11 octobre 1966
Ce matin j’ai pensé à toi Chomo, l’ermite de la forêt de Fontainebleau.
Pieds nus sur le sable blond devant notre bivouac logé sous de gros blocs de rocher. Je m’étire dans l’air vif, saluant un bouquet de bouleaux frétillants qui semblent attendre tout aussi impatiemment que moi le lever de soleil.
Je viens de sortir, courbé et presque à genoux, de notre terrier de grès, encore tiède des braises somnolant dans l’âtre, son plafond ventru posé sur la platière.
Toi aussi tu es sans doute éveillé par cette aube qui allume les pignons alentours, ou bien par le chant de ton coq préféré. L’air semble se mettre en mouvement, doucement, signe d’une belle journée d’octobre, d’un week-end « indien ».
Mes compagnons d’escalade dorment encore dans leur duvet boudiné, sur un tapis de fougères, calés contre des blocs de pierre où l’écoulement de bougies fondues s’est figé en rides épaisses, témoin d’une veillée prolongée…
C’est vrai, hier soir, après avoir longé la platière, franchi des étroitures – sac au dos – nous avons remonté le sentier des Béorlots sous un clair de lune éblouissant qui nous troublait et nous excitait.
Comme chaque fin de semaine, tel un rituel, nous sommes venus de la capitale pour retrouver ce sentier sablonneux, sinueux qui conduit à notre bivouac préféré… Là, c’est une règle tacite, premier arrivé, premier locataire. La fumée qui s’élève de la cheminée camouflée donne tout de suite l’information aux bivouaqueurs du week-end d’aller chercher plus loin leur terrier d’une nuit. Ici que des locataires intérimaires, point de propriétaires…
Hier soir donc, cette sacrée lune – une de tes fidèles compa-gnes Chomo – dilatait notre espace familier, au point de nous croire en plein jour. Ou plus exactement comme dans un décor de « nuit américaine » avec la caméra de François Truffaut à l’affût derrière un bosquet de bouleaux.
Les ombres fraîches, laiteuses que nous traversions perturbaient nos repères habituels, et délicieusement à chaque bifurcation, le choix du chemin à prendre nous rendait tous hésitant pendant quelques secondes. Pendant ce court instant où le silence nous saisissait immobiles, les rochers coiffés d’une lumière crémeuse nous apparaissaient sous des formes inconnues, chaotiques ou fantastiques, qui nous laissaient croire que nous pouvions être… perdus. Définitivement.
18 octobre 1966
J’ai pensé à toi Chomo parce que je sais que tu bivouaques à 500 mètres de notre bivouac : à la limite d’Achères-la-Forêt.
Mais depuis combien d’années ? Je n’ai pas osé te poser la question l’autre jour en allant te rendre visite avec un petit groupe d’amis curieux de ton « train de vie ». Ton bivouac m’est apparu au milieu d’un fouillis surpeuplé. Pas de grimpeurs ou de randonneurs, rien que des silhouettes, des signes, des créatures étranges qui m’intimidaient. Je n’étais rassuré que par la terre battue, le sable battu que tu foules au fil des saisons, chaque jour de l’année, et par ces brandons de pin tordus et brûlés qui me rappelaient en miniature cette forêt des Trois Pignons que certains qualifient poétiquement de « forêt posée sur le sable » !
Ce matin, comme la semaine dernière, le soleil monte à présent et réchauffe les flancs des blocs de grès posés sur le sable blanc de notre bivouac. Est-ce que ton coq a fait le tour de ton ermitage Chomo ? Comme nous celui de notre bivouac ?
Le doux ronron du réchaud s’épand dans l’air, avec l’odeur du café matinal. Avec les copains on discute d’escalade, de montagne, et comme le temps ne nous presse pas, les rochers étant encore trop humides pour grimper, on reparle avec ardeur de l’autoroute A6 la scélérate qui traverse le massif des Trois Pignons comme une balafre honteuse…
Tu as bien dû connaître ce « big » chantier des années 1962 ou 1963 Chomo ? non ? Rappelle-toi c’est l’année où explose une bétonnière rouillée, en pleine nuit sur le chantier qui défigure la massif des Trois Pignons à quelques embardées d’Achères-la-Forêt. Résultat : dégâts matériels et quelques brefs articles réprobateurs dans les journaux de l’époque. Des fous de nature ? éco-guerriers ? terroristes voulant signer leur réprobation, comme ça, pour mémoire ? Dans le bulletin du Club-Alpin je crois bien avoir lu un article dont l’auteur, peu convaincu, peu convaincant, condamnait les irresponsables du bout des lèvres !
