Tous les articles par Jean-Jacques Guéant

Sylvia Pawlowski-Mathis

Sylvia Pawlowski-Mathis, accompagne avec amitié de sa poésie grave les pages des dossiers de La Grappe.


OLGA

Elle était méconnue, minimisée, passée sous silence…
Elle est arrivée comme la vermine, contagieuse, envahissante, omniprésente et meurtrière.
Elle était habile, méticuleuse, ravageuse et orchestrée.
Elle a pris son pouvoir d’une main malfaisante, dans une volonté de tuer.
Rationnés, appauvris, pillés, exterminés par elle, des millions de morts…
Son nom, Holodomor.

Famine reconnue génocide par l’Ukraine en 2006 et crime contre l’Humanité par le Parlement européen en 2008. Elle a sévi en Ukraine de 1931 à 1932 et ne fut pas uniquement économique ou climatique comme celle de 1922 mais une famine organisée et politique destinée à nuire aux paysans récalcitrants à la campagne des collectes. Aucune fuite possible, courriers et appels à l’aide censurés.

Adieux les belles saisons, leurs lueurs et leurs floraisons,
Adieux la douceur, l’innocence et les jeux d’antan.

1938
Te voilà Olga, 18 ans à peine,
Poussée par ta détresse, un élan de survie,
Un jour tu as quitté l’Ukraine, ta famille et ta patrie.

Tu étais volontaire dit-on !
Partie, quittant ces vastes terres
Vers ta nouvelle destination
Tu as traversé la frontière
Pour une vie nouvelle
Quittant toute cette misère
L’Allemagne, ton nouvel horizon.

Tu fus placée dans ce village
Chez un homme veuf et son enfant
Munie de quelques bagages, de ta jeunesse, et de tes grandes illusions.
Nous n’avons pas tes états d’âme
Personne n’a pu les rapporter
Quelques lettres, quelques témoignages, des bribes çà et là glanées.
Ton accalmie fut éphémère
Dans cette ferme où tu logeais
Tu as vécu un nouveau drame
Lorsque la guerre a éclaté.

Je ressens bien au fond de mes entrailles
La souffrance dont tu as fait l’objet
Je ne connais pas les circonstances,
Ce que tu as vécu, ce qui s’est réellement passé…
Mais les tiens n’ont plus eu de nouvelles
Lorsque de ton ventre ton fils est né.

Je comprends bien Olga tout ton silence
L’enfant que tu as dû laisser
Ton départ après la guerre
Un nouveau pays, une nouvelle envolée.

Ne t’inquiète plus Olga
Même si loin, même si longtemps après
Même un continent plus loin,
Même un océan traversé
Ne t’inquiète plus Olga
Ton fils t’a retrouvée.

Tu sais Olga, n’aie plus de peine
Mon père m’a déjà tout raconté
Je porte en moi ton ADN
Ta famille nous l’avons retrouvée
Tu sais
Ta fuite, ton départ n’a fait que nous rapprocher.

Olga, ton nom me rappelle et m’interpelle
Olga, ton nom est en moi
De ton nom je m’appelle…

Sylvia, Olga, Helena PAWLOWSKI-MATHIS

Jean-Christophe Pagès

Jean-Christophe Pagès auteur dramatique, partage souvent ses textes avec la revue.


PAUVRE PÊCHEUR

André m’envoie un message avec pièce jointe. Objet : Pauvre pêcheur : « J’ai une copine qui m’a envoyé une photo prise au Japon, de quoi écrire un petit texte. » Je n’écris pas sur claquement de doigts, André, car c’est difficile. Mais j’essaie quand même. Pour commencer, je conserve le titre. Comment sait-on que le Japonais est pauvre ? Parce qu’il est obligé de porter un masque.

Je suis ravi d’apprendre qu’André a une copine, premièrement, et que celle-ci s’est rendue au Japon, en plus. Ça nous permet de ne pas confondre le Japonais avec n’importe quel Asiatique (Laotien). André, qui est marié, n’écrit pas ma copine mais une, c’est-à-dire qu’il doit en avoir d’autres. Ladite amie n’adresse pas un cliché d’elle nue lascivement positionnée au bord d’une piscine, n’aguiche pas André, comme font souvent les amies parties au bout du monde. Juste une copine dont je ne connais pas le prénom, mais j’inventerai. André le cachottier ne me présente pas toutes ses amies car il craint la concurrence. Ça n’est pas parce que nous courons ensemble tous les dimanches qu’il faut nécessairement partager ses conquêtes.

