détour,
rêverie en lisière.
La déclivité du terrain abolit toute précision de l’esprit, ainsi l’âme s’impose, mais en douceur, en vallon.
Cher vieux chemin, tu daignes encore me relire, et tu trouves toujours le sourire à nuancer,
la jalousie à cerner ; tu restitues au végétal les gestes jeunes, timides, trop humainement maladroits ;
quelle que soit l’heure, des nuits immenses coulent toutes nues sous un pont minuscule.
Là, s’attarder est le début d’aimer.
Quant à la fin, ce n’est encore qu’un cheveu sur une langue de griot.
Sortir
Bon, je sors les poubelles.
Je voudrais aussi sortir bien d’autres choses,
mais il n’y a pas assez de dehors.
Portes
J’en connais une, lointaine à double tour.
J’étais pourtant sûr de mon passe dans les yeux.
Mais, certaines nuits, quel que soit l’attirail, on ne passe pas.
Alors c’est vrai : il faut partir. Si c’est la fenêtre qui m’emporte,
je serai mémoire d’un envol de fissures.
Léo Verle facteur d’images, mâche-laurier à ses heures, compagnon de Poésimage, participe à la métronomie des revues. Les collages en lucarnes du peuple des images.
Textes à paraître chez Gros Texte dans le livre intitulé : Après j’irai chanter
L’Horloge fauve
Il est des matins où fleurit la rose du partir, mais le temps travail diffère l’heure du départ. Alors on jette l’encre des premiers kilomètres en l’écrit des premières lignes. De ce voyage imaginaire, l’appel vers l’Est pour revenir au quai de Seine, après de multiples traversés des méridiens, ici un extrait :
…Quitter la vieille Europe
Valises cuir de pacotille ballotées,
Sacs denier noir en bandoulière
Aux mélopées des éclisses
Regards confondus d’un partir
Vers l’autre monde, flèche du levant
Ourlé de romances tziganes,
De violons d’érable blessés,
D’accordéons diatoniques
Enrôlant les siècles, klezmer mélodie.
Un monde Chagall, par-dessus les toits.
Fils télégraphiques se jouant de la modernité
Les villages dans un mirage d’Arachné.
Savante mosaïque brique et bois
Défilé à l’anonymat des fenêtres roulantes.
Bohême, deviner les vestiges
Les miettes d’empire aux châteaux
La ville aux mille tours et mille clochers
Ruelle d’or, l’adresse de Franz,
Homme déraciné, métamorphosique.
En son journal : ‘Toutelittérature est assautcontre la frontière’.
Celle franchie aujourd’hui s’énonce barbelés
L’esprit des plaines défie le labyrinthe
Étrange traversée, le nom des villes au secret
Noms bleu prusse à l’émail blanc.
Les gares engloutissent les rames
Les nuées d’enfants palpitent aux portes
Beignets et vins chauds cannelle
Gri-gri de laine, objets de bois sculptés
Guirlande de voix à chaque halte
Les pièces tintent, les portières claquent
Les messages d’une langue à l’autre
Les conseils du voyage, numéro de quai.
En rase campagne, labours à fleur de terre
Aux poinçons des clairières
Le temps a gommé les ignobles miradors,
Les féroces cheminées de brique,
Honteux totems désarticulés, mis à bas.
Le film remémore les déchirures,
L’envers décor des verdures crues
Celluloïd diurne, blafards brouillards.
Au-delà des lignes, des baraquements secs
Du craquement rauque des palissades,
Des fils métal tresseurs d’épines,
L’empreinte des camps, le temps prison
Le présent fissure l’empreinte mercure.
Eperviers, hiboux confinent les futaies.
Les forêts résinent les souffles oubliés.
Ce train de compagnie ignore l’histoire.
La ville Mère annoncée
990 gares à saisir d’un déclic de mémoire
La parole, porte close.
Énumération vaine du voyageur
Tout a été dit, tant et tant de fois
Les façades rouges, les clochers de meringue
Les neufs gares,
Beloroussky, Kazansky, Kievsky, Koursky,Léningradsky, Paveletsky, Rijsky, Savelovsky, Iaroslavsky
Les gratte-ciels blanchâtres demi-siècle
Les bris de glace au lit d’hiver
L’ogresse rouge rêvasse de l’étreinte Volga
Jalouse légendes & ambres de St Petersburg
Se console millionnaire au musée Pouchkine.
Les chapkas fleurissent déjà
Deux mois à peine avant les grands frimas
L’horloge gronde au ventre de l’est
Le rail serpent hypnotise le soir.
Marche pied en cascade
Bagages déployés à la lueur des wagons.
Parcourir d’un regard les feuillets froissés
Un journal murmurumeur
D’une déjà lointaine Europe atlantique
Aux colonnes l’Homo économicus
Faits et méfaits divers,
Le sang neuf vient de l’invisible matière
Traquée en cercle magnétique
Bague d’aimants aux fusions
Lapins lumière vainqueurs
Des formules tortueuses au tableau,
Tohu-bohu boson de Higgs
Crevant les écrans du hasard.
Ici le temps du voyage semble immobile…
Patrice Blanc publie de nombreux recueils de poésie.
HYPOTHÈSE
Ce personnage qui n’avance pas.
Séquestré. Immobile. Cet homme est là, assis.
Autour de lui règne le cliquettement
des pas des femmes endeuillées.
Il attend le train.
Dans le train, il lève les yeux ; et voit
les têtes ondulant sous le roulis.
Il n’attend personne, – rien !
… il avance en lui-même.
Les rires des filles enluminées l’occupent
au point qu’ils conjurent l’oppression du silence.
Soudain, son esprit s’enfuit par une voie
de sortie.
Il ne reste plus une seule place assise. Quelques
lecteurs de journaux sans doute officiels
remuent les bras et froncent le sourcil.
Ce personnage est là, assis, qui
ne demande rien.
Autour de lui, de petits sacs gonflés
d’agressivité éclatent.
Il fait parfois noir comme dans un trou. Ses
lumières sont intérieures. Les femmes endeuillées
travaillent avec le temps ; et bougent devant leurs
visages leurs mains nues. Par la fenêtre, il
ne reçoit qu’un noir qui stagne. Les voix sont
habillées de stress.
Déjà le bruit s’abat sur lui. Et,
contre la faiblesse raidie de son corps ; il lutte.
Ce personnage avance dans un train
qu’il voudrait arrêter.
Séquestré. Immobile, cet homme est là ; assis.
Marie-Paule Renaud fidèle collaboratrice de La Grappe, familière de l’œuvre de Katherine Mansfield.
Katherine Mansfield et l’errance de l’artiste
« Départ », comme mélange inextricable de rêve et de nécessité, la vie de Katherine Mansfield en offre un exemple dramatique. Il y eut dans sa vie deux départs sans retour : de Wellington à Londres en 1908 et de Londres à Fontainebleau en 1922. Entre ces deux dates, un nombre infini de départs et de retours, de recherches du bien-être (jolies maisons, confort), de fuites (des créanciers, des amis, de l’hiver londonien) et de défaites (la maladie, l’aventure avec Carco, la guerre, la solitude).
« Nous nous installâmes à Runcton-Cottage en août 1912 et dès le début de novembre, nous en étions expulsés » écrit Middleton Murry dans Katherine Mansfield et moi. Parce que sa revue Rhythm est en faillite, et qu’il doit écrire, tel Balzac, avec les créanciers à ses trousses, Middleton Murry ne sait pas encore qu’il entraîne Katherine dans une longue errance.
Critique au Supplément littéraire du Times, il se fait correspondant à Paris en décembre 1912 et y entraîne Mansfield : « Donc, au début de décembre, nous arrivions à Paris ; trois mois après nous étions de retour, sans un sou et sans nos meubles, qu’il fallut vendre, ô ironie, pour moins d e dix livres, alors que nous en avions déboursé vingt-cinq pour leur transport ». Malgré l’aide de Francis Carco qui écoulera les meubles auprès des tenancières de maison close, l’épreuve fut assez rude. K. Mansfield raconta : « Jack, dans un moment de désespoir, a vendu même le lit […] Je suis lasse de cette atmosphère dégoûtante, de manger des œufs durs avec mes doigts et de boire du lait à même la bouteille… ». Retour à Londres en mars 1912.
Un grand départ solitaire, secrètement médité, ce sera le 15 février 1915 où Mansfield rejoint Francis Carco à Gray, près du front. Elle revient à Londres trois mois plus tard : « Elle avait l’air drôle, Ses cheveux étaient coupés court, écrit Middleton Murry, elle se tenait sur la défensive et je la sentais hostile […] Je sentais qu’elle avait été amèrement déçue, je la plaignais et brûlais du désir de la consoler. Mais je ne savais comment m’y prendre […] Nous étions gênés et malheureux, et Rose-Tree-Cottage où nous rentrâmes nous parut sombre comme une prison ».
En novembre 1915, ce sera le grand voyage dans le Midi de la France : « On nous avait parlé de Cassis comme d’un endroit admirable […] mais le jour de notre arrivée, le quai de la gare disparaissait sous un nuage de poussière. Le mistral faisait rage. L’omnibus vacillait dans un tintamarre affreux, et nous grelottions à la pensée que nous avions retenu une chambre avec quatre fenêtres et presque pas de mur. Nous restâmes à contempler tristement les platanes à travers les rideaux de nos fenêtres en nous demandant pourquoi nous étions là ».
Installée ensuite à Bandol, Katherine rentrera en Angleterre en avril 1916, accompagnée de Murry : « La perspective de quitter Bandol et la villa Pauline l’attristait profondément, dit-il. Quand la petite grille de fer se referma définitivement sur nous, elle était en larmes. Tout le temps de notre voyage, jusqu’à notre arrivée en Cornouailles, elle devint de plus en plus taciturne. Le ciel bleu lui paraissait métallique, la mer grise et le cri des mouettes désespéré ».
En janvier 1918, Katherine repart à Bandol pour se soigner et écrire, heureuse à la perspective de ce séjour mais : « Hier j’ai reçu la première lettre de Katherine écrite de Bandol, et aujourd’hui la seconde. Elle me demande de lui écrire chaque jour. Elle se sent tellement malade ! Oh, pourquoi est-elle partie si loin ? », se lamente Murry et se lamentera-t-il toutes les années suivantes où il tentera de ne pas voir la progression de la maladie. Il a bien décrit le moteur psychologique de ces départs successifs : Mansfield, isolée à l’hôtel, écrit ses nouvelles dans une sorte d’état second, d’extase, de concentration extrême dont elle sort comme effrayée par la réalité, par l’approche de la mort : « Et aussitôt, prise de terreur, elle se tournait vers moi, convenant déjà du télégramme que je devais lui envoyer pour obtenir des autorités la permission de rentrer ».
Elle a exprimé ce sentiment dans son Journal (29 février 1920) : « Il y a des moments où Dickens est possédé par cette puissance d’écrire : il est emporté par elle. Cela, c’est le parfait bonheur. Les écrivains d’aujourd’hui ne le partagent certes pas. La mort de Cheedle : l’aube qui tombe sur la lisière de la nuit. On se rend compte exactement de l’état d’âme de l’auteur, on voit comment il a écrit en quelque sorte pour lui-même, mais sans vouloir ce qu’il faisait. Il était cette aube qui tombe, il était ce médecin ».
Le dernier médecin que Mansfield croit trouver, l’anti-écrivain par excellence, sera Gurdjieff à Fontainebleau. Elle note dans son Journal le 14 octobre 1922 à Paris, trois mois avant sa mort :
« Jepars pour Fontainebleau lundi et je serai de retour ici mardi soir ou mercredi matin. Tout est bien ».(1)
(1) J. Middleton Murry, Katherine Mansfield et moi, trad. Nicole Bordeaux et Maurice Lacoste, Nouvelles Éditions latines, 1946 ; Katherine Mansfield, Journal, trad. Marthe Duproix, Gallimard Folio, 1973.
Célia Rochard, poétesse venue à La Grappe par un atelier d’écriture. A collaboré à différentes anthologies et édité « Des mots, des phrases, un brin de poésie… » / Collection Sajat ».
PARTIR !
S’en aller brusquement, partir loin de l’horreur
Crier d’épuisement, c’est vital et majeur
Laissant tous les fatras marcher rapidement
Courir loin des dégâts, en oubliant le vent
Quitter tous ces bruits qui chantent dans la tête
S’évanouir sous la pluie pour que cela s’arrête
Quand après la tempête, arpenter les ruelles
Se cacher peut-être derrière les poubelles
A ce moment précis, enterrer ces terreurs
Celles qui dans la nuit arpentent tout mon cœur
Comme un grain de sable, s’envoler au plus vite
Avant que le diable ne découvre la fuite
Chasser tous les démons avec ténacité
Perdre toute notion de violence citée
Bien échanger, parler, pour oublier le temps
Vaincre toute apaisée, le paysage avant
Chantal ANTIER Docteure en Histoire internationale, Thèse : Un département dans la Grande Guerre, la Seine-et-Marne sous la direction de M.G.Pedroncini, Sorbonne, Paris I, Mention T.B. Bibliographie : La Grande Guerre en Seine-et-Marne. Presses du Village1998 Les soldats des colonies dans la Première guerre mondiale Editions Ouest-France 2006 (réédité en 2015) Les espionnes de la grande Guerre (en collaboration) Ouest-France 2008 14-18 La Guerre au quotidien (en collaboration) le Cherche-Midi 2008 Les Femmes dans la grande Guerre, Soteca (Belin) 2011 Louise de la Grande de Bettignies, espionne et héroïne Guerre, Tallandier avril 2013, Prix des Ecrivains Combattants 2014.