Et toi Chomo ? – qui te tiens éloigné il est vrai de tout vacarme mécanique, as-tu seulement visité ce chantier dévastateur lors de tes pérégrinations en forêt ? Tu ne m’en parles pas, et pourtant tu as l’ouïe fine, tu entends forcément le brouillage, le froissement incessant du silence par les inter-minables trains de camions trouant la nuit, lorsque le vent du nord souffle jusqu’à ton ermitage… ?
Pour calmer les impatiences de notre génération, chaque fois que nous abordons ce sujet entre copains, nous achevons nos discussions animées dans un consensus déclamatoire : « Que faire ? Oui ! végétalisons l’infâme corridor bétonné ! » Nous jurons tous en coeur que nos petits-enfants y pique-niqueront, et qu’au centre ne sera sauvegardé, pour hommage aux hardis terroristes, qu’un discret liseré de béton… dévolu à la circulation vélocipédique. Et bien visible à la place du radar automatique : une grande sculpture de pierre en forme … de bétonnière !
31 janvier 1975
C’était il y a deux ans, jour pour jour. Pourquoi te narrer à présent cette dérive hivernale Chomo ?
Parce que cet hiver là je crois bien avoir croisé tes traces dans le massif des Trois Pignons… Voici l’histoire Chomo :
Au cœur de l’hiver, soudain une envie de partir. Avec un ami, Dan, nous organisons nos sports d’hiver aux portes de Paris : pas de stations, pas de dameuses, mais de l’aventure, une “expé” à mini budget. Nous voulons rallier à pied Bois-le-Roi à Nemours (40km) en trois jours. Neige ou pas neige. Peu importe on part. Le train nous dépose tôt le matin dans la petite gare de Bois-le-Roi (-6°). Le couvercle gris de l’hiver sur nos têtes. Notre expédition commence : direction plein sud et deux bivouacs en perspective.
Avec Dan, mon copain, on s’élance sac au dos avec 3 jours d’autonomie pour traverser le massif de Fontainebleau du nord au sud. Le froid nous stimule et notre rythme de marche ne faiblit pas tandis que s’accumulent les nuages bombés de grésil ou de neige. Notre premier objectif c’est l’ermitage de Franchard où nous savons une petite auberge ouverte pouvant nous offrir un arrêt bienfaiteur.
Pour l’instant nous fonçons vers le Rocher Canon, gravis-sons le Mont-de-Fays pour redescendre vers le Cuvier Chatillon et traversons la N7 déjà recouverte d’une blanche pellicule de neige. Quelques rares voitures, phares allumés, traversent le silence ouaté. Timide d’abord, la neige devient abondante avec des averses obliques. Le vent s’est levé lorsque nous mettons le cap sur le Désert d’Apremont. Exaltés par notre randonnée quasi-nordique, nous marchons allègrement bonnet sur le front et guêtrés dans le sable mêlé de neige. A mesure que les flocons s’épaississent nous sourions sous nos anoraks piquetés de cristaux fondus.
Tout droit. Plein sud ? Mais où est le sud dans les tourbillons qui s’esquissent à présent autour de la platière ? Parfois nous reconnaissons au passage tel ou tel rocher, escaladé l’été en short léger (!) qui nous conforte dans notre itinéraire de plus en plus aléatoire.