Il me faut du temps pour bien m’emparer du sujet, approfondir ma connaissance du Japon, nécessité de la pêche au pays du soleil levant, masque. C’est peut-être le matin : pauvre pêcheur enfourche une bicyclette, avec sa canne télescopique (ça prend moins de place pour pédaler), hop. Se croit tranquille. Or, la copine d’André est déjà sur place, pas dormi de la nuit. A deux mètres de lui. L’homme masqué ne la regarde même pas, il est à sa tâche, vélo sur la béquille. Tiens ! se dit-elle, ça ferait une chouette photo pour André, mieux qu’une énième vue du Fuji-Yama. Le copain coureur est aussi voyageur, il connaît le monde, se fiche des clichés touristiques, veut de l’authentique : vrai pêcheur, quérir alimentation famille. La copine sait que le message passera avec André, il est allé en Afrique l’été dernier, baroudeur qualifié en pauvreté. En revanche, je ne crois pas avoir déjà abordé avec lui (je manque de souffle) le sujet de la pêche, je pourrais pourtant lui en conter. Un dimanche, avec mon père, je sors un brochet gros comme ça !

Petit texte : comment connaître la longueur, André ? A partir de combien de pages le récit devient-il trop long pour tes yeux de sexagénaire ? Je dois cependant être reconnaissant, mon camarade me donne un sujet. J’ai peu écrit ces derniers temps. D’abord, j’ai dû changer de pc, ça n’a pas été sans mal. Après plusieurs années, j’acquiers un portable, mais le casse illico ; m’installant sur la terrasse, batterie faible, vite rentrer pour passer sur secteur, j’intercale la souris entre écran et clavier et ferme, crac ! Imagine ma tête. Par ailleurs, je suis allé courir seul hier, tu n’as pas répondu à mon courriel. En plein soleil, j’aurais pu me trouver mal à l’autre bout de la plaine sans que personne ne ramasse mon corps sec.

Le lendemain, vais acheter un autre pc. Ma compagne tente bien de me raisonner, attendons remboursement assurance, etc. En vain ! J’ai décidé. T’épargne les soucis d’installation, transfert des données, couple sur la sellette. Trois jours plus tard, tout est réglé, mais je n’ai rien à écrire. Et, justement, c’est là que tu me sauves, l’ami fidèle.

Donc le Japon. N’y suis jamais allé, prendre l’avion, jet-lag, comment aller vers l’Est, contre le déroulement normal de la journée ? Peu probable que je m’y rende un jour. Pas grave, on a la copine d’André. J’aimerais bien la rencontrer, son âge, est-elle mariée, sa physionomie ? Pourquoi cette fuite ? Déception, mélancolie ? Notre japonais porte un blouson coupe-vent bleu électrique, avec fermeture éclair, pas chaud ce matin, et simple blue-jean. Dominante de bleu, la canne à pêche aussi. Concentré sur son bouchon, debout entre les rochers. Du coup, on ne voit pas ses genoux, est-il en baskets ? Probable, comme il est en tenue décontractée, ou des bottes ? Mais l’endroit n’est pas boueux.

Le Japonais méticuleux a préparé ses vêtements la veille, posés sur une chaise de la cuisine, pas réveiller la famille en partant (se renseigner si les Asiatiques ont une cuisine comme nous). Idem : prêt bicyclette puis révision chaîne, gonflage pneus.

Le Japonais ne balance pas le vélo en arrivant sur le site comme le ferait un Occidental, il trouve un endroit plat, sans doute repéré antérieurement, et sort sa béquille. A-t-il seulement une besace, bourriche, compte-t-il vraiment rapporter du poisson ? L’homme étrange, concentré, inquiétant, tête rasée. Une étiquette au bout de la canne indique qu’elle est louée. N’a pas son propre matériel, pêcheur occasionnel, affamé. Sa femme lui montre le frigo vide, les enfants faméliques, comment s’en sortir ?
– Demain dès l’aube, j’irai à la rivière, vois-tu, ou la mer, j’irai au bord de l’eau.
– Tu n’as même pas de gaule !
– Pfut, j’en louerai une à la quincaillerie, me reste quelques yens.
– Bien, ne rentre pas bredouille.

Dénoncer l’urgence. La copine d’André a une fibre sociale très marquée, sans doute une altermondialiste, militante, mais célibataire. Croit séduire discrètement mon ami avec son cliché, sa femme n’y verra que du feu. Or, nous savons lire entre les lignes, la copine est elle aussi au bout du rouleau, désespérée, comment signifier ses sentiments ? Pauvre pécheresse qui avance masquée au bord du fleuve, André, je lance des bouteilles à la mer (rivière, lac, étang), comprendras-tu ma mélancolie ?

Comme Hiroshi (c’est son nom) n’a pas de réveil, il a écouté le coq, s’est extirpé du futon, fond de thé froid et : 1. penser à la canne, 2. emprunter la bicyclette du voisin Keiji tant qu’il dort. Cuve son saké, il ne se rendra compte de rien, lui offrirai un poisson pour compenser. Mais Hiroshi n’a pas d’appât, il n’est pas assez expérimenté. Ne suffit pas de faire flotter son bouchon pour attirer l’animal. La copine d’André (Nicole) tente de lui faire comprendre avec des gestes, elle ne maîtrise pas la langue, à part : arigato, sayounara, kimono et saishoku shugisha. D’ailleurs, il ne la regarde même pas. D’une part, le masque gêne pour bien voir, ne tourne pas avec la tête, élastiques trop longs au niveau des oreilles, s’il pivotait sur la droite le masque couvrirait ses yeux, d’autre part, il n’est pas venu pour draguer. Rentabilise location matériel, horaire du déjeuner, le riz trop cuit colle, etc.