Trois femmes de Seine-et-Marne pendant la Grande Guerre
Les témoignages sur les femmes dans la Grande Guerre émergent depuis quelques années, rappelant leur importance, non plus entièrement dévouées aux côtés de leurs maris, comme en temps de paix, mais prenant une nouvelle place dans la société à cause de la guerre. Elles ne se sont pas seulement limitées à subir passivement le sort de quatre années d’épreuves, d’attentes et souvent de deuils : soutiens de l’Etat, soutiens des soldats, de leurs propres familles, les femmes de tous âges et de toutes classes sociales ont œuvré pour tenir aux côtés de ceux qui défendaient le territoire et pour maintenir la société en état de marche avec un patriotisme soutenu par la censure et la propagande.
Elles ont accepté ces rôles nouveaux, difficiles, encore jugés comme masculins mais indispensables à un pays où tous les hommes jeunes sont au front. Le féminisme à la veille de 1914 en est à ses débuts, malgré l’influence des suffragettes américaines et anglaises. Il se transformera pour beaucoup en pacifisme et grèves surtout à partir de 1917, ‘’l’année -trouble’’ : l’espoir de la victoire s’éloigne pour les Français et Françaises démoralisés par l’abandon de leurs alliés russes et l’arrivée tardive des Américains.
Après l’Armistice, les médailles surtout remises aux infirmières, les diplômes, les représentations de femmes éplorées sur les monuments aux Morts, seront-ils les seuls signes de reconnaissance de l’Etat après 1919, pour celles qui, bien souvent au péril de leurs vies, ont tenté de maintenir familles et société en temps de guerre ? Les avancées politiques ne seront obtenues par les Françaises qu’après la Seconde Guerre. Au contraire des femmes des pays alliés ou ennemis.
Ces thématiques sont abordées par l'exposition proposée à l'Astrolabe de Melun, sous la direction scientifique de Madame Chantal ANTIER, docteure en histoire, et la Délégation Départementale aux Droits des Femmes et à l'égalité de Seine-et-Marne. Elle sera ensuite présentée gratuitement dans chaque arrondissement de Seine-et-Marne sur demande, en s’adressant à SOPHIE RATIEUVILLE 01 64 41 58 51/ 06 83 38 67 61 et selon un calendrier consultable
Trois femmes de Seine-et-Marne pendant la Grande Guerre
(textes d’archives)
Julie BOUGREAU
Marie-Louise de PRAT habitant Fontainebleau, ayant passé un diplôme d’infirmière à la veille de la guerre et faisant partie de la SBM Société des Blessés Militaires.
Directrice de l’Hôpital militaire de Montereau en septembre 1914, devenu hôpital d’évacuation, installé dans la Faïencerie à la Bataille de la Marne :
“les voilà enfin les blessés, lambeaux d’uniforme sur des lambeaux d’hommes, épaves d’âmes où tout ce qui reste de vie s’est concentré dans les yeux, dont les regards éperdus sont devenus ceux d’un enfant “
Henri Lavedan, préface à l’Almanach de la S.B.M en 1914
La fin de la bataille de la Marne et la retraite allemande entraînent l’envoi des blessés au sud du département. Le médecin militaire Warneke, chef de l’Hôpital militaire du château de Fontainebleau demande à madame de Prat de prendre en charge l’Hôpital militaire des Héronnière, comme infirmière major. L’Ecole d’Artillerie est vidée de ses artilleurs partis au front, la place est libre pour y installer des soldats malades suite à la guerre,
typhus, tuberculose, épilepsie, maladies mentales et en 1918 grippe espagnole. Cinq infirmières y sont affectées sous les ordres de madame de Prat jusqu’à la fin de la guerre.
EXTRAITS de ses MEMOIRES
Marie « Julienne » JONOT née POIBLANC
En juillet 1913, Louis Alexandre JONOT et sa femme Marie-Julienne reprennent la laiterie de Trois-Moulins, près de Melun, créé vers 1889 par la famille Mollereau, puis tenue successivement par Henri de Monfreid et Paul Leclère. Son activité consiste à ramasser, deux fois par jour le matin dès 4H00 et en fin d’après-midi, le lait des fermes du nord-est de Melun et à le distribuer dans Melun. Une partie est transformée sur place en beurre, crème fraîche, fromage frais, petits-suisses… Le service est assuré par Louis, aidé de sa femme, et par deux ou trois employés. Le travail s’effectue 7 jours sur 7, 365 jours par an. Seule pause le dimanche après-midi, occupée à faire les comptes.
En août 1914, Louis Alexandre JONOT est mobilisé, malgré ses 41 ans, ses trois enfants, et son activité.
A Trois-Moulins, il a fallu s’organiser. Les employés sont mobilisés ou quittent l’entreprise, un frère aîné de Louis vient donner un coup de main, mais décèdera malheureusement peu de temps après. La guerre est toute proche, on entend les grondements de canons de la bataille de la Marne, on craint l’arrivée des allemands.
Début octobre, le régiment de Louis part rejoindre le front de la Somme. Louis tient son journal sur une simple feuille de papier. Le 27 novembre 1914, il est atteint par une balle, à Maricourt (Somme) et décèdera avant d’arriver à l’hôpital de Sézanne.
A 40 ans, pas d’autre choix pour Marie-Julienne, aidée de sa fille aînée Louise, d’Henriette et René, de continuer l’activité de la laiterie. Louise s’occupera des tournées à l’âge de 14 ans, se levant dès 4H00 du matin pour donner à manger aux chevaux, avant de partir sur les routes de campagne. Deux ou trois ouvriers complètent la main d’œuvre.
Marie Julienne recevra un diplôme d’honneur, délivré par le Conseil Général de Seine-et-Marne le 14 juillet 1919. Dans les années 1950, Marie Julienne sera Conseillère municipale à Rubelles.
Poète plasticien, confie depuis longtemps certains de ses textes à La Grappe. Son imaginaire multiforme lui permet des créations singulières. Ses poèmes, dessins, collages, sculptures nous entraînent auprès de son ami André Breton et du dernier groupe surréaliste qu’il fréquenta.
L’absence
La guerre de ma grand’mère Pauline
A la ferme de Bellevue aux Sèches Tournées, dans les hautes Vosges, durant l’été, prime la loi du travail. Sans phrases superflues, accompli dans la nécessité l’économie.
Dès le lever du jour l’outil sur l’épaule, le pas vif, se rendre par les allées de la montagne au champ. Sous le soleil le blé est nappe d’or la Ligne bleue à l’horizon scintille telle une orée de mer.
1914-1 915. Eugène Lecomte, mon grand père maternel, mobilisé, est quelque part au front, arraché à sa « Ligne bleue », son univers familier, il lui faut subir un univers hallucinant labouré par les salves d’artillerie avec comme horizon immédiat l’entrelacs des barbelés même la nuit les explosions le tonnerre.
La grand’mère Pauline Lecomte doit assumer seule l’entretien de la ferme. Elle a trois enfants en bas âge, trois petites filles qui réclament tendresse, attention : Marcelle, (ma mère) Germaine, Louisette. Il lui faut non seulement accomplir les tâches auxquelles elle s’adonnait quand son homme était là : traire les vaches à l’écurie, poursuivre la fabrication des munsters dont la vente assure quelques sous, manier la baratte à beurre, distribuer le grain à la volaille, ramasser les œufs encore chauds…
Désormais, il y a l’herbe à faucher, à la faux, les brassées à déposer sur le carré de toile écrue, noué ensuite aux quatre coins on bascule sur le côté un genou à terre, charge le fardeau sur l’épaule, porte à la charrette, recommence. Un travail d’homme.
Les champs sont trop exigus trop en pente pour être convertis en pâtures aussi pourvoir aux besoins des bêtes, distribuer l’herbe dans les mangeoires, préparer la soupe du soir dans des cuveaux de bois… cela « il » l’effectuait, une routine, répétitive. Oui remplacer l’absent, atteler le cheval, mener au champ, faucher, ratisser, grouper en andains, réunir en javelles. Ces dernières projetées avec la fourche vers l’ouverture de la gerbière, là-haut dénouer les javelles, emplir le grenier. Une fois l’an actionner à la manivelle le van, passer le blé à la batteuse… Les grains tressautent sur les tamis, cette frénésie évoque une armée en pleine bataille, des soldats qui s’affrontent.
« Mon cher homme… si tu savais combien tu nous manques ! »
Les trois petites accompagnent dans la charrette, se reposant à l’ombre d’une meule pendant que la mère non loin trime, au retour juchées sur la charge élastique qui fleure la paille ou l’herbe fraîche.
Au jardin, arracher les pommes de terre. Entretenir le feu dans l’âtre, le chaudron de fonte suspendu à la crémaillère. Toujours le travail. Sans un mot superflu. Sans une plainte.
Bêcher, semer, sarcler, préparer la levée du germe au printemps. Le plus pénible : l’écurie à récurer avec soin, le purin chargé dans la brouette, versé sur le tas de fumier autour duquel la volaille s’égaille.
Cela, bien sûr, plutôt un labeur d’homme.
Automne. L’ère des grands travaux révolue. Monte de la vallée le brouillard qui suscite la fantasmagorie efface le paysage. Elle pense à son homme, au loin, les pieds dans la boue, au cœur d’un orage d’acier dévastateur. Il lui arrive de recevoir une lettre du front qu’elle décachette cœur battant. Il lui parle des camarades blessés, des amis morts, des charges insensées, furieuses, baïonnette au canon, des nuits sans sommeil à espérer la fin du cauchemar le retour à Bellevue …
Il y a toujours à faire. Le grenier doit être empli de foin et de paille en prévision du long hiver, il y a les pommes, poires à ramasser, les mirabelles prunes reines-claudes à gauler. Elle s’attarde devant les photos au mur de la salle commune. Celle qui les représente, son Eugène et elle la Pauline en jeunes mariés, radieux au perron de l’église.
Un autre portrait de lui en uniforme bleu horizon, la moustache virile, le menton ferme, le regard décidé. L’album de souvenirs, en la niche du mur, à côté des Rustica, Chasseur français, Messager boiteux de Strasbourg… Elle feuillette, émue, mon dieu quand donc cette guerre finira combien de fois lui faudra-t-il, seule, assumer les labours, les semailles, les moissons, quelquefois son dos, à force de porter de lourdes charges….et ce purin de l’écurie, si pesant en la brouette… Elle déniche dans une armoire une statuette de Marie… ou c’est au crucifix au dessus du lit qu’elle s’adresse :
« Sainte Vierge… Doux Jésus, faites-moi revenir mon homme mettez fin à la guerre. »
Juin 1915. Ils étaient deux, deux à se présenter à l’entrée du petit chemin sableux menant à la ferme. Un officier l’air grave :
« Vous êtes bien l’épouse du soldat de première classe Eugène Lecomte ? »
Tout de suite elle a deviné la mauvaise nouvelle elle s’est préparée au terrible.
« Un vaillant soldat, qui a fait preuve de beaucoup de courage, s’est comporté en héros. A titre posthume il lui a été remis la médaille militaire et la croix de guerre ».
Un coup au cœur. Elle a dirigé son regard vers la Ligne bleue des sapins, palpitante dans la lumière… Ils avaient rêvé d’un voyage à la mer… ainsi il gisait quelque part, foudroyé, la laissant seule, toute seule avec les trois petites le domaine de Bellevue à entretenir. Quelle absurdité la guerre ! Qui engendre des veuves, des orphelins, exile à jamais l’individu de la liesse de la Saison blonde quand chante le paysage avec ses pavois d’or, qu’une petite alouette à la verticale des blés grisolle dans l’innocence avec le concert des grillons des criquets, toute une vie profuse, généreuse.
Par la suite ma grand’mère Pauline s’est remariée avec un maçon prénommé Théodore, converti avec bonheur en paysan. Enfin elle était soulagée dans son travail enfin elle avait près d’elle une épaule d’homme contre laquelle s’appuyer ! Ils ont eu deux gars, une fille, tout ce monde ainsi que les enfants du premier mariage participant de grand cœur aux travaux de la ferme pour lesquels ma grand-mère donnait toujours tôt matin le signal. Il y eut une seconde guerre 1940-1945, l’occupation allemande, les Libérateurs américains. Pendant l’occupation, farouchement ma grand-mère s’est opposée à toute réquisition, défendant bec et ongles le domaine, elle s’est journellement rendue, faisant fi de la mitraille, à ses champs, à son jardin. C’est en ce dernier qu’elle est morte debout en 1971, d’un coup violent au cœur. En soldat.
J’ai toujours rêvé avec mes yeux d’enfant devant le portrait du grand’ père Eugène que je n’aurai connu qu’en photo. « Un héros »… Au cimetière militaire de L’Hartmannswillerkopf, le Vieil Armand, une croix blanche parmi tant d’autres, une inscription qui témoigne, sobrement :
Auteur de deux romans dont l’un Jeanne, le pardon Edition Persée se déroule pendant la Grande Guerre, a souhaité participer, suite à l’appel de La Grappe, à ce collectif d’écriture dont le thème lui tient à cœur. Enthousiasmée par l’idée d’un partage d’émotions et d’images que provoquent toujours les mots.