Dans les gorges d’Apremont nous nous enfonçons à grandes enjambées dans une vallée qui blanchit à vue d’œil ainsi que les chênes au tronc crevassé. Les rochers s’encapu-chonnent peu à peu de grésil et de neige. Surpris par l’intensité des giboulées, nous nous arrêtons sous un auvent de pierre pour boire du thé. Où sommes-nous au fait ? Négligeant nos cartes – nous connaissons trop ce massif ! – nous improvisons notre chemin entre les blocs épars et méconnaissables. Croyant être sur le chemin de la Solitude, nous débouchons sur un carrefour à l’opposé de nos prévisions… Cette fois nous sommes perdus pour de bon. Enfin ! et nous rions de notre déconvenue secrètement souhaitée. On a en effet tourné en rond, comme les flocons et leur danse échevelée. On n’y voit point à plus de dix mètres dans le célèbre chaos labyrinthique d’Apremont et pas âme qui vive. Les récits de Jack London me reviennent à la mémoire… et si une aurore boréale sous nos yeux montait soudain au ciel ? Nous n’en serions point étonnés, tant le sentiment d’avoir quitté toute trace plausible de civilisation s’est emparé de nous depuis notre dérive arctique… !
Devant nous enfin une sorte de carrefour et des hêtres vénérables tenant la garde. Nous reconnaissons le carrefour de Bois d’Hyver – le bien nommé !- bien que la pancarte sur le tronc de l’un d’eux ressemble à un champignon de glace. Nous consultons nos montres, conscients que la durée du jour est limitée. La visibilité s’améliorant, nous nous hâtons vers les gorges de Franchard que nous atteignons au milieu de l’après-midi. L’auberge est effectivement ouverte, avec de rares clients venus là comme on se rend en Patagonie, au bout d’un chemin improbable, obstrué de congères. On se réchauffe dans la salle principale dont les baies donnent sur l’esplanade de l’ermitage. Alentour la neige s’est épaissie et nous éblouit presque. Encore un thé brûlant, de précieux biscuits grignotés au chaud et nous repartons plein sud vers les Trois Pignons que nous devons atteindre avant la nuit pour y bivouaquer.
Notre marche désormais nordique nous mène à la gorge aux Archers. Il ne neige plus et comme je ralentis quelque peu l’allure, mon copain s’en inquiète et m’interroge. Je boitille et j’ai mal à la jambe, on fera avec.
Bientôt la lumière du jour décline. Nous approchons des Cavachelins et des Trois Pignons, traversons l’autoroute sous ses voûtes de béton plongées dans un grand silence et parvenons à la Vallée Chaude. Sur la neige poudreuse des traces d’animaux croisent de plus en plus souvent les nôtres. Légers oiseaux, discrets mammifères. Il est manifeste que je traîne de plus en plus la patte et que je me surprends à grimacer avec certaines enjambées.
Le bivouac n’est plus très loin. On ne sort pas les lampes frontales mais ça ne saurait tarder. Tout à coup une ombre furtive au bout de la sente enneigée ? Le vent ayant cessé, un silence glacial s’empare du paysage. Intrigués, nous voulons aller voir. Ta frêle silhouette, Chomo, effleure une seconde mes pensées, mais je suis exténué, j’ai hâte de m’arrêter.
Enfin le bivouac salvateur. Sa réserve de bois sec à l’abri. Le feu pétille vite dans la cheminée et nous organisons notre couchage dans le premier Refuge de notre rando nordique.
D’ailleurs Chomo, c’est un Refuge proche du tien : 500 m précisément, comme tu sais !
Le lendemain le bilan est vite fait : là s’arrête mon aventure faute de jambes valides, tandis que mon courageux copain, Dan, poursuit seul l’itinéraire depuis longtemps concocté.
Dépité je rentre sur Paris grâce à un car pris à Achères-la-Forêt, tandis que Dan atteint Larchant, le second bivouac prévu, puis la gare de Nemours, étape ultime de “l’expé” entreprise… J’ai alors repensé à toi Chomo et à la sortie de ton bivouac pour aller marcher ce matin là, ébloui par la neige fraîchement éboulée.
Tu as raconté plus tard ces traces relevées, que tu as suivies par réflexe comme un chasseur fébrile, mais croyant avoir affaire à des escarpins de femme enfoncés dans la neige !
Ce matin là le soleil faisait resplendir la forêt de cristal, et ces traces échauffaient ton esprit. Là-bas au bout du sentier tout était possible : un mammifère, humain ou non humain ?
Escarpins féminins ou fins sabots de chevreuil ? Comment en décider ?
Ce matin là Chomo, ta dérive hivernale t’a emmené loin, loin de ton bivouac, au bout de tes forces, aux limites de ton imaginaire enflammé, pour donner corps à ce qui enveloppe, protège, crois-tu, ton « comté des sables » : la Déesse-Mère.