Bien que végétarienne, Nicole ne se comporte pas en touriste responsable, éco-solidaire. Veut donner des leçons au pêcheur mais celui-ci n’a pas de montre. Il doit pourtant être un chef de famille irréprochable. En mai 2009, l’épidémie de grippe aviaire fait rage en Asie, Hiroshi le sait, ou le H1N1, la pollution. Sa femme ne tolérerait pas qu’il sorte sans son équipement.

– Ça mord ?
Elle voudrait bien engager la conversation. Hiroshi statique, manquerait plus qu’il rate une touche.
– Un asticot ? Ou une moule ? Parfois ça marche avec une moule.
Hiroshi droit comme un i. Que veut l’écervelée ? Passe-t-on la nuit en pleine nature ? Où a-t-elle rangé son duvet ? Canne main droite, il la tient ferme, main gauche poche pantalon, il s’applique mais il est cool, c’est ce qui séduit Nicole. Elle non plus n’entend pas rentrer bredouille, n’a pas parcouru tous ces kilomètres pour rien. D’abord une photo, dialogue sommaire, et paf ! Elle a légèrement remonté sa jupe, se dandine, mais n’obtient rien.

Pourtant, prenant une pause pour me raser, je m’interroge : Hiroshi aurait-il fauté ? Apercevant la délurée dans tous ses états, il aurait balancé sa gaule, fi de la pêche et du repas dominical (c’est dimanche), autant prendre du bon temps. Le Japonais, en dépit de son allure, n’est pas de glace, et Nicole sait y faire. Il arrache son blouson, pantalon chevilles, et on y va. Nicole ne pense plus à prendre des clichés, André le regrette : la copine dépenaillée mieux qu’un Nippon isolé.

Mais elle sait que la femme d’André contrôle tout, le soir la boîte mails.

– Tiens, Bichon ! Qu’as-tu reçu ? Un message de Nicole, elle est au Japon, non ? Ah ! Elle joint une photo, voyons.
La femme d’André se méfie d’André qui multiplie les copines.
– Bah dis donc ! Nicole ! Elle envoie un truc original, l’appareil a dû se déclencher tout seul, viens voir ! Pas facile de s’embrasser avec ce machin !
– Les Asiatiques n’embrassent pas, ils craignent la salive.
– Ah ok, mais je ne comprends pas l’intitulé de son message.
– Elle veut dire : pauvre gars, obligé de pêcher avec ça sur le nez et la bouche, pas évident, si par exemple il devait se moucher ou fumer.

Le monde est plein de pays, certains plus lointains que d’autres, le Japon n’est pas un cas isolé. Comment interpréter leur culture ? J’ai déjà beaucoup voyagé, mais en train. J’aime aussi les sushis. A vol d’oiseau, 9714 kilomètres. Sans compter l’insularité problématique. Je ne compte pas parcourir la distance, sauf à tomber éperdument amoureux d’une collégienne. C’est un petit pays surpeuplé de gens (des Japonais) petits. D’où le petit texte préconisé par mon ami. En fin pédagogue, il sait orienter mon travail.

Un congélateur. Avec un budget mieux géré, Hiroshi pourrait s’en payer un, n’aurait pas à se lever aux aurores. Pauvre Hiroshi ! Pas facile le hiatus. Que ne l’a-t-on prénommé autrement. Benoît ? Je ne vois pas pourquoi les Asiatiques s’évertuent à donner des prénoms asiatiques à leurs enfants. Dès son plus jeune âge, le Japonais (Coréen) est en difficulté. Comment t’appelles-tu ? On imagine bien les railleries du corps enseignant. Les parents ont-ils bien conscience de leur responsabilité ? Je note que les Européens sont plus ouverts. Par exemple, on n’hésite plus à attribuer Ken ou Lee, Daisuke revient en force.

Manquerait plus que Keiji se réveille avant le retour d’Hiroshi ! Chercher le pain (bouche pâteuse). Mince mon vélo ! Fichtre, où l’ai-je stationné ? Hiroshi, scrutant son bouchon immobile, le sait bien. Il hésite à lancer des cailloux pour créer des remous, montée d’adrénaline, ah, ça titille. Mais non, cette partie de pêche est vaine. Peut-être finira-t-il par se jeter à l’eau, étranglé par sa ligne ou lesté par la bicyclette ? Comment rentrer sans poisson ? L’injonction de madame Hiroshi. Le Japonais se suicide beaucoup.
– Bouge ! Mais bouge quoi !
S’adressant au flotteur (dans sa langue natale).