Le lavoir
Plus de nouvelles au matin,
Plus de cartes ni de lettres,
Plus de traits couleur fusain,
Ni de mots qui s’enchevêtrent,
L’angoisse au creux de la main,
En bordure du lavoir,
On lave un matin chagrin.
Frappent, frappent les battoirs…
On savonne les chemises,
On triture moribonds
Des souvenirs qui agonisent,
Triste mémoire de chiffon,
Quand on pressait à sa guise
Pantalons et tabliers,
En coton ou laine grise.
Un bonheur à oublier…
Lors, sur la planche on s’alarme,
Quand l’eau déborde de noir,
On essore tant de larmes,
Plus de couleur ni d’espoir,
Sans sanglots ni vacarme,
On rince son cœur en deuil
Loin du front et des armes.
On se voile sans orgueil…
Les saisons coulent au lavoir,
Mouillent jupes et robes neuves,
Les voisines en ce miroir
Surprennent le reflet des veuves,
Sombres ombres à l’étendoir,
A genoux sur les margelles
On se tait par désespoir.
L’eau clapote et ruisselle…
Lectrice abonnée fidèle à la Revue, habituée au travail de l’estampe et du dessin plus qu’à celui de l’écriture, a voulu participer à cause de l’intérêt du sujet retenu et pour encourager ce premier appel à textes. Curieuse de lire la variété des textes et témoignages portés par La Grappe.
Le silence de Maryvonne
Maryvonne avait un frère, Jean-Marie.
1914 : leur village était le monde. Depuis l’enfance, ils travaillaient de l’aube à la nuit, placés dans deux fermes différentes. Le dimanche après-midi, par les chemins creux ou les talus, ils allaient dans la petite maison où leur mère les attendait. Jean-Marie exécutait quelques travaux pénibles, sciait du bois, bêchait le jardin, rafistolait le toit. Devant une tasse de café ou une bolée de cidre, ils partageaient un moment d’affection, se parlaient de leur vie. Ils s’en retournaient ensemble et, tout en bavardant, ils retrouvaient leur complicité, partageaient quelque secret que leur mère trop dévote aurait réprouvé.
Le 1er août 1914, l’ordre de mobilisation fut affiché sur la porte de la mairie du petit village breton. Les appelés devaient rejoindre immédiatement leur bataillon à Saint-Brieuc et partir pour la guerre. Jean-Marie n’avait pas encore vingt ans.
La campagne se vida des hommes, quels que fussent leur âge et leurs charges familiales. Les femmes les remplacèrent dans tous les travaux pour assurer la vie, parfois la survie de la famille. Dans ce village reculé et paisible, on imaginait mal cette guerre lointaine et meurtrière, et on s’inquiétait de tout.
Les nouvelles du front leur parvenaient par les soldats rentrés en permission ou les lettres courtes et rares des hommes ne sachant pas bien écrire. Dans les maisons, on redoutait la visite des gendarmes ou du maire, porteurs des avis de décès.
Maryvonne avait écrit à Jean-Marie sans savoir si les lettres lui parvenaient, sans recevoir de réponse hormis cette carte précieusement conservée, écrite au crayon : tout allait bien, il demandait des nouvelles du pays, pensait à elle et les embrassait.
Les jours, les mois passaient, interminables.
En 1915, il vint en permission, cinq ou six jours peut-être : frère aimé, fatigué, vieilli, mais vivant. Il parlait peu de sa vie de soldat mais il était là, elles l’entouraient, le regardaient affectueusement manger la soupe, les galettes, rire des draps blancs dans le lit, essayer l’écharpe et le gilet qu’elles avaient crochetés pour lui sous la lampe. Sa présence écartait leurs peurs.
Mais il lui fallut repartir pour le front.
Maryvonne l’accompagna un bout de chemin et c’est alors que Jean-Marie murmura : « Je ne reviendrai pas, c’est trop dur. »
Elle reprit sa vie, cette phrase fichée au cœur : « Je ne reviendrai pas ».
En septembre 1916, les gendarmes vinrent leur apprendre sa « mort à l’ennemi ; secteur de Tavannes, le 23 juin 1916 ». Rien de plus. Il avait vingt-deux ans.
Continuer de vivre dans le chagrin, avec le souvenir de ces jours où elles l’avaient cru encore vivant, dans l’ignorance de toute sa vie de soldat, de ses souffrances, de sa disparition. Mort où ? Comment ? Fauché par un obus, ou blessé, abandonné ?
Pas de traces, de corps, de croix, rien. Oui, disparu.
Mais dans le cœur de Maryvonne, il continua de vivre.
Eduquée par la religion, la culture locale, l’école à la soumission à l’ordre, au pouvoir, au devoir, elle s’inclina devant cette disparition, ces questions sans réponses. Sa mère mourut. Maryvonne se maria et quitta la Bretagne pour un pays de pierres, d’étés arides. Et elle garda le silence.
En 2003, les archives du Ministère de la guerre furent accessibles par internet. Les enfants de Maryvonne découvrirent les témoignages et les noms des deux poilus de la compagnie de Jean-Marie qui l’avaient vu tomber et attestaient sa mort. Ils apprirent comment s’était déroulée cette meurtrière journée du 23 juin 1916 près de Verdun ; ils découvrirent la progression et les actions de son régiment depuis août 14, et des témoignages de soldats.
Mais Maryvonne n’était plus là.
Ils repensèrent alors à ce lointain deuil maternel qu’ils avaient négligé de connaître, de partager peut-être. Ils se souvinrent qu’ils avaient regardé parfois avec elle la photo d’un beau jeune homme au regard franc et clair, figé dans le temps, une carte postale grise à la grosse écriture penchée, une médaille militaire au ruban rouge et quelques autres reliques conservées dans une boîte enfermée dans le tiroir d’une armoire. L’émotion de leur mère, si inhabituelle, les décontenançait, les troublait.
Ils se souvinrent de quelques paroles : Jean-Marie… mon frère…20 ans…Verdun…je ne reviendrai pas. Ils comprirent que le silence de leur mère n’était pas de l’oubli, mais une secrète et profonde peine qu’elle ne voulait ni montrer, ni partager, pour les protéger sans doute. Quelle place ce deuil avait-il eue dans sa vie ? Avait-il influencé sa conduite, son caractère ? Son courage, ses peurs des conflits et des violences venaient-ils de là ?
Et c’est ainsi qu’ils commencèrent à se demander s’ils n’avaient pas reçu eux-mêmes un héritage de cet oncle inconnu. En pensant à lui, grâce à lui, ils lurent des livres sur la guerre, les tranchées, le tunnel de Tavannes ; ils se déplacèrent pour voir Verdun.
Puis dans le petit village natal, ils reconnurent son nom dans la longue liste gravée au monument aux morts.
Et sous l’immense ciel gris, landes d’ajoncs, blocs de granit, terre profonde : ma Bretagne, disait leur
mère…
A 20 ans, poursuit une carrière artistique pour être comédienne. Mais quelle « comédienne » ? Pour répondre elle cherche, s’entiche, explore un art, en découvre un autre… se pose, parfois longtemps devant une page blanche.
Poing final
J’ vais faire du droit, comme papa.
M’habiller en bleu, faire le roi comme papa, puis courir dans la boue et rendre papa fou. L’épée au poing, trimballer « poupée », puis revenir après, barbouillée des joues, pour mettre maman à bout. Jouer avec les copines, au chat à la souris, à cache à cache dans les jupes puis déchirer les siennes pour monter dans le chêne, voir la fumée noire dans le soir…
Et comprendre qu’il faut rentrer cette fois sans histoire
J’aurais voulu faire du droit comme papa.
Il est mort. Maman aussi.
Je veux toujours faire du droit
Mais pour moi
Mon sexe n’en a pas besoin. Il n’en a pas le droit
Je fuis l’orphelinat, ayant la rage de ne pas avoir pu prouver avec courage
Que l’épée dans le poing, comme papa
Que le corps déchiré, comme papa
Que les yeux révulsés, comme papa
Je pouvais avoir le droit, de faire du droit comme papa. De décider de mes rêves, de mes peurs, de mes jeux, de mes pleurs, de mes vœux, de mes risques, de mes cris, de ma vie, de ma mort
Comme papa.
La catastrophe
La terre renversée. Tourbillon infini de carcasses métalliques, de carcasses… Une fumée de cendres. Des cendres enfumées qui étouffent, qui s’engouffrent dans la bouche, bouchent les yeux, étouffent, soufflent les corps. Fracas. Tonnerre. Noir.
Tout est noir.
Silence.
Tourbillon de terre, de métal, de sang.
Silence
Silence
Silence
Le cœur bat. Le sang bat. L’être bat.
Silence
Silence
Silence
Battement
Cadence
Silence
Silence
Sifflement
Douleurs
Cri
Douleurs
Douleurs
Douleurs
Couleurs
Lumière
Ciel
La bouche s’ouvre et mord le vent, pour inspirer profondément.
La marche
Des chemins.
Des lacs.
Des montagnes.
Le vent souffle les nuages, les herbes, les cheveux.
Une foule s’avance et traverse les champs.
Certains s’arrêtent. D’autres accourent et les relèvent.
Ils avancent. Ensemble.
Sans trop savoir pourquoi. Ils avancent.
Certains lèvent la tète vers le ciel pour voir leur reflet dans le bleu miroitant.
D’autres accourent à nouveau et les renversent.
Un peu.
Pour qu’ils avancent avec eux.
Les collines.
Les fleuves.
Les rochers.
Tout respire et aspire à changer.
Ensemble.
Le cœur battant.
La pluie
Le froid. Des baisers froids qui mordent, qui martèlent, qui caressent la peau craquelée de la terre. Cette peau inspire, se libère, s’ouvre et ondule. Elle inspire, accueille, reçoit, reçoit et reçoit et inspire encore, se gonfle de vie. Les baisers redoublent et la terre boit, boit, boit, en perd la raison et reste en apnée. Les baisers cessent. Enfin, la terre expire une brume blanche, dont elle se recouvre, avec pudeur.
Collaboratrice de la Revue depuis une quinzaine d’années, brosse à partir d’indices ténus le portrait de son aïeule, une jeune ouvrière prise dans la tourmente de 1914.
GARANCE
Comme chaque soir, Garance débarrasse les assiettes vides du dîner dans un va et vient rapide vers l’arrière-cuisine sombre. Avant d’y retourner faire la vaisselle, elle pose l’encrier sur la table et ouvre un grand registre noir devant les mains rugueuses, dures au travail, de sa mère qui entreprend patiemment de consigner l’état de leur travail du jour. Par une fenêtre haute, la douce lumière du soleil glisse dans cette salle de l’appartement qui leur tient lieu d’atelier où les machines à coudre ronronnent dix longues heures durant. Près d’elles, bien emmailloté le tout-dernier-né dort dans son berceau d’osier. Assises sur le parquet ciré, les deux petites jouent en silence pendant que les deux plus grandes chantent une berceuse à leur jeune frère.
L’atelier situé au premier étage de l’immeuble leur offre une vue plongeante sur la rue principale de la ville préfecture du sud-ouest. Depuis longtemps déjà, mère et fille sont culottières pour l’armée française. Délaissant son nom de baptême pour celui de la couleur des pantalons qu’elles confectionnent, la jeune fille se fait appeler Garance. La jolie brunette n’a pas son pareil pour s’amuser et rire avec tout le monde. Son petit minois frais et sa taille fine tournaient la tête à plus d’un gouyat(1) du quartier passant sous leurs fenêtres. Mais c’était avant que la patrie n’envoie toute sa jeunesse faire la guerre dans le nord du pays.
Depuis, la rue est trop calme à son goût. Le matin, en cousant les pantalons rouges pour les soldats, elle ne guette plus le passage des garçons, mais celui de Margot, la factrice embauchée aux Postes en remplacement de son mari, parti lui aussi au front. Le père de Garance, ouvrier chez un artisan ébéniste, n’a pas été mobilisé : « Trop vieux » dit-il dans un soupir, oubliant ses charges de père de famille nombreuse. Le soir, il s’en va cueillir les fruits et cultiver les légumes dans le jardin qu’il loue en bordure de la ville.
En sa qualité d’aînée, Garance qui a déjà vingt-trois ans, partage avec ses parents la tenue du ménage et veille sur les six cadets comme une seconde mère. Très jeune, au lieu de partir à l’usine comme beaucoup de ses camarades ou se placer comme bonne dans une famille de notables, elle a appris le métier d’ouvrière à domicile pour aider sa mère à tenir les délais de livraison car on la menaçait de lui retirer les commandes. Huit ans ont passé. En ces temps difficiles pour le pays, elles sont fières de participer à l’effort de guerre demandé aux femmes par le gouvernement. Sans le souci d’avoir à bien habiller les soldats, Garance penserait que leur travail est si mal rémunéré qu’il ne vaut pas toute la peine qu’elles se donnent.