Puis tu es rentré essoufflé, suant, ruant dans la neige labourée de traces embrouillées. Ton expédition n’était pas plus réussie que la mienne. Mais une vision fulgurante t’avait mis en marche.
A propos Chomo, connais-tu Aldo Léopold ? Un des fonda-teurs de l’écologie moderne qui écrivait en 1948, vers la fin de sa vie, un « Almanach d’un Comté des sables » ? Il y consigne l’observation de la nature au fil des mois, et, dès le mois de janvier, scrute les traces de vie sur la neige :
“ La trace témoigne d’une indifférence aux affaires de ce monde qu’on trouve rarement en d’autres saisons ; elle file droit à travers champs, comme si son auteur avait attelé son chariot à une étoile et lâché les rênes. ”
Lâche les rênes Chomo, lorsque tu te mets en marche sur le chemin de la Déesse-Mère, et retourne-toi ! Vois alors tes traces s’effaçant à mesure que la terre remuée se referme derrière ton chariot Préludien…
2 juin 1980
Chomo j’ai appris ce printemps que tu creusais dans ton « comté des sables » de longues et étroites tranchées pour y enfouir des totems et des statues… A vrai dire ton Art Préludien m’intrigue de plus en plus. Tu as de la chance avec ton bivouac posé sur les sables, tu peux explorer ton sous-sol sans danger, le fouiller tranquillement à la pelle, avec des souterrains comme si tu voulais te faire sanglier et t’y rouler dedans en grognant, ou bien planter des statues à l’entrée comme les égyptiens près de leurs chambres funéraires ?
Tu prétends aussi avoir dégagé, près de ton bivouac, un bloc de grès qui serait « un chameau sculpté sorti du désert paléolithique » (dixit). Toujours ce besoin d’explorer ? D’être à l’affût ?
Je me suis demandé ce qui peut inspirer ta Déesse-Mère. Certes les rotondités des roches gréseuses offrent un large éventail de vénus callipyges. Mais as-tu été lire les roches gravées qui se trouvent à un jet de pierre de ton bivouac ?
Moi si. Et j’ai aimé. Pas tout de suite. Faut s’habituer aux quadrillages, sillons, marelles, séries parallèles, aux cupules, rouelles… Du répétitif, pas emballant. Mais la Grotte Vibert elle, ne passe pas inaperçue : la géode est belle, perchée sur la crête du Pignon. Tes ancêtres chasseurs-cueilleurs, les miens aussi d’ailleurs, sont bien venus là il y a plus de 5000 ans. Et toi adepte de la réincarnation tu ne les aurais point vus ?
Peut-être que si : c’est ce que je me dis parfois en regardant tes statues arrachées à la Terra Mater qui parlent une langue bien étrange comme sorties directement de l’ombre d’une géode mésolithique !
Et puis je me souviens : j’ai rencontré J.C. Bédart un artiste singulier, dans les marges, un peu comme toi. Du « Brut » quoi. Il me disait tout le bien possible des 1000 géodes gravées, ou abris ornés de Fontainebleau et ses environs. Mais ornés de quoi ? Voilà bien le problème :
« Très rapidement, je m’aperçus que l’ensemble gravé de Fontainebleau articulait la préhistoire et l’histoire, couvrant plusieurs millénaires de juxtapositions de signes »
Les graveurs, selon lui, projetaient leur propre corps dans la géode gravée, car gravure = usure, érosion, acte symbolique de dématérialisation au profit du cosmos. L’humain s’empare du signe et s’approprie l’espace. Les tentatives d’explication des gravures pariétales passent à côté d’une évidence : à la fin du mésolithique, l’art pariétal jusque là figuratif, entre dans une nouvelle évolution, celle de l’abstraction, matrice de l’écriture à venir…
Encore une fois Chomo : as-tu été lire ces parois rupestres ? J’attends ta réponse toi qui te proclames Préludien, qui sans cesse vadrouilles du visible au lisible, prévoyant la décom-position fertile de toute œuvre…
Or samedi dernier j’ai repéré, oui ! ta signature elliptique dans un coin reculé de la grotte Vibert !!!
Oh Chomo sacrilège ! Pris en flagrant délit d’enfouissement au cœur de la mémoire paléolithique… !