Nicole n’en perd pas une miette, qui s’est placée à bonne distance, reportage, ce que peut dire un simple cliché, toute la misère du père. C’est quelle heure maintenant ? Capacité des Japonais à rester stoïques, sans cligner ni respirer, notamment sur une photo. A-t-il envie de faire pipi ? Il se retient. Un rôt ? Le ravale. Nous avons beaucoup à apprendre de cette élégance. Le pêcheur japonais sait rationaliser ses mouvements, ne montre pas ses fesses pour faire rigoler Nicole. Car, en vérité, il l’a bien vue. Se demande juste (en son for) ce qu’elle recherche, le but d’un tel cliché. Ne souhaite pas être reconnu. Avec son masque, il pourra toujours prétendre que ça n’était pas lui.

Cher André, tout ça très bien, mais merci de m’indiquer comment terminer. Depuis quand avais-tu ce cliché ? Long voyage jusqu’à ma boîte de réception. Hiroshi pas équipé pour les expéditions, blouson léger, vélo volé. Parti pour la matinée, se retrouve à l’autre bout du monde. Sûr que madame Hiroshi va s’inquiéter : ton assiette, ton rond de serviette. Sait-on toujours où l’on va quand on part ? C’est alors que Keiji, le voisin dégrisé, pointe son nez chez elle, se déchausse, tire le shoji : mon biclou, il est où ?
– Je ne suis pas une voleuse, restez déjeuner, monsieur Keiji, nous aurons du riz gluant.
Pas farouche, la Japonaise sait se retourner. Quand débarque son mari avec la friture… Tu vois où ça nous mène, André, à cause de ta copine ? Hiroshi attrapant son sabre pour débiter les fautifs, marmaille hurlante, repas froid. Mieux envisager les conséquences de ses courriels. Il a mangé tout le monde.

Non, ça s’est passé autrement. La mauvaise haleine, problèmes gastriques d’Hiroshi. A défaut de chewing-gum, le masque. Comment ne pas importuner les baigneurs de novembre (spot réputé) ? N’imaginait pas tomber sur une cougar. Nicole s’approche en ondulant, comme si les rochers étaient en mousse, passe derrière lui, l’entoure de ses bras, mon Hiro ! Mais il ne doit pas se retourner, à cause de l’odeur fétide. Nicole, pas habituée à l’échec, insiste, descend la fermeture éclair et glisse ses mains sur le torse d’Hiroshi. Il est quand même tenté. Et Nini de frotter ses seins sur le dos du pauvre pêcheur. Interroger André s’il a d’autres copines comme Nicole. Et, brusquement, Hiroshi pivote, tombe le masque et envoie son haleine à la face de Nicole. Elle s’évanouit. Heureusement qu’il n’y avait personne, pense H. Sinon comment expliquer à l’épouse : j’ai pêché mais j’ai péché. Non, il a fait le meilleur choix. D’ailleurs, à l’instant, une touche, Hiroshi ferre, tire, mouline, que n’a-t-il un comparse, une épuisette ? Il est tout rouge, émet des grognements, sue. Ma ration ! Nicole, reprenant ses esprits, croit qu’il s’adresse à elle, il est fou mais il est beau, elle accepte de l’assister.
– Prenez ce bâton pour l’assommer.
– Quel bâton ?
– N’importe ! Un caillou, une pierre, là !
– Je ne vois pas.
Hiroshi perd ses moyens et rugit, elle le pousse dans l’étang.

Non plus. André, comment conclure ? Midi, Hiroshi entend le clocher (on imagine), il n’a rien remonté, doit rapporter la canne et la bicyclette, que va-t-il dire à sa famille ?
– Ça a été chéri, ta matinée ?
– Hai.
– Tant mieux !
– Euh… Plutôt shi hai.
– Pas grave, viens à table, いただきます!
– いただきます aussi, à vous tous, ma famille.
Comme toujours, madame Hiroshi a su agrémenter les restes. Connaît son conjoint par cœur. Quand on dit poisson, c’est une formule. Pauvre pêcheur a les larmes aux yeux. Keiji sort des toilettes en se reboutonnant.

Colette Millet

Colette Millet collaboratrice de la revue.


LE VOYAGE à BALI

Tout voyage devrait toujours nous émerveiller de dépaysement : voyager c’est se départir absolument de l’habituel. Aujourd’hui, je cherche quel voyage pourrait me dépayser autant que dans mes années d’apprentissage où n’ayant jamais eu d’images de contrées lointaines à me mettre sous les yeux, l’arrivée dans un de ces pays pouvait me sidérer du plaisir de l’inconnu. L’essence du voyage, sa raison d’être pour moi qui n’avait pas dix-huit ans résidait dans l’émotion d’un étonnement fondamental qui mesure toutes les différences. A cet âge on peut même s’imaginer être des pionniers. Je pense à mon séjour en Indonésie en 1972, à Bali desservi par un avion par semaine via Bangkok. Les Balinais accueillaient, malgré la barrière de la langue, une poignée de hippies américains et de globe-trotters hollandais dans un joyeux partage communicatif.