Après la guerre, elle voudrait s’installer couturière, tailler et coudre de jolies robes à de belles clientes comme elle le fait pour ses sœurs Clémentine et Adèle avec des tissus achetés à bon prix sur le marché. Mais le soir dans son lit, les pièces des pantalons défilent encore sous ses paupières closes. Tout ce rouge qu’elle aimait tant commence, à force, à lui crever les yeux.
Après la guerre, elle voudrait ne pas avoir à mettre au monde trop d’enfants. Elle redoute que ses filles soient aussi têtues que Joséphine et ses fils aussi fragiles de la poitrine que Maurice.
Après la guerre, elle voudrait que celui de ses prétendants dont elle est amoureuse la demande en mariage. En août, le jour de son départ pour rejoindre son régiment, elle se souvient qu’il a promis de l’emmener voir la mer. Il y avait de la musique et des fleurs, des drapeaux flottant dans l’air, des chansons et des embrassades. Elle le revoit s’éloigner, agitant la main dans un au revoir souriant, presque joyeux à l’idée de voir du pays. Lui, le jeune cheminot, s’apprêtait à faire son premier grand voyage dans un wagon à bestiaux estampillé pour le convoi des troupes : Hommes 40 Chevaux (en long) 8 !
Après le départ organisé vers une victoire assurée
dans la chaleur accablante du mois d’août,
Depuis, les lettres qu’elle lui écrit disent les changements de la vie au pays, son travail à l’atelier.
Elle tait ce qu’elle redoute pour lui : la faim et le froid. puis l’attente inexpliquée pour aller se battre
alors qu’on assistait dans les gares à l’arrivée des blessés
et à l’exode des civils des territoires envahis par l’ennemi,
Depuis, on dit que l’armée allemande avance sur Paris. On dit que les soldats faits prisonniers vont travailler en Allemagne.
Elle tait ce qu’elle redoute déjà pour lui : la capture et la prison. la rumeur énorme des canons enflait chaque jour davantage, la pluie, la boue recouvrait tout : les barbelés, le bruit infernal des mitrailleuses, les cris des hommes montant à l’assaut
On dit que les soldats auront bientôt des permissions. Elle l’attend. Elle tait ce qu’elle redoute le plus pour lui : la blessure et la souffrance.
Les mois passent.
Elle apprend la patience.
Sous le tilleul, la pierre du banc s’affaisse. Là, ils se tenaient les mains et étaient gais ensemble, taquins, dans l’échange de fortes paroles. Depuis longtemps, plus rien de doux ne se dit près du lavoir à l’ombre des jeunes frênes.
Dans la ville, des femmes du nord accueillis avec leurs enfants chez des parents racontent la brutalité de l’envahisseur, la peur des représailles, l’abandon de leurs fermes, l’errance du voyage.
Les restrictions pèsent sur le moral de tous. Le ravitaillement en ville commence à être difficile. Les autorités surveillent la production des fermes de très près. Le travail paraît plus dur que jamais.
Les saisons tournoient dans un oubli de soi et l’attente semble interminable. Le monde semble s’être élargi pour n’apporter que du malheur. Les nouvelles du front sont rares.
On ne sait pas trop quoi en penser.
Ayant déjà participé au numéro 87, passionnée par les écrits sur les recherches botaniques, a envoyé ce dialogue tonique pour témoigner de l’expérience insolite d’une femme pendant cette période troublée.
Allo ! Skype-Histoire
– Allo, « Skype-Histoire », je voudrais parler à Jeanne.
– OK, voilà, c’est à vous :
– Tu es qui ?
– Sophie…
– Qui ça ?
– Ta petite fille, j’avais 6 ans quand on s’est parlé la dernière fois.
– Et tu veux quoi ?
– Raconte-moi ta mission à Alger en 1914
– Quelle mission ?
– Oh tu n’as pas oublié !
– Y’a pas eu de mission !
– Mais si, il y a une photo dans l’album de collection de photos.
– Photo, photo, ce n’est pas moi ça !
– Mais si, il y a aussi la carte de ton père du 27 octobre 1914, adressée à Alger, avec la date, il dit qu’il a reçu tes lettres du 23 septembre et 21 octobre 14.
– Ok, c’est vrai, mais je ne dois pas en parler, c’est secret, j’ai promis, silence !
– Mais enfin Grand-mère, c’est une super histoire, faut la raconter.
– T’as qu’à aller voir à Aix en Provence aux archives du CAOM(1), peut être qu’il y a un dossier.
– Grrr ! Pas eu le temps, tu sais, je travaille encore, la retraite c’est à plus de 60 ans aujourd’hui.
– Pas de chance, petite !
– Raconte moi, l’ordre de mission, le départ de Paris, le voyage en train, le bateau, avec qui, pourquoi ?
– J’avais 24 ans, mission secrète avec une collègue !
– Et pour faire quoi ?
– Mission secrète pour la Banque.
– Oh, tu m’énerves avec tes mystères, raconte !
– Un transport de fonds, d’or, des courriers!
– Wouahouuu un transport de fonds, l’Or …
– J’en sais pas plus moi-même, un voyage, des caisses, mais on s’est bien amusées !
– Comment ça : amusées, mais c’était la guerre !
– On avait 24 ans, un beau job, un voyage inespéré, regarde donc la photo, on n’a pas l’air triste !
– C’est vrai, habillées couleur locale, bijoux, pose chez le photo-graphe, vous avez l’air en vacances.
– Oh, ce fut une belle aventure !
– Donc tu as eu un rôle important, pourquoi t’ont-ils choisie ?
– Parce qu’il n’y avait plus que nous de disponibles, les autres étaient au front !
– Une mission secrète …
– Au retour, ça a été plus dur !
– Pourquoi ?
– Hé oui, il a fallu laisser les postes de décision aux hommes revenus, pas le droit de vote, la vie à l’économie !
– Comment t’as fait ?
– J’ai démissionné, un mariage, une entreprise, un fils, et voilà.
– Et après ?
– Là, ça finit de s’enfoncer, plus rien, la crise de 29, faillite de l’entreprise, le dépôt des bijoux en or chez « ma tante », et j’ai demandé s’ils pouvaient me réintégrer !
– Et alors ?
– Ils ont dit « Non ». Cependant, comme mon dossier comportait la mission secrète, j’ai été réembauchée, mais à un petit poste, petite paye, ce fut difficile !
– Ah c’est pour ça qu’il y a tant d’objets accumulés à la maison, la peur de manquer !
– De quoi tu te mêles, petite, occupe toi de tes affaires !
– Mais il y a la lanterne, les plateaux, le stock de savons ; moi aussi je suis née loin d’ici, moi aussi j’ai fait un grand voyage …
– Ah les voyages, c’est beau les voyages. Ma cousine Laure, elle n’a pas eu cette chance, et puis elle a perdu tous ses prétendants à la guerre. Elle était petite, vive, intelligente, mais les jeunes, il n’y en avait plus. Elle est restée célibataire !
– Mais c’était aussi son choix, une femme libre.
– Libre, libre, certes, indépendante avec son métier et ses amis, mais alors, pourquoi a-t-elle présenté ta mère à mon fils ?
– C’est une autre histoire, ça ne te regarde pas Grand-mère…
– Oh, le réseau a coupé, bip bip bip bip….
(1) Centre des Archives d’Outre Mer
Note de l’auteur Il y a eu d’importants transferts d’or en 1914 vers l’Algérie ; Jeanne, jeune employée de Banque, a réellement effectué une mission en 1914 ; la mémoire familiale évoque un transfert de fonds, mais on n’en sait pas plus.
Fidèle collaboratrice de La Grappe, s’intéresse à l’histoire de la littérature aux auteurs ayant des liens forts avec la Seine-et-Marne, en particulier avec Mallarmé ou Katherine Mansfield.
Colette, Katherine Mansfield : femmes en guerre. Un savoir tragique.
Méditant en novembre 1919 (premier anniversaire de l’armistice), sur les effets de la guerre, Mansfield écrivait à John Middleton Murry : « […] je dirais que nous sommes morts et ressuscités […] Aujourd’hui, nous savons ce que nous sommes ; et c’est un savoir tragique, comme si, au cours de notre résurrection, nous affrontions la mort. »(1)
Après avoir reçu de Francis Carco des lettres enflammées, Katherine Mansfield était arrivée dans son appartement du quai aux Fleurs, à Paris, le 16 février 1915, tandis que l’écrivain français l’appelait à Gray où il a été mobilisé. Après bien des ruses et des difficultés, elle le rejoignit dans la ville militaire trois jours plus tard, et sera de retour à Londres le 25, malade. Son journal et sa nouvelle, Un Voyage imprudent, rédigé fin 1915, racontent l’événement avec amertume et ironie. « Existe-il une chose comme la guerre ? Toutes ces voix qui rient vont-elles vraiment à la guerre ? Ces bois sombres éclairés si mystérieusement par les troncs blancs des bouleaux et des hêtres, ces champs humides avec de grands oiseaux qui les survolent, ces rivières vertes et bleues à la lumière – a-t-on livré des batailles en de tels lieux ? Quels beaux cimetières nous passons ».(2)
Car, en septembre de la même année, son frère Leslie, mobilisé en Nouvelle-Zélande, est mort en Belgique. L’argent qu’elle a utilisé pour ce voyage interdit à travers le front, c’est le frère chéri qui l’avait donné. Double trahison envers l’ami (elle épousera Murry peu avant la fin de la guerre) et le frère.
Lors de deux brefs retours à Paris en mars et avril 1915, Mansfield écrit. Elle note avec l’insouciance de la jeunesse : « Quand on a sonné l’alarme, les sirènes et les autos ont répondu. J’étais dehors ; en un instant tout a été plongé dans l’obscurité – rien qu’une lueur par ci par là, quand un passant allumait une cigarette. Lorsque je suis arrivée au quai aux Fleurs, que j’ai vu tout le monde rassemblé aux portes, et que j’ai entendu les gens crier : « N’allez pas comme ça dans la rue ! », j’ai été prise d’une sorte d’excitation ».(3)
La maladie dont elle mourra progresse et, après un long séjour dans le midi de la France, elle veut rentrer à Londres en mars 1918. Mais elle arrive à Paris sous les bombardements et, bien malade, devra attendre trois semaines l’autorisation de reprendre le train : « Il faut que je tienne un compte exact de mes défaites ».(4)
Avant de se retirer à Avon où elle mourra en janvier 1923, Mansfield écrira La Mouche qui traite d’une manière symbolique cet événement – récit teinté de remords, qui ne l’a donc pas quittée.
Colette, quant à elle, avait rejoint clandestinement son mari, Henri de Jouvenel, à Verdun, en décembre 1914-janvier 1915 : « Il est fini, ce beau voyage épouvanté. Me voici – pour combien de jours ? – cachée dans Verdun. Un faux nom, des papiers d’emprunt, ce n’était pas assez pour me garder, pendant treize heures de trajet, du gendarme nouveau style, que la guerre fait subtil, railleur, indiscret, ni de ton commissaire impérieux, gare de Châlons ! En chemin, j’ai rencontré tous les périls : l’amie infirmière commise à l’arrivée des trains de blessés et qui s’écrie : « Vous ici ! », le journaliste devenu militaire et qui s’enquiert : « Votre mari va bien ? Vous allez le voir ? », le médecin-major, qui « comprend » et qui m’adresse des clins d’œil à inquiéter un garde-voie… ».(5)
Elle en a tiré deux chroniques : « À Verdun » et « Jour de l’An en Argonne », qui seront publiées, avec d’autres récits de circonstance, en 1917 dans Les Heures longues. Dans une lettre à Francis Carco, elle qualifia ces écrits de « pauvres choses journalistiques » qu’elle reprendra dans ses Œuvres complètes après corrections(6) : « Il ne m’a pas fallu huit jours pour comprendre qu’ici, dans ce Verdun engorgé de troupes, ravitaillé par une seule voie ferrée, la guerre, c’est l’habitude, le cataclysme inséparable de la vie comme la foudre ou l’averse – mais le danger, le vrai, c’est de ne plus manger. Tout commerce cède le pas et la place à celui des comestibles : le papetier vend des saucisses et la brodeuse des patates. Le marchand de pianos empile, sur les Gaveaux et les Pleyels fatigués qu’il louait naguère, mille boîtes de sardines et maquereaux… ».(7)
(1) Lettre à John M. Murry, Ospedaletti, Italie, 16 novembre 1919.
(2) Katherine Mansfield, Le Voyage indiscret, Le Seuil, 1983, p.11.
Affectionne tous les moyens d’expression artistique, pratique la sculpture et utilise depuis son plus jeune âge l’écriture poétique comme refuge et partage des émotions.
Filles de la patrie
Guerre,
En centenaire tu resurgis,
Tu fais parler de toi,
Tu nous rappelles et interpelles.
Tu craches tes souvenirs
De sang et de batailles
De héros meurtris et de rêves brisés
Ton souvenir inonde nos tombes fleuries
Nos monuments érigent en ton nom nos familles décimées.
Nous passons devant toi, emblème de vies meurtries
Endeuillés du souvenir de toutes ces vies sacrifiées
Et on décore, sous les drapeaux,
Chaque année, pour ne pas oublier…
Sur ces pierres taillées
Gravées de noms en rafales.