On atterrissait à Denpasar, il n’y avait qu’un hôtel confortable à Kuta constitué de bungalows simples à la charpente apparente où s’accrochaient de petits lézards inoffensifs qui vous tombaient sur les pieds dans la nuit. La vie sur l’île était paradisiaque. Tout nous envahissait : la lumière éclatante, l’air transparent du rivage, le vert omniprésent du végétal humide, l’eau miroitante des rizières en terrasse, la terre ocre d’une clairière couverte d’offrandes posées dans des petites coupelles pleines de fleurs et de fruits, le ciel envahi du panache de fumée du feu sacré des crémations. Un jour était réservé à la cérémonie à laquelle était conviée toute la population locale. Long cortège.

Le jour, sous un soleil de plomb, nous sillonnions l’île grande comme la moitié de la Corse, sur de petites motos japonaises pétaradantes, terminant nos parcours sinueux derrière une unique camionnette débordant de gens accrochés à ses flancs. Contournant les nids de poules, nous riions d’arriver bien avant la destination promise à l’endroit où, le goudron finissant, une piste impraticable s’enfonçait vers Ubud et la forêt des singes, des macaques crabier en liberté. Nous rebroussions chemin.

Circuler en taxi était plus sûr pour voir l’ensemble de l’île, le Mont Batur, le Mont Agung qui culmine à plus de 3000 mètres, les hauts plateaux de Kintamani avec ses plantations de café créées par les hollandais au XVIIème siècle. Rapporter quelques pièces de tissu de batik coloré et des petites sculptures en bois foncé, un bijou en argent de Celuk, et des sourires partout distribués par les balinais acquis au Tri Hita Karana, principe des trois raisons du bonheur et de la justice : les bonnes relations à entretenir avec les Dieux, les humains et la nature.

Le soir, sur la plage de sable blanc, on dînait de plat de riz et de poissons délicieux. Dans mon souvenir on s’asseyait sur des nattes posées à même le sol, mais peut-être était-ce sur un banc, pour assister au théâtre balinais sur la place principale de Kuta : le Barong met en scène l’éternel combat entre le Bien et le Mal. Les danseurs masqués bondissaient en rugissant, les danseuses habillées de brocart, coiffées d’or portaient des fleurs de jasmin et de frangipaniers. Le spectacle vrombissait de musiques étranges jouées sur des instruments non moins étranges : des gamelans, des gongs, cymbales, cloches et tambours. Le rituel du Ketchak était sans doute plus étonnant encore : une soixantaine d’hommes assis torse nu, tendant les bras en les agitant vers nous scandaient une incantation modulée et entraient dans une transe qui montait avec force au-dessus de nos têtes. Dépassement.

Dominique Desgouges

Dominique Desgouges auteur de romans policiers et d’aventures rejoint La Grappe avec ses textes courts.


BAYON

– Je vais partir…
Le silence se fit autour de la table. Tous les regards se tournèrent vers Lucien. Se fixèrent sur lui. Pendant de longues secondes, on n’entendit que le battement de l’horloge égrener ce qu’il restait à chacun de vie, peu ou beaucoup. Et puis, le silence se déchiqueta en un brouhaha gêné, des sourires apparurent, des rires se mêlèrent à la confusion des sons.
– Partir ? Mais pour aller où ? demanda Gaby
– Tu n’es jamais parti d’ici, papa. Tu n’as jamais voulu quitter ta tanière. Maman…
Maman, on venait de la porter en terre. Après les funérailles, on buvait le coup dans la cuisine, on croquait des gâteaux que Gaby et sa sœur Éliane avaient confectionnés la veille au soir, pendant la veillée, on entourait le vieux Lucien. Il y avait là des cousins, des voisins, des amis des enfants, des gens venus du bourg ou de plus loin.
Lucien posa ses mains l’une sur l’autre devant le verre de goutte qu’il n’avait pas touché. De vieilles, vieilles mains, usées, cabossées.
– Tu n’es même jamais allé à Paris. Le jour de votre voyage de noces, les trains étaient en grève…
C’était vrai. Ils étaient rentrés à la ferme, Amélie terriblement déçue, lui, Lucien, comme soulagé. Il avait promis qu’ils iraient plus tard, voir la tour Eiffel. Ils n’y étaient jamais allés. Ils n’iraient jamais. Il venait de jeter des pétales de roses sur la boîte en bois brillant où dormait Amélie.
– Et où veux-tu aller ?
– À Angkor.
Ses deux filles échangèrent un regard sidéré.
– Angkor ? Tu sais où c’est ?
– Au Cambodge.
Pas de doute, le décès de Maman lui avait chamboulé l’esprit. Il ne pourrait plus rester seul. Il faudrait le placer. Pas de précipitation. Après tout, il était secoué, c’était normal. Cinquante-neuf années passées l’un près de l’autre. Vingt et un mille six cent trente-huit jours. Jamais séparés. Ou si peu. Les choses allaient petit à petit trouver leur place. Se créeraient de nouvelles habitudes. On s’habitue à tout. Même à l’absence. Tu jettes une pierre à l’eau, les ronds s’estompent et la surface redevient lisse.
– Ce serait mieux Malibu, non ? fit, hilare, Jean, ce gendre que Lucien avait toujours trouvé stupide.
– Pourquoi Angkor ?
Une ombre dans les prunelles du vieil homme.
Elle avait choisi le calendrier parmi le lot que lui proposait Maurice, le facteur. C’était en… Il ne se souvenait plus. Maurice était mort, à la veille de la retraite. Un infractus… Sur le calendrier des postes, il y avait une photo : un temple bizarre au milieu de la forêt. L’ouvrage ressemblait à un gâteau gris mal démoulé, impropre à la consommation. Angkor Wat. (Ouatt ou Vatt ?) Amélie avait accroché le calendrier au mur de la cuisine et il était resté là longtemps, longtemps. Combien de fois avait-elle dit :
– Ce doit être beau à voir, non ?
Lucien n’avait jamais répondu.
Un jour, il l’avait vu découper une photo dans le magazine auquel elle était abonnée : Bonnes Soirées. Une tête sculptée dans la pierre, éclairée par les rayons du couchant.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Un temple d’Angkor : Bayon. Tu sais, c’est étrange, j’ai l’impression de connaître ce visage…
Elle rêvait d’Angkor, Amélie. Son jardin secret. La tête sculptée du Bayon lui était devenue familière. Elle lui avait raconté l’histoire du Bayon, mais Lucien ne l’avait pas écouté. Ô comme il regrettait… Comme il aurait voulu qu’elle lui raconte, qu’elle soit là, qu’ils soient tous les deux, rien que tous les deux dans cette cuisine…
Le calendrier des postes… Une photo jaunie des filles petites filles qui jouent dans le jardin… celle des petits-enfants, Claire et Olivier, absents aujourd’hui… Le panier du chat Ploum, vide… Le robinet de l’évier goutte… Les tomettes rouges se décolorent, certaines se fissurent… L’énorme frigidaire démarre en geignant… Et l’horloge égrène le temps… Tic-tac…
– Et vous iriez comment, à Angkor, Grand-Père ?

*

Le soleil poudroie, les ombres se découpent. Le soir vient. Les sons se détachent, gagnent en intensité, tandis que la chaleur décroît. Une nuée de Chinois étouffent un guide qui débite l’Histoire d’une voix criarde.
Dans le couchant, le visage prisonnier de la pierre prend une couleur entre or et caramel. Il sourit. Énigmatique. Moqueur. Se moque-t-il des Chinois ? Ceux-ci sont déjà plus loin. Se moque-t-il de Lucien ? Assis sur un bloc gris, le vieil homme le fixe depuis… depuis des heures.
Des centaines de touristes sont passés entre lui et le vieux bonhomme. Maintenant, après les Chinois, il n’y a plus personne.
Personne ?
– Monsieur ?
C’est elle qui s’avance. Elle parle français. Le garçon reste en retrait, benêt en short et tee-shirt I♥ NY. Elle brandit un appareil photo.
– Ça vous ennuierait de nous prendre tous les deux devant…
… la figure de pierre ?
Elle est vive, presque jolie. Elle a l’air fatigué. Une journée entière à courir les temples.
– Vous appuyez là.
Lucien se lève, ses articulations sont douloureuses. Le couple est déjà en place. Derrière la fille et le garçon, l’or fond sur le visage du roi. Le sourire paraît encore plus figé.
Clic.
Sur le quai de la gare, ils ont attendu, attendu. Le train n’est pas venu. Ils sont rentrés à la ferme à pied. La main dans la main. Amélie n’était pas fâchée. Seulement déçue. Lucien était heureux.
– Merci.
Elle tend la main pour reprendre son appareil photo.
– Vous êtes en voyage de noces ?
Elle acquiesce d’un battement de cils.
– Et vous vous appelez peut-être Amélie ?
– Non. Léa. Je m’appelle Léa. Pourquoi ?

Jean Michel Robert

Jean Michel Robert jeune pousse de l’école buissonnière Chambelland, Yves Martin, Alain Simon, Jacques Kober… Une anthologie la meilleure cachette c’était nous réunit le sel de son œuvre écrite.


On s’attarde

Bonne journée. Je reviens en m’accordant le détour,
rêverie en lisière.
La déclivité du terrain abolit toute précision de l’esprit, ainsi l’âme s’impose, mais en douceur, en vallon.
Cher vieux chemin, tu daignes encore me relire, et tu trouves toujours le sourire à nuancer,
la jalousie à cerner ; tu restitues au végétal les gestes jeunes, timides, trop humainement maladroits ;
quelle que soit l’heure, des nuits immenses coulent toutes nues sous un pont minuscule.
Là, s’attarder est le début d’aimer.
Quant à la fin, ce n’est encore qu’un cheveu sur une langue de griot.