Arrêtons-nous un instant,
Pour ne rien négliger
Pour lire entre les lignes
Et accorder une place plus digne,
À toutes ces femmes qui ont oeuvré,
À toutes ces femmes sur ces stèles non citées.
Mères, soeurs, épouses et promises
Pour toutes celles sur qui la France a pu compter.
Pour toutes celles, armées de courage,
Qui dans l’ombre se sont sacrifiées.
Vous qui n’avez pas mené bataille
De fusils de canons ni de grenailles.
Pour toutes vos souffrances cumulées
Vous qui avez donné du fond de vos entrailles…
La grande faucheuse ne vous a pas épargnées.
A-t-on mesuré, Adèle, ta force et ta vaillance ?
T’a-t-on remercié pour ton soutien et ta hardiesse ?
Quand si frêle et mignonnette
Tu es partie donner de toi à la patrie,
Des heures, des jours et des années
Munitionnette, pour te nommer.
T’a-t-on orné d’une médaille,
Lorsque ton corps s’est décharné ?
Qu’il a gardé comme une mitraille
Les traces de ces obus soulevés ?
Merci à vous anges blancs dans cette misère,
Si dévoués sur tous les fronts
À panser les plaies de toute la guerre,
Ensanglantées ou d’émotions.
Merci à vous marraines de guerre,
Qui avez su vous substituer,
Donner amour et réconfort
Aux hommes cernés dans leurs tranchées…
Hommage encore à vous les femmes
Toute une armée, à cultiver
En prenant soin de vos campagnes
Et d’vos récoltes à sauvegarder.
Vous avez vous aussi mené bataille
En y creusant toutes vos tranchées.
Sacs de blé et de grenaille
Huile de coude à volonté.
Vos munitions étaient de taille
Puisqu’elles ont pu vous préserver,
Semer la vie dans vos campagnes
Pendant qu’ailleurs on la fauchait.
Je pense à toi parfois Mathilde,
À peine vos noces consommées,
Tu as dû renoncer si vite
À la moitié que tu chérissais.
Tu as fait face avec courage
Au travail que la ferme demandait
Rassurée par les témoignages,
La guerre allait bientôt s’achever…
Tu chantais vos retrouvailles,
À l’église tu les priais.
Pas facile, seule, de mener bataille,
Quand ton ventre s’est mis à bouger.
Tu as fait face à tous les pleurs,
Soutenu tes soeurs aux funérailles
Tu as vécu tellement d’horreur
Pas le temps que ton corps défaille.
L’absence s’est installée comme une routine,
L’angoisse présente, jour après jour,
Ton fils a grandi… une photo à ses côtés,
Sans jamais pouvoir recevoir un signe,
Ni même un sourire partager.
Ta relation épistolaire a fini par te désoler
Tu as gardé un goût amer de ce sort sur vous jeté.
Quand Jacques un jour est revenu de guerre,
Après la joie de cette paix…
Il a fallu apprendre à vivre… un étranger à tes côtés.
Chacun doté de ses souffrances,
Des traumatismes à évacuer…
Il a fallu pour toi Mathilde
Ta place, ton rôle, maintenant céder.
Mathilde a tu, au fond de son âme
Toute la rancoeur qu’elle a gardée.
Elle se souvient de ce slogan, si fier et savamment lancé
« Debout, donc femmes Françaises… Filles de la patrie !
Tout est grand qui sert le Pays … Debout à l’action, au labeur !
Il y aura demain la gloire pour tout le monde. »
Elle a tu, au fond de son âme
Par respect pour tous les Hommes
Que cette guerre a maltraités.
Elle a tu, au fond de son âme
Tous ses ressentis déjà évoqués.
Mais aujourd’hui, pour elles qui ne sont plus,
Pour leur souvenir, et parce qu’elles en sont dignes.
Je veux commémorer leur dévouement, et leurs actions,
Et graver pour elles, ici, en quelques lignes,
Toute la gloire et le respect que leur souvenir anime.
Ses textes ont été inspirés par la lecture de correspondances de Poilus. Photographe et poète, né à Romorantin, vit à Pruniers en Sologne. Publications de textes en revues dont La Grappe et recueils : Les corps primitifs (2009) Le rosaire (2012) Rouages (2014) Editions Le Manuscrit disponibles chez Hachette.
MAINTENANT
Si maintenant, à cet instant même, tu pouvais faire un vœu, lequel ferais-tu ? Sans mentir, dis franchement…
Je te pose cette question parce que, tout à l’heure, j’ai entendu cette femme, à la descente du train, dire à son mari rentré de permission : « Tu as un cil, fais un vœu ». Et c’est dingue, le premier truc qui m’est venu à l’esprit, je ne l’aurais peut-être jamais imaginé hors de cette situation de guerre, c’est prendre possession de ton corps. Aller à ta place au front pour prendre ma part de tes peines.
UN PRINTEMPS EN NOIR ET BLANC
Tu n’es pas resté longtemps en permission. Nous n’avons pas pu profiter longtemps des premiers beaux jours. Même si le ciel bleu et le soleil persistent, ce sera pour moi un printemps en noir et blanc car demain tu reprends les armes.
J’essaie de prendre sur le présent le maximum de détails pour ma mémoire : nous sommes dans le square, à côté du cinéma, tu es étendu sur ce banc en bois, ta tête sur mes cuisses, tu fermes les yeux en pensant sans doute à ton trajet Paris gare de l’Est-Nancy.
Mon visage soucieux est penché vers ton visage attentif, ma main caresse ta joue.
Ce moment me fait subitement penser à un poème de 1870 appris à l’école : Le dormeur du val.
DE LA TOMBÉE DU JOUR
AU LEVER DU SOLEIL
Tu viens de recevoir une lettre de Lucie. Ses mots sont doux mais elle t’a dit des mots-rétro. Tu attendais autre chose, un peu plus de passion. Tu ressens toujours de l’angoisse. Tu voudrais savoir ce qu’elle fait, tous les jours, toutes les heures.
Mais comme le temps passe (même si en ce moment chaque minute est une éternité), ne t’inquiètes pas, rassure-toi, le rideau de la guerre finira par tomber, laisse le temps, laisse le temps faire au lieu d’attiser le feu de la jalousie.
Tu pourrais mettre le feu à ta position, incendier le ravitaillement à côté des camions pour faire diversion, rentrer par surprise en pleine nuit. Tu voudrais être avec elle de la tombée du jour au lever du soleil.
L’HÔPITAL MILITAIRE
J’ai enfin la force de vous écrire en espérant que cette lettre vous trouve en bonne santé.
J’ai eu mal aux reins, mal à taper dans le mur derrière mon lit… Mais rassurez-vous : maintenant je vais mieux même si je reviens de loin. J’ai été gazé puis enfoncé trois heures sous terre. J’ai été obligé de me déplacer parmi pierres et charpentes après un long temps d’inconscience.
Je pense quitter l’hôpital militaire cette semaine. J’attends seulement de récupérer des effets car les miens ont été déchirés.
Angèle m’a appris que Louise, notre petite cousine des Etats-Unis, vient d’accoucher d’une petite fille morte. C’est bien malheureux.
Je ne manque de rien mais je pense beaucoup à vous de là où je suis.
PEAU NEUVE
Je vais rentrer chez mes parents. Tu patienteras. Je dois me faire retoucher, me faire imposer des mains contre les brûlures pour barrer le feu.
J’espère que tu ne te moqueras pas de moi quand tu me verras.
Je vais profiter des techniques des laboratoires d’esthétique. Je vais choisir un modèle avec de belles oreilles, j’en profiterai pour faire enlever mon double menton.
Je suis Œuvre en noir, frustré, parce que je ne fais pas assez vite peau neuve.
Ces textes ont été inspirés à Fabien Tellier par la lecture des correspondances des Poilus et leurs familles et sont extraits d’un ensemble composant une Lecture poétique faite par l’auteur et Marie Hentry Pacaud, accompagnés à la guitare basse par David Mercier : La Guerre de 14-18 Lettres de Poilus : Appollinaire, Aragon,…
Attirée par toutes formes d’expression et d’animation, dans un désir de découverte mutuelle et d’apprentissage, ce texte lui est venu comme un cri. Une écriture sonore voulant saluer le pouvoir des mots à l’œuvre dans La Grappe.
Plicature : fait de plier. Par extension, ce terme désigne les Poilus blessés, évacués, soignés mais dont les articulations restent pliées sans cause organique visible. Le docteur Clovis VINCENT (neurologue et grand patriote) innove alors un traitement infligeant aux malades des chocs électriques de 60 à 120 milliampères destiné à « redresser » ces soldats considérés comme simulateurs... Le refus de ce traitement par le zouave DESCHAMPS permettra aux législateurs de faire avancer la question du choix possible de son traitement par un individu mais l’impossibilité pour le soldat d’y participer. Aujourd’hui, le trouble de stress post- traumatique est reconnu mais reste très difficile à dépasser.
Plicaturés
« Lâches, salauds, cochons, trouillards, embusqués du cerveau, trembleurs en errance, blessés sans blessures, soldats inconvenants, honte de la patrie. »
Plicaturés évacués. Plicaturés arc-boutés, tordus, désarticulés, effondrés, hantés, hallucinés, confus.
« Ont la vie belle tous ces planqués gibier d’asile. »
Sont torturés à l’électrothérapie traitement infaillible de la lâcheté promettant un retour au front sous la grenaille.
Inconscients résistants à la terreur, cobayes exploités d’une médecine mécanique organique.
Soldats hébétés d’effroi. Non héros, non martyrs….
Hommage à vous les lâches, les salauds, les cochons, les planqués pionniers de la neurochirurgie.
Héros confus du refus du sujet, de la folie des combats.
Héros du conflit Devoir/Pouvoir.
Ni lâches.
Ni salauds.
Ni cochons.
Ni trouillards.
Plasticienne, photographe française née en 1984, vit en Finlande. A publié dans des revues sur le net et un recueil de poèmes « Voyage » Edilivre (site)
Incontinence
Dans une cave minérale
Je sens les succions
De la vase
Je déblaie
Les barils de terreur
À travers le kaléidoscope
Inondé
J’essaie d’éviter
Les sols mobiles
Les liquides coulants
Le terreau glaireux
Les métalliques
Fusil accolé
Regard d’à côté
Sol décollé
Le fer s’effrite
Les machines sont nées
Les croûtes d’éclairs
Se rejoignent
Soudées d’éther
Le jus rend son saut
Les métalliques sont levées
Les mâchoires appuyées
Déclenchement latent
Éclair de fer
Audace
Frappe
Frappe
Mon sang ploie dans mes gestes
Mon corps s´énergise
Coups
Coups
Cerveau au cran
Le tambour dans mes veines me retient
Poing
Poing
Nerf incités
Tendons musclés
Masse
Masse
Poumon gonflé
Dans le jardin en fleurs du Musée Mallarmé une cinquantaine de personnes ont pris place sous un vélum blanc où les chaises numérotées s’alignent autour d’un petit podium. Cinquante curieux passionnés et attentifs. Il fait beau, la température est propice.
L’introduction de Marc Blanchet est amicale et documentée pour célébrer la rencontre d’Yves Bonnefoy – 88 ans – sur les lieux où vécut le Prince des Poètes il y a un peu plus d’un siècle.
La sono (très) défaillante, capricieuse, ajoutera une tension d’écoute aussi exigeante qu’imprévue, et le vent printanier fera le reste : la voix profonde, caverneuse d’Yves Bonnefoy s’élèvera et flottera, évanescente avec le parfum suave des roses alentours.
Marc Blanchet introduit l’après-midi en évoquant l’exposition en cours du musée : Femmes de Mallarmé, qui présente divers objets reliés aux figures féminines qui ont accompagné le poète : éventails, dessins, gravures…etc.
Marc Blanchet
J’aimerais savoir Yves Bonnefoy, et ce sera ma première question, quelles sont vos impressions, vos émotions à revenir ici après tant d’années ? Comment vous qui avez aussi interrogé l’œuvre de Mallarmé du côté des Vers de circonstances, donc peut-être de ce fameux futile propre à Mallarmé, vous voyez cette sorte d’univers d’objets, d’un seul coup visibles, qui ont été amenés à être médités dans l’écriture ?
Yves Bonnefoy
En fait l’impression que nous avons de ces objets, de ces images et leur rencontre ici dans ce musée, il y a toute l’interposition des photographies avec lesquelles tout lecteur de Mallarmé, tout ami de son œuvre a appris à vivre, dès ses premières lectures : l’éventail de Mlle Mallarmé, le « credo » de Whistler, toutes ces photographies émouvantes, œuvres de Degas en particulier, nous les connaissons bien par les livres, par les reproductions, il y a donc là comme une habitude prise, et leur réunion dans le musée s’efface un peu derrière l’impression d’ensemble que constitue le lieu, le lieu comme tel qui est ce que précisément on ne peut pas anticiper… en fait comme je vous le disais tout à l’heure, j’étais venu dans cette maison du temps que c’était Mme Bonniot, la seconde femme du gendre de Mallarmé, qui vivait encore là, et cela avait été évidemment émouvant d’une manière un peu spéciale que de voir les deux ou trois petites pièces dans les-quelles Mallarmé avait vécu, dans l’état où il les avait véritablement laissées… semble-t-il rien n’avait bougé, il y avait même des numéros du Mercure de France posés sur la table, comme ils étaient là le jour où il avait quitté cette pièce pour la dernière heure de sa vie… Alors se retrouver dans ce musée c’est aussi prendre conscience de l’importance du lieu naturel autour de la maison, le fleuve, les arbres, et c’est même distrayant dirais-je, je ne suis pas sûr que nous puissions aller très loin dans notre conversation, étant donné ce que la beauté des arbres et des pierres au soleil peut être… essayons quand même …
Mallarmé futile, sérieux…
Marc Blanchet
Oui on est saisi à l’heure de la sieste ! On va essayer d’affronter ça !