Sortir

Bon, je sors les poubelles.
Je voudrais aussi sortir bien d’autres choses,
mais il n’y a pas assez de dehors.


Portes

J’en connais une, lointaine à double tour.
J’étais pourtant sûr de mon passe dans les yeux.
Mais, certaines nuits, quel que soit l’attirail, on ne passe pas.
Alors c’est vrai : il faut partir. Si c’est la fenêtre qui m’emporte,
je serai mémoire d’un envol de fissures.

Léo Verle

Léo Verle facteur d’images, mâche-laurier à ses heures, compagnon de Poésimage, participe à la métronomie des revues. Les collages en lucarnes du peuple des images.

Textes à paraître chez Gros Texte dans le livre intitulé : Après j’irai chanter


L’Horloge fauve

Il est des matins où fleurit la rose du partir, mais le temps travail diffère l’heure du départ. Alors on jette l’encre des premiers kilomètres en l’écrit des premières lignes. De ce voyage imaginaire, l’appel vers l’Est pour revenir au quai de Seine, après de multiples traversés des méridiens, ici un extrait :

…Quitter la vieille Europe
Valises cuir de pacotille ballotées,
Sacs denier noir en bandoulière
Aux mélopées des éclisses
Regards confondus d’un partir
Vers l’autre monde, flèche du levant
Ourlé de romances tziganes,
De violons d’érable blessés,
D’accordéons diatoniques
Enrôlant les siècles, klezmer mélodie.
Un monde Chagall, par-dessus les toits.
Fils télégraphiques se jouant de la modernité
Les villages dans un mirage d’Arachné.
Savante mosaïque brique et bois
Défilé à l’anonymat des fenêtres roulantes.
Bohême, deviner les vestiges
Les miettes d’empire aux châteaux
La ville aux mille tours et mille clochers
Ruelle d’or, l’adresse de Franz,
Homme déraciné, métamorphosique.
En son journal : ‘Toute littérature est assaut contre la frontière’.
Celle franchie aujourd’hui s’énonce barbelés
L’esprit des plaines défie le labyrinthe
Étrange traversée, le nom des villes au secret
Noms bleu prusse à l’émail blanc.
Les gares engloutissent les rames
Les nuées d’enfants palpitent aux portes
Beignets et vins chauds cannelle
Gri-gri de laine, objets de bois sculptés
Guirlande de voix à chaque halte
Les pièces tintent, les portières claquent
Les messages d’une langue à l’autre
Les conseils du voyage, numéro de quai.
En rase campagne, labours à fleur de terre
Aux poinçons des clairières
Le temps a gommé les ignobles miradors,
Les féroces cheminées de brique,
Honteux totems désarticulés, mis à bas.
Le film remémore les déchirures,
L’envers décor des verdures crues
Celluloïd diurne, blafards brouillards.
Au-delà des lignes, des baraquements secs
Du craquement rauque des palissades,
Des fils métal tresseurs d’épines,
L’empreinte des camps, le temps prison
Le présent fissure l’empreinte mercure.
Eperviers, hiboux confinent les futaies.
Les forêts résinent les souffles oubliés.
Ce train de compagnie ignore l’histoire.
La ville Mère annoncée
990 gares à saisir d’un déclic de mémoire
La parole, porte close.
Énumération vaine du voyageur
Tout a été dit, tant et tant de fois
Les façades rouges, les clochers de meringue
Les neufs gares,
Beloroussky, Kazansky, Kievsky, Koursky,Léningradsky, Paveletsky, Rijsky, Savelovsky, Iaroslavsky
Les gratte-ciels blanchâtres demi-siècle
Les bris de glace au lit d’hiver
L’ogresse rouge rêvasse de l’étreinte Volga
Jalouse légendes & ambres de St Petersburg
Se console millionnaire au musée Pouchkine.
Les chapkas fleurissent déjà
Deux mois à peine avant les grands frimas
L’horloge gronde au ventre de l’est
Le rail serpent hypnotise le soir.
Marche pied en cascade
Bagages déployés à la lueur des wagons.
Parcourir d’un regard les feuillets froissés
Un journal murmurumeur
D’une déjà lointaine Europe atlantique
Aux colonnes l’Homo économicus
Faits et méfaits divers,
Le sang neuf vient de l’invisible matière
Traquée en cercle magnétique
Bague d’aimants aux fusions
Lapins lumière vainqueurs
Des formules tortueuses au tableau,
Tohu-bohu boson de Higgs
Crevant les écrans du hasard.
Ici le temps du voyage semble immobile…

Patrice Blanc

Patrice Blanc publie de nombreux recueils de poésie.


HYPOTHÈSE

     Ce personnage qui n’avance pas.
Séquestré. Immobile. Cet homme est là, assis.

     Autour de lui règne le cliquettement
des pas des femmes endeuillées.
Il attend le train.