En fait à chaque fois qu’on se croise ici à ce musée et qu’on est lecteur de Mallarmé, qu’on est attaché à son œuvre, finalement on s’interroge un peu sur quel Mallarmé il s’agit ? S’agit-il du Mallarmé d’Igitur ? Ou s’agit-il du Mallarmé des Vers de circonstance ? J’ai l’impression que vous dans votre travail de préface, travail de réflexion, d’essayiste, de poète, vous vous êtes essayé tout de même à une chose, de saisir ce Mallarmé de manière aussi historique et chronologique. C’est-à-dire plutôt que d’être dans une sorte de juxtaposition du sérieux et du futile, vous essayez de voir sans cesse un basculement qui existe, sur lequel vous revenez régulièrement, ce basculement, je dirais de l’interrogation, de cet esprit jusqu’aux limites d’un certain néant… est ce le basculement dans la beauté ? Est-ce que, pour vous, ça vous paraît le basculement ou l’articulation majeure dans l’histoire de l’œuvre de Mallarmé ?
Yves Bonnefoy
J’ai essayé de saisir les différents aspects de Mallarmé de manière historique et chronologique, parce que le signifiant que le poète met en œuvre évolue, de même qu’ils font suite à d’autres qui ont déjà été expérimentés par lui, si bien que l’écriture d’une œuvre est accumulative et ne peut que voir se vérifier dans ce qui a été déjà produit… on ne peut pas mettre simultanément sous nos yeux les différents aspects, les différents moments d’une œuvre, mais en revanche il y a une unité profonde dans toute grande œuvre, et Mallarmé en est bien l’exemple. Je ne crois pas qu’on puisse dissocier Hérodiade ou les Poèmes de circonstances, ils procèdent du même rapport intuitif au monde et à l’esprit, et ne sont que des variations en somme sur un thème unique…
Marc Blanchet
Il y a donc des moments pour vous de rencontre, des moments très choisis que sont les préfaces que Gallimard vous a proposées de rédiger pour des collections de poche, et puis il y a d’autres moments de méditation où d’une certaine manière vous essayez de voir, de capter comment dans l’œuvre de Mallarmé certains textes ont pu être travaillés, travaillés de l’intérieur, avec je trouve une très belle manière d’interroger la psychologie de Mallarmé….
Il y a votre ouvrage qui s’intitule le Secret de la Pénultième paru en 2005 et je voudrais juste pouvoir lire ici ce que vous dites de cette écriture, telle qu’on parle de Mallarmé, ce Mallarmé curieusement confronté de son vivant à un problème de compréhension de ses contemporains, et somme toute la chose perdure, je ne sais pas si vous avez cette impression là, c’est-à-dire que Mallarmé reste toujours une sorte d’ouvrage à déchiffrer à comprendre et qui continue toujours d’intriguer. Vous écrivez…
Mallarmé l’obscur ?
Yves Bonnefoy
Oui peut-être puis-je dire une chose au passage s’il s’agit du problème de la compréhension de Mallarmé ?
Ce qui a lieu et qui trouble beaucoup l’intellection du problème, c’est que l’on croit que les poèmes sont des réseaux de signification qu’il faut analyser, donc traduire dans une autre sorte de parole. En fait la poésie n’est pas faite pour dire les choses, elle n’est pas l’administration d’une vérité, elle est la tentative jamais achevée, ni achevable, de rendre aux mots, à chaque mot, une intensité qui est dans ces cas-là au-delà du niveau des signi-fications. Elle est beaucoup plus près de ce qu’on peut appeler le référent, et d’ailleurs la poésie tend à reconstituer un lieu où vivre et non pas dire une vérité. Elle dit, elle est obligée dans son travail toujours imparfait de sombrer au niveau de la signification si je puis dire, et si on cherche sa raison d’être essentielle à ce plan-là, on s’embrouille, et précisément on court le risque de considérer comme inefficace un poète parce que la signification ne répondrait pas à notre demande. C’est le cas, me semble-t-il, essentiellement pour Mallarmé. Mallarmé ne voulait pas dire quelque chose dans ses poèmes dont on attend qu’ils nous disent justement quelque chose… Ce sont des êtres verbaux qui ressemblent – c’est d’ailleurs une métaphore qu’il a pu employer – qui ressemblent à des diamants, à des bouchons de carafe. Il y a en eux des plans divers de signification, mais la synthèse de cette approche possible se situe ailleurs, à un autre niveau, et c’est faire un mauvais procès à Mallarmé de considérer qu’il est mal intelligible…
Marc Blanchet
Dans cette cristallisation de l’écriture, puisqu’on a utilisé les termes de bouchons de carafe et de diamants, je voudrais savoir si votre lecture de Mallarmé a fortement évolué au cours des années. Je vous pose cette question car, dans votre parcours d’écrivain, à travers ces années, vous vous êtes livré très tôt à un travail de réflexion et d’écriture sur Mallarmé, en écrivant ces préfaces ces dix dernières années.
Yves Bonnefoy
Ce qui a évolué bien sûr c’est mon approche du texte. Au début je ne connaissais que les poèmes, ensuite parce que je m’attachais à lui, j’ai pris conscience de beaucoup d’aspects de sa vie, de son milieu, de sa réflexion philosophique, et l’œuvre s’est en quelque sorte déplacée un peu par rapport à cet objet d’ensemble, elle n’a pas été diminuée comme telle, elle reste le centre, mais elle est éclairée autrement, si bien que maintenant disons… est-ce qu’Hérodiade ? Qu’est-ce que je sais du désir de Mallarmé ? Est ce que c’est ce qui se cherche dans Hérodiade ? Quelque chose qui n’a pas existé ? Voilà l’objet complexe qui est devenu le mien et sans doute le vôtre.
Marc Blanchet
Vous avez récemment choisi, en parlant de cristallisation, deux approches : le sonnet en -yx et la fameuse Pénultième est morte. Qu’est ce qui a pu vous sembler essentiel d’approcher, le sonnet ou cette prose mallarméenne de la Pénultième, tirée du Démon de l’analogie ?
Yves Bonnefoy
Je suppose que pour tout lecteur de Mallarmé Le sonnet en -yx est tout à fait central, c’est comme le point blanc dans une peinture classique, le lieu où toute réflexion à propos de Mallarmé ne peut pas ne pas revenir. Le sonnet en -yx est en quelque sorte le cœur de notre réflexion sur Mallarmé ; dans Le sonnet en -yx il y a une immense “ptyx” qui est comme une image en abîme, la difficulté intrinsèque de ce poème.
Marc Blanchet
Et pour le Secret de la Pénultième ? C’était pour vous une manière aussi d’interroger quelque chose de cette langue sans accent propre au français ? D’une certaine manière Mallarmé essaie d’en révéler encore autre chose.
(Marc Blanchet lit un court texte de Bonnefoy à propos de Divagations, œuvre de Mallarmé sous-titrée Anecdotes ou poèmes).
Tout à l’heure en venant de Paris, on parlait de diffraction dans ce texte, la diffraction qui avait pu retenir Mallarmé dans la découverte des Impressionnistes. Pensez-vous que cet effort de syntaxe, de langage, participe du même effet de diffraction dans la recherche esthétique des Impressionnistes ?
Mallarmé et les peintres impressionnistes
Yves Bonnefoy
La hantise de Mallarmé c’est d’être vivant ici et maintenant dans le temps. Il considère comme le non-être en soi et veut par tous les moyens concevables s’élever au-dessus de cette condition qu’il estime désastreuse. C’est pour cette raison en effet que Divagations est écrit de cette façon prismatique qui décompose le discours naturel par lequel nous, personne vivant dans le temps, parlons dans la succession des événements, des causes et des effets. La syntaxe de Divagations est faite pour briser dans l’œuf en quelque sorte, et comme nous le disions à l’instant, cette façon de vivre… et effectivement en présence de la peinture, au sens encore traditionnel du XIXème siècle, Mallarmé ne peut que se sentir mal à l’aise, parce que voilà un peintre qui représente un arbre qui est dans un paysage, et cet arbre existe, il est ici et maintenant, il nous renvoie donc à notre propre existence – locale, temporelle – il est dans ce monde domaine de l’existence, ce que Mallarmé refuse… donc il n’est pas l’aise avec la peinture figurative traditionnelle. Heureusement pour lui, il y a eu cette divine chance de la peinture impressionniste qui décompose l’impression optique et substitue à l’objet réel une série de diffractions qui n’existent finalement qu’au plan du tableau. C’est comme si le peintre du tableau impressionniste avait réussi cette dissipation de l’être ordinaire – que Mallarmé a tenté dans sa poésie, et qu’il n’a pas réussie aussi bien -… si bien qu’il y a chez lui une sorte de fascination, jalousie presque dirait-on pour le peintre impressionniste. Il dit à propos de la peinture impressionniste dans son essai qui n’existe qu’en langue anglaise, si bien qu’on n’a pas l’original, – ce qui est bien dommage – que la grande invention moderne en quelque sorte, cela a été de passer de l’être supposé à l’aspect. L’aspect se détache de la personne ou de la chose et permet une recomposition sur un autre plan qu’il estime supérieur, si bien qu’on est opéré en quelque sorte vivant de sa propre mortalité… Voilà pourquoi il a aimé les peintres impressionnistes.
Marc Blanchet
Alors on a parlé d’un Mallarmé qu’il ne faut pas non plus trop mettre en balance entre un Mallarmé sérieux et un Mallarmé futile ; par contre il y a un autre Mallarmé qui vous est cher, c’est celui des Correspondances dont vous n’hésitez pas à dire qu’elles éclairent énormément, qu’elles ont la qualité des lettres de Pascal, vous faites même allusion à la lettre du voyant de Rimbaud… ! Là on voit Mallarmé mener une réflexion et faire part aussi de quelque chose qui vous semble essentiel. Cette maîtrise, ce désir d’absolu, toutes ces failles, et notamment celles de la douleur, de la souffrance, de la solitude – bien qu’il ait été extrêmement entouré – sont dans la Correspondance. Avec Bertrand Marchal qui s’occupe des éditions critiques en Pléiade des Œuvres de Mallarmé, vous avez opéré un choix de correspondances très conséquent. Vous dites quelque part que la lettre à Verlaine nous permet de croiser le Mallarmé au plus près de lui-même, dans une certaine forme d’aveu et de narration de sa propre existence. Chez Verlaine, ce n’est pas du tout la même soif d’absolu, pas les même enjeux d’écriture, et c’est peut-être parce que Verlaine était ainsi que Mallarmé a pu délivrer quelque chose d’essentiel sur lui-même…
Yves Bonnefoy
Oui je disais à l’instant que Mallarmé ne supportait pas en lui l’être périssable, l’être de finitude, celui qui vit ici et maintenant, mais le paradoxe de cette pensée c’est qu’elle lui permet d’accep-ter plus facilement Verlaine que tout autre. Pourquoi ? Parce que Verlaine était précisément cette mentalité, cette finitude, sans aucune médiation, sans aucune compensation, il n’y avait donc pas chez lui ces discours factices qui sont comme la façon dont la finitude s’illusionne sur elle-même et que Mallarmé considérait comme l’ennemie la plus intime de la poésie, puisque précisément cela prenait place dans un texte littéraire. Il aimait dans Verlaine cette sorte de non-être pathétique qu’il ressentait aussi en lui-même. Il se sentait solidaire avec Verlaine à travers tout cet environnement factice à ses yeux, les glorieux mensonges en quelque sorte comme il aurait dit de la littérature, de la religion, de la métaphysique.
Folie de Mallarmé ?
Marc Blanchet
Vous soulignez dans cette correspondance l’étape de cet homme qui va rencontrer la beauté dans les parages du néant. Ce qui m’a intrigué c’est qu’à un moment donné vous parlez du secret de Mallarmé et vous vous interrogez sur une sorte de folie. Je pense qu’il y a un véritable enjeu de nommer cela sous le terme de folie, c’est à dire que dans la retenue de Mallarmé sont interrogés des fonds inconscients précis, identifiables qui remontent à son insu d’une certaine manière, mais vous, vous n’hésitez pas à parler d’une folie de Mallarmé ?
Yves Bonnefoy
C’est une question très difficile à laquelle nous ne sommes pas en mesure de répondre. Je ne peux apporter que quelques éléments. Le mot folie apparaît chez Mallarmé lui même dans le sous-titre d’Igitur d’une part. D’autre part il est évident à travers plusieurs aspects de l’œuvre qu’il y a une sorte d’identification de Mallarmé avec le personnage d’Hamlet dont la tradition littéraire veut faire une image de la folie métaphysique, folie qui se situe au niveau des chimères par lesquelles l’Occident à travers les siècles a imaginé son rapport au monde. Je pourrais dire simplement que cette folie-là est assumée par Mallarmé, elle constitue le plan où se situent les choses sérieuses… ceci dit, je n’ai pas du tout répondu à votre question : parce qu’il y avait aussi chez Mallarmé très humainement du coup, et près de l’être temporel qu’il ne voulait pas être, des rêveries sur la réalisation de l’œuvre par exemple, où il touche à la folie, dans la mesure où on les sent tellement irréalisables et en même temps tellement vécues. Quand on lit sa correspondance on le voit très souvent marquer des intentions, formuler des rêves, que l’on ne peut considérer qu’avec un incroyable scepticisme… et là on sent bien qu’il n’est pas tout à fait sur terre… (sourires complices des participants).
Marc Blanchet
Mallarmé aurait eu un rôle de révélateur pour certains, comme s’il avait eu un entourage symboliste ; finalement sauf Valéry il n’a pas eu de proximité avec des êtres d’exception vraiment puissants en termes d’auteurs littéraires, j’entends de grands poètes…
Yves Bonnefoy
Effectivement il n’y a pas de disciples de Mallarmé, cela signifie probablement que Mallarmé lui même n’a pas encouragé les jeunes gens autour de lui à se faire les imitateurs ou les épigones de son travail… il est certain qu’il se sentait supérieur indiscutablement à ces jeunes gens qui étaient là autour de lui, d’autres n’étant d’ailleurs pas compris de lui… il est évident qu’il n’a pas compris Rimbaud, il l’a aperçu, et quand il en parle dans un passage fameux avec une indulgence un peu condescendante, il montre qu’il est passé tout à fait à côté de l’intention et de l’énergie rimbaldiennes. Donc, bien que Mallarmé ait eu un certain nombre d’amis, poétiquement il a été solitaire. D’ailleurs ses amis, à qui s’adressaient-ils en lui ? A l’être qu’il était, qui était de toute évidence irrésistible, très charmant, totalement sympathique avec beaucoup des qualités qui font l’homme de conversation et l’ami possible… et on a vu Mallarmé sous cet angle d’abord, toutes ces personnes qui l’aimaient beaucoup…. ne le lisaient vraisemblablement pas… (rires de participants).
Mallarmé mondain ? narcissique ?
Marc Blanchet
Vous donnez l’impression d’une correspondance de séduction peut-être même de mondanité, c’est un terme que moi j’avance. Pourtant il y a des échanges très importants de correspondance avec certaines personnes.
Yves Bonnefoy
Mondanité ? Non, je ne sens absolument pas chez Mallarmé ce que l’on dénomme ainsi, en particulier il n’y a aucun snobisme dans son œuvre, mais le désir de séduction est réel. A tout moment dans sa vie on sent opérer ce désir de séduire à sa cause, à sa personne, ses amis. La raison de cela est noble, en ce sens qu’il s’agit pour lui de les retenir à quelque chose en lui qui est tourné vers plus que lui même n‘est-ce-pas, si bien que c’est la cause de la poésie, c’est la pensée de l’absolu, un mot qu’il a célébré, qui est au cœur de ce narcissisme.
Marc Blanchet
Cette pensée de l’absolu, dont on pourrait dire qu’elle engendre une œuvre d’une certaine raréfaction, j’ai l’impression que vous l’avez aussi interrogée sous une forme de déploiement dans les Vers de circonstances.
Tout ce qu’il peut y avoir de retenu dans l’œuvre dite sérieuse, l’œuvre noble, a une sorte d’envers, de contraste beaucoup plus important, plus généreux, beaucoup plus vaste qui sont les Vers de circonstances. Comment doit-on les considérer ?
Moi très longtemps j’ai voulu justement en faire des choses comme on dit plus légères, et puis en même temps il y a vraiment des formes dans ces quatrains, dans les textes écrits sur les éventails, qui sont quelque part des concentrés d’écriture mais tournés vers l’idée d’une certaine frivolité. Je m’interroge sur une certaine excellence de la frivolité mallarméenne qui à mon avis n’est pas séparable de cette pratique d’une écriture sérieuse, savante ou peut-être plus concentrée ?
Yves Bonnefoy
Les poèmes de circonstances ? On pourrait dire que c’est de la poésie impressionniste précisément. Ces quatre vers ensemble opèrent une décomposition de la circonstance assez semblable à celle que le pinceau impressionniste opère sur la donnée des couleurs. Il en résulte comme dans la peinture impressionniste, une impression prévalente de lumière… les poèmes de circonstances sont une œuvre incroyablement lumineuse. La lumière repart de tous les points dans cet ensemble de textes et ce qu’on pourrait appeler la futilité du propos – un mot que Mallarmé assumerait très volontiers – n’est que la dilution en quelque sorte du pseudo-sérieux de beaucoup des situations de la vie. C’est finalement très sérieux, c’est la façon dont la réalité simple peut être vécue quand elle est débarrassée de valeurs, d’illusions, qui, en profondeur sont fausses, et induisent l’humanité à toutes ces guerres, ces violences… les poèmes de circonstances travaillent pour la paix de l’esprit, à même niveau que sont les grandes tentatives que sont Hérodiade, Toast funèbre…
Hérodiade : l’obsession
Ceci étant, je ne voudrais pas non plus déplacer l’intérêt que l’on peut porter à Mallarmé vers ces textes là qui restent malgré tout en marge de sa grande préoccupation, de son grand souci. Mallarmé depuis ses années les plus jeunes jusqu’à ses dernières minutes, a été obsédé par Hérodiade, et il y a là le secret de Mallarmé. La folie dont nous parlions tout à l’heure, où est-elle visible ? C’est précisément dans ses brouillons d’Hérodiade publiés longtemps après sa mort que la figure d’Hérodiade s’exprime avec une sauvagerie, une cruauté que nous n’arrivons pas à situer dans l’espace Mallarméen. On voit remonter là l’inconscient que Mallarmé a passé sa vie à réprimer. Au fond la poétique de Mallarmé consiste à croire qu’il n’y a pas d’inconscient, que l’inconscient qui existe chez l’être, hic et nunc, chez l’être qui vit ici et maintenant, ça n’a pas lieu d’être, puisque cet être là lui même n’est pas. Et dans ces conditions, l’esprit serait libre de recomposer le langage selon la forme d’un être au monde qui serait plus vrai que nos circonstances ordinaires. Et donc toute sa vie il a réprimé le fait de l’inconscient qui pourtant ressort sans cesse. La folie de Mallarmé c’est précisément d’être au plus près de lui, et qu’il réprime avec une énergie plus grande. A la fin de sa vie, il reprend ses poèmes après de longues années… je crois qu’il avait vraiment interrompu le travail sur Hérodiade, et tout d’un coup il le retrouve, il le retrouve sous cette forme paradoxale : c’est de l’inconscient à l’état pur.
Marc Blanchet
Dans votre approche intellectuelle de cette œuvre, je trouve que vous avez un regard bienveillant sur cette sorte de relation entretenue par ce grand esprit, avec ce refus de l’inconscient, comme si vous reliez élément après élément de manière attentive.
Yves Bonnefoy
En effet, vous me donnez l’occasion de dire que poétiquement je me sens à l’opposé de Mallarmé, je l’aime profondément mais je le récuse totalement si je puis dire, encore que cette façon de récuser signifie qu’on est véritablement très proche. Quoiqu’il en soit mon idée de la poétique est à l’autre extrême. Je considère au contraire que c’est l’existence ici et maintenant qui constitue l’être comme tel, dans la mesure où c’est le seul point saisissable à partir duquel on peut se retourner vers quelque chose d’autre et établir un lieu, un lieu humain qui comme tel, est l’être même… voilà … dans la grande illusion de tout ce qui est, c’est le seul point de réalité possible, celui que l’on peut décider librement comme tel. Donc je pense qu’il faut fonder sur le périssable, alors que Mallarmé a voulu passionnément s’en défaire… et je regrette pour la poésie de XXème siècle qu’elle se soit laissée fasciner par Mallarmé, non pas dans sa recherche libre et honnête, mais par des aspects extérieurs de son œuvre, au lieu de ressentir que le véritable moment poétique dans l’être au monde, c’est celui qui a été exploré par Baudelaire ou Rimbaud. Ceci étant donc, acceptons Mallarmé comme celui qui a fixé aux limites, une hypothèse sur la parole que l’on peut récuser, mais que l’on ne peut pas ne pas respecter.
Sous le couvert des mots…
Marc Blanchet
Yves Bonnefoy vous nous dites quelque chose en lame de fond : d’un côté nous avons un Mallarmé sûrement assez solitaire devant les recherches et peut-être les regrettables divagations de certains de ses contemporains, et là ce que vous nous dites c’est que peut-être vous-même avez-vous éprouvé un sentiment de solitude malgré une reconnaissance qui s’est faite très tôt. Devant les recherches formelles de nombre de vos contemporains… je ne sais pas si là-dessus vous aimeriez en dire plus… mais c’est un sentiment comme lecteur que j’ai pu éprouver quand je vois une poésie des années 60 et 70 faire aussi d’une certaine manière une lecture de Mallarmé …
Yves Bonnefoy
Il y a dans Mallarmé une prise de conscience radicale et fondatrice. Il a compris qu’il n’y avait rien derrière les représentations avec lesquelles nous constituons notre monde, tout cela, dit-il, sont de « glorieux mensonges » dont l’être borde notre réalité de tous les côtés… mais ceci étant dit, ce qui me paraît la réponse à produire c’est précisément de décider que l’être c’est nous qui le portons, que nous pouvons l’instituer et créer à mesure le lieu où on en reconnaîtra de l’être… et ça suffira bien… en revanche les disciples de Mallarmé, disciples au sens très large du mot, ont décidé, prenant conscience de ce non-être qui est au dehors de nos représentations, de s’enfermer dans la langue qui fait être ces représentations, et de se retirer en quelque sorte sous le couvert des mots, pour jouer avec. Il y a quelque chose de ludique, tristement ludique, fondamentalement dans la pratique contemporaine que pour ma part je récuse, et effectivement on peut se sentir seul si la société ambiante se donne trop à cette sorte de poétique.
Marc Blanchet
Juste une précision alors sur cet aspect d’une poésie depuis les années 50 : est-ce que vous avez l’impression qu’à un moment donné quelque chose s’est inversé dans cette assignation à la langue, que c’est encore une forme existante, peut-être encore une sécurité que s’imposent trop d’auteurs que d’être justement dans, et seulement dans la langue, plutôt que d’être en effet comme vous dites, dans celle d’exister ?
Yves Bonnefoy
Je précise quand même que je ne me suis jamais senti seul, en ce sens que année après année, dans toute cette période où j’ai pu écrire, j’ai pu observer la présence de quelques autres auteurs qui étaient en fait les seuls qui comptaient pour moi, qui comptaient pleinement. Si bien que c’était vraiment quelque chose de tout à fait suffisant. D’autre part, je pense que le souci poétique voue à la solitude, parce que s’il est selon moi très répandu dans la société, il est aussi très souvent refoulé, intimidant, donnant le sentiment que c’est quelque chose qui n’est pas pour vous, donnant le sentiment qu’il y a une vérité ailleurs et plus haute… Donc, pratiquement comme cela, quand on est en train de vivre avec un projet poétique, on ne rencontre pas effectivement beaucoup de connivence ; des lecteurs oui sans doute, mais une connivence plus intérieure et plus immédiate, pas nécessairement souvent.
Yves Bonnefoy lit son sonnet composé à l’intention de Mallarmé en 2007 :
Marc Blanchet
Un tombeau appelle toujours, non pas à la visualisation d’un tombeau, mais une manière de circonscrire la vie, l’œuvre d’un auteur. Et là, j’ai l’impression que vous offrez une ligne de fuite, une manière de saluer Mallarmé à travers un poème quelque peu anti-mallarméen. La cristallisation ne se fait pas, et il y a une manière d’adieu dont on ne sait pas s’il le fait autant du poète écrivain que du poète salué… ç’a m’a beaucoup intrigué aussi que vous soyez dans cette fuite, dans cette forme mouvante de l’eau… est-ce un poème du temps des préfaces ou plus récent ?
Tout homme a un Secret en lui… Mallarmé Tout poème a son secret… Bonnefoy
Yves Bonnefoy
Non il est récent, Mallarmé est vu de loin en effet… mais ce que je peux vous dire de ce poème, comme plusieurs autres qui sont dans cette suite, c’est que je ne sais pas ce que je dis… ! (rires de participants). La forme du sonnet est destinée à creuser dans une matière inconsciente, et apparaissent des significations que l’on accepte ou que l’on refuse, et si on les accepte c’est avec le plus grand sérieux, le plus grand désir de vérité. On constate donc, si on peut dire, leur vérité au moins relative, mais ça ne signifie pas qu’on les comprenne bien… Je me mets un peu à la place de Mallarmé à qui on aurait reproché de n’être pas intelligible, car je me rends compte aussi qu’un texte de cette sorte n’est pas véritablement intelligible, en tous cas pour ma part je ne serais pas en mesure de l’analyser et d’en livrer les significations en pièces détachées d’une façon qui remplacerait le poème. Tout poème a son secret si l’on peut dire, et l’auteur n’en est pas plus le maître qu’aucun lecteur. Pourquoi ? Parce que précisément ce sont des mots ensemble, et que ces mots s’aident les uns les autres à vivre, ils s’aident à vivre sous le signe de la vérité, mais cela ne signifie pas que la vérité on la possède… C’est pourquoi d’ailleurs, Mallarmé était tellement indulgent et affectueux dans son rapport avec Verlaine, parce que à sa façon aussi, Verlaine laissait aller en quelque sorte le texte poétique… il n’avait pas comme Victor-Hugo avec sa pensée belle d’ailleurs, ou José Maria de Heredia avec son esthétique bidon, il n’avait pas une pensée de la poésie. Il écrivait avec cette sorte de spontanéité montant des profondeurs de lui-même… le seul reproche qu’on puisse faire à Mallarmé c’est de ne pas s’être rendu compte qu’il faisait cela lui même autant qu’un autre… par exemple le sonnet en -yx est un poème dicté par son inconscient.