     Dans le train, il lève les yeux ; et voit
les têtes ondulant sous le roulis.
Il n’attend personne, – rien !
… il avance en lui-même.

     Les rires des filles enluminées l’occupent
au point qu’ils conjurent l’oppression du silence.

     Soudain, son esprit s’enfuit par une voie
de sortie.
Il ne reste plus une seule place assise. Quelques
lecteurs de journaux sans doute officiels
remuent les bras et froncent le sourcil.

Ce personnage est là, assis, qui
ne demande rien.

Autour de lui, de petits sacs gonflés
d’agressivité éclatent.
Il fait parfois noir comme dans un trou. Ses
lumières sont intérieures. Les femmes endeuillées
travaillent avec le temps ; et bougent devant leurs
visages leurs mains nues. Par la fenêtre, il
ne reçoit qu’un noir qui stagne. Les voix sont
habillées de stress.

     Déjà le bruit s’abat sur lui. Et,
contre la faiblesse raidie de son corps ; il lutte.

     Ce personnage avance dans un train
qu’il voudrait arrêter.
Séquestré. Immobile, cet homme est là ; assis.

     Il ne demande rien -.

Marie-Paule Renaud

Marie-Paule Renaud fidèle collaboratrice de La Grappe, familière de l’œuvre de Katherine Mansfield.


Katherine Mansfield et l’errance de l’artiste

     « Départ », comme mélange inextricable de rêve et de nécessité, la vie de Katherine Mansfield en offre un exemple dramatique. Il y eut dans sa vie deux départs sans retour : de Wellington à Londres en 1908 et de Londres à Fontainebleau en 1922. Entre ces deux dates, un nombre infini de départs et de retours, de recherches du bien-être (jolies maisons, confort), de fuites (des créanciers, des amis, de l’hiver londonien) et de défaites (la maladie, l’aventure avec Carco, la guerre, la solitude).
     « Nous nous installâmes à Runcton-Cottage en août 1912 et dès le début de novembre, nous en étions expulsés » écrit Middleton Murry dans Katherine Mansfield et moi. Parce que sa revue Rhythm est en faillite, et qu’il doit écrire, tel Balzac, avec les créanciers à ses trousses, Middleton Murry ne sait pas encore qu’il entraîne Katherine dans une longue errance.

     Critique au Supplément littéraire du Times, il se fait correspondant à Paris en décembre 1912 et y entraîne Mansfield : « Donc, au début de décembre, nous arrivions à Paris ; trois mois après nous étions de retour, sans un sou et sans nos meubles, qu’il fallut vendre, ô ironie, pour moins d e dix livres, alors que nous en avions déboursé vingt-cinq pour leur transport ». Malgré l’aide de Francis Carco qui écoulera les meubles auprès des tenancières de maison close, l’épreuve fut assez rude. K. Mansfield raconta : « Jack, dans un moment de désespoir, a vendu même le lit […] Je suis lasse de cette atmosphère dégoûtante, de manger des œufs durs avec mes doigts et de boire du lait à même la bouteille… ». Retour à Londres en mars 1912.
     Un grand départ solitaire, secrètement médité, ce sera le 15 février 1915 où Mansfield rejoint Francis Carco à Gray, près du front. Elle revient à Londres trois mois plus tard : « Elle avait l’air drôle, Ses cheveux étaient coupés court, écrit Middleton Murry, elle se tenait sur la défensive et je la sentais hostile […] Je sentais qu’elle avait été amèrement déçue, je la plaignais et brûlais du désir de la consoler. Mais je ne savais comment m’y prendre […] Nous étions gênés et malheureux, et Rose-Tree-Cottage où nous rentrâmes nous parut sombre comme une prison ».

     En novembre 1915, ce sera le grand voyage dans le Midi de la France : « On nous avait parlé de Cassis comme d’un endroit admirable […] mais le jour de notre arrivée, le quai de la gare disparaissait sous un nuage de poussière. Le mistral faisait rage. L’omnibus vacillait dans un tintamarre affreux, et nous grelottions à la pensée que nous avions retenu une chambre avec quatre fenêtres et presque pas de mur. Nous restâmes à contempler tristement les platanes à travers les rideaux de nos fenêtres en nous demandant pourquoi nous étions là ».

     Installée ensuite à Bandol, Katherine rentrera en Angleterre en avril 1916, accompagnée de Murry : « La perspective de quitter Bandol et la villa Pauline l’attristait profondément, dit-il. Quand la petite grille de fer se referma définitivement sur nous, elle était en larmes. Tout le temps de notre voyage, jusqu’à notre arrivée en Cornouailles, elle devint de plus en plus taciturne. Le ciel bleu lui paraissait métallique, la mer grise et le cri des mouettes désespéré ».

     En janvier 1918, Katherine repart à Bandol pour se soigner et écrire, heureuse à la perspective de ce séjour mais : « Hier j’ai reçu la première lettre de