Marc Blanchet
Ce qui me touche beaucoup dans votre poésie et dont peut-être finalement la prose se ferait plus l’écho, c’est une forme d’intelligence littérale. C’est-à-dire qu’il y a d’abord le constat d’un rêve et puis une manière de le penser qui ne serait pas une manière de l’expliquer en termes d’inconscient révélé, expliqué, mais de voir comment à partir d’une image on peut tout de même cheminer, essayer de mettre en écho différentes choses. Donc, vous parlez d’inconscient qui serait à la source du poème et qui serait aussi peut-être au final du poème, il m’a toujours semblé que, vous, dans votre effort d’écriture, il y avait une manière de cheminer avec une intelligence littérale devant ce qui vous était apparu… Est-ce qu’il y aurait la possibilité de ces deux aspects dans votre écriture ?
Yves Bonnefoy
Je crois qu’il n’y a qu’une seule sorte d’intelligence que j’appellerai figurale, autrement dit une façon d’essayer de penser le monde, de comprendre le monde tel qu’il est, d’accéder à la vérité, et qui est à fois concept et image, objet mentalement saisi et métaphorisé, situation que l’on ne visite pas jusqu’au bout… tout cela constituant une scène, une scène dramatique, et c’est cette scène dramatique qui est le lieu de la vérité beaucoup plus que le fait philosophique. C’est pourquoi je peux me permettre de parler de la pensée Goya, écrivant un livre sur Goya, parce qu’au niveau figural, dans ses tableaux avec ces figures indistinctes ou inachevées, à ce niveau là il y a autant de réflexion philosophique disons, que chez les philosophes. Donc toute pensée étant figurale, eh bien c’est à ce plan là aussi que l’on doit soi-même essayer de penser, et donc accueillir ce qui vient sous votre plume sous forme de ce que j’appellerai écriture en rêve, autrement dit obtenant à chaque instant la collaboration de l’inconscient. La grande erreur me semble-t-il de la littérature contemporaine a été de croire qu’on pouvait rejoindre l’inconscient en écrivant des récits de rêve. Ce n’est pas vrai parce que le récit de rêve est la substitution de la pensée consciente et intéressée autrement, à ce qui se peut se passer dans la région onirique… En revanche on peut établir une collaboration avec l’inconscient en l’écoutant phase après phase, en le laissant entrer à petit feu en quelque sorte dans l’écriture littéraire, et à ce moment là on peut s’approcher d’une conscience de soi et du monde qui est plus authentique pour une autre sorte de vérité, et le matériau pour une autre élaboration intellectuelle ensuite…
Marc Blanchet
Cette autre conscience de soi et du monde, elle est creusée, puisque parfois comme dans un livre, dans Le lieu d’herbes, vous y revenez à nouveau, vous savez comme les épreuves en gravure, il y aurait une première empreinte, et puis vous vous apercevez qu’il reste encore de l’encre qui est une seconde empreinte tout aussi nette à nouveau tracée… Ça veut dire aussi qu’il y a cette manière de cheminer, mais aussi celle de revenir et de creuser dans cette mémoire… ?
Yves Bonnefoy
C’est pourquoi j’ai intitulé mon dernier livre Raturer outre, raturer pour faire apparaître sous le mot qui a été raturé un autre mot qui était en fait censuré, réprimé, alors qu’il était porteur d’une part au moins de votre vérité… La rature est créatrice en quelque sorte. Il y a une rature esthétique, celle qui tend à dégager une forme pure, et il y a une rature, disons de la pensée, qui utilise la forme par l’autre bout pour pouvoir s’insatisfaire de ce que la première forme avait déjà produite, et donc découvrir des aspects de votre être au monde…
Yves Bonnefoy lit son sonnet composé à l’intention de Léopardi :
Yves Bonnefoy
Comme vous le savez, il n’y a pas d’arrière-monde pour Leopardi. Il n’y a rien, derrière nos représentations, c’est le rien, c’est la grande nuit cosmique. Mais alors que Mallarmé à partir de ce constat du rien, se replie sur le langage, Leopardi à partir du même constat se tourne vers l’autre personne avec sa parole, et la poésie de Leopardi se constitue comme offre d’alliance à une autre personne… même d’ailleurs si sa vie a été dans la plus profonde solitude… c’est pourquoi à l’intérieur de ce poème, voyez, je polémique avec Mallarmé : en parlant du Quelconque Onyx, étant donné que le début du sonnet en -xy, c’est précisément cela :
Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx
Comme si l’Onyx n’était pas en fait quelconque, comme si on pouvait faire de lui quelque chose qui se sépare de notre niveau de réalité pour s’établir dans une réalité supérieure.
« Les véritables poètes n’ont jamais cru que la poésie leur appartint en propre », affirmait Paul Eluard dans la préface d’une anthologie à laquelle on n’a pas accordé l’attention qu’elle mérite, Poésie involontaire et poésie intentionnelle (1942)(1). Il y juxtaposait des extraits de poèmes reconnus comme tels et, mêlés à des dictons ou des chansons, des extraits empruntés aux Annales médico-psychologiques, il citait également Hélène Smith, médium célèbre au début du siècle pour ses voyages « des Indes à la planète Mars », et le facteur Cheval dont le Palais n’attirait pas encore les touristes. La poésie, pour Eluard, pouvait apparaître là où d’ordinaire on n’allait pas la chercher, là surtout où l’on n’imaginait pas qu’elle se trouverait ; elle n’était la propriété de personne, le niveau d’instruction ne la définissait pas plus que la santé ou la maladie mentale.
En cela Eluard se montrait fidèle à l’une des leçons du surréalisme qui lui-même, d’ailleurs, en avait hérité de toute une tradition, née avec le romantisme, privilégiant ce que tour à tour on a appelé le naturel, le spontané, le primitif ou le naïf… Rompre avec l’académisme, renouveler les sources d’inspiration, tel fut le rôle des avant-gardes, et dans cette perspective, elles mirent en valeur l’imagerie populaire et la sculpture africaine, les dessins d’enfants et ceux des aliénés. A cet égard, l’almanach du Cavalier Bleu de Kandinsky, en 1912, est emblématique, ou dans les années 30 la revue Minotaure où Breton fit l’éloge des peintres et dessinateurs spirites. Mais en général, en ce qui concerne aliénés et spirites justement, leurs écrits restèrent enfouis dans des publications spécialisées.
Jean Dubuffet fut l’un des premiers à les en sortir. Quand par l’adjectif « brut » il désigna « les ouvrages exécutés par des personnes indemnes de toute culture artistique » (L’Art brut préféré aux art culturels, 1949), il n’établit aucune hiérarchie entre tableaux, dessins, sculptures, objets, broderies et « façons d’écrire ». Malgré la passion qu’il mit à les défendre, ces façons d’écrire, si nombreuses cependant, si variées, demeurent aujourd’hui peu connues. Si nous admettons l’importance des dessins de Wölfli (même si l’on croit nécessaire de spécifier qu’il s’agit de l’œuvre d’un schizophrène), que savons-nous de ses textes, dont la recherche est aussi remarquable ? Il suffit de visiter, sans préjugés, une exposition d’art brut pour nous en rendre compte, l’écriture y domine, elle a une qualité plastique évidente, mais nous sommes loin d’en être quittes avec les préjugés que Dubuffet dénonçait. Ce qui lui importait, quels que soient les ouvrages qu’il collectionna, quelles que soient les catégories où, pour nous rassurer, on voudrait placer leurs auteurs – tous les autodidactes pourtant ne sont pas des aliénés ou des spirites –, c’était leur pouvoir de création, un défi aux codes les mieux ancrés.
Les écrits bruts qui nous sont parvenus, sauvés quelquefois par hasard d’une destruction définitive, l’ont été sans exception de façon manuscrite. Ce qui nous frappe au premier contact, avant même de tenter une lecture, c’est leur présence visuelle, qui est très grande. Hodinos semble graver ses textes comme des inscriptions de médailles, alors que Jeanne Tripier obéit sans réserve, sans se soucier de construire, à la dictée intérieure. Les mots sont inséparables des images, et dans la relation qui s’établit entre eux les solutions les plus diverses sont envisagées : où qu’ils interviennent, dans un dessin ou autour, par l’altération des lettres, par leur dis-position qui ne dépend plus des lignes, par leurs couleurs, les mots font images. Cette présence visuelle, les supports la renforcent : papiers de toutes sortes récupérés n’importe où, collés ou cousus, qui deviendront des rouleaux interminables ou des livres aux dimensions démesurées. Comment ne pas admirer quand le pouvoir de création s’exprime en dépit des obstacles qu’on lui oppose ? L’artiste ou l’écrivain brut réinvente dans l’urgence intime dont il est à la fois la proie et le maître les moyens dont il a besoin comme il réinvente son langage. Et d’abord il transgresse la règle qui exige que l’on divise : ou bien la main dessine, ou bien la main écrit. La plupart des écrivains bruts sont des artistes, ils peuvent, certes, passer d’un mode d’expression à un autre, ils peuvent les employer en même temps, voire les confondre. Le geste est ici originel, aussi perdons-nous beaucoup lorsque nous lisons leurs textes dans une version imprimée(2), mais ils viennent d’une nécessité si profonde, irrépressible, qu’ils nous surprennent encore, nous bouleversent.
Les auteurs d’écrits bruts si démunis soient-ils, n’ignorent pas tout de leur portée, mais quand ils écrivent, leur intention n’est pas d’appartenir à une histoire pour la poursuivre ou la contester, ils n’ont ni maîtres ni rivaux. Ils ne cherchent pas davantage un public. C’est en ce sens qu’ils sont « indemnes », comme le disait Dubuffet, indépendants. Ce respect qui est le nôtre, qui limite jusqu’à nos audaces, ils ne le connaissent pas. Un certain nombre de traits les rapprochent, bien sûr, qui ne permettent pas néanmoins de définir une esthétique commune. L’intensité détermine les textes bruts, elle malmène ce à quoi nous tenons le plus, la langue, non seulement dans ses apparences, mais dans son vocabulaire et dans sa syntaxe. Sans doute utilisons-nous depuis longtemps les ressources des calembours, des mots-valises et des néologismes, mais avec Aimable Jayet comme avec Wölfli déjà ils abondent, leur fécondité semble inépuisable. Jayet interrogeait en permanence les rapports du masculin et du féminin : s’il existe un escargot, il doit exister pour lui une « escargosse ». Ce n’est là qu’un exemple parmi des centaines. Le vocabulaire ainsi mis en branle est d’autant plus actif que les liens de la syntaxe sont distendus à l’extrême. Hodinos dans ses descriptions et même dans ses récits énumère sans fin, les verbes sont rarement conjugués, les coordinations ont disparu, il dresse un univers où la vie s’est pétrifiée. Aloïse, elle, en se débarrassant des contraintes de la grammaire et de la ponctuation, s’abandonne à d’immenses coulées verbales extraordinairement animées, extatiques. Dans ce cas comme dans l’autre, l’excès domine. Prélever une citation serait arbitraire.
Nous ne supportons guère que la langue soit mise à mal et vacille dans ses fondements. Et c’est ce qui explique pour une large part notre méconnaissance des écrit bruts. Peut-être également avons-nous peur de ce qu’ils disent ou plutôt de ce qu’ils crient. Il n’y a rien de gratuit en eux, jamais. Ils protestent contre toute espèce d’enfermement, comment ne le feraient-ils pas avec violence ? Dans la moindre atteinte aux signes comme à leur ordre, notre monde se disloque.
Dubuffet entendait préserver l’art brut des intrusions indiscrètes, il le plaçait si haut qu’à ses yeux les autres formes d’art paraissaient insipides. Le message des écrivains bruts est assurément singulier, il n’est pas clos. Nous pouvons l’entendre. La poésie nous aide à l’entendre si du moins, comme Eluard le souhaitait, nous n’en faisons pas une activité séparée, si elle ne cesse de recréer la langue et la vie. L’art brut lui interdit de se restreindre à ce qu’elle découvre et de s’y complaire.
(1)Paul Eluard, Poésie involontaire et poésie intentionnelle, éditions Gallimard, coll. la Pléiade, Tome 1.
(2)Les Ecrits bruts, présentation de Michel Thévoz, en proposent un choix excellent (PUF, 1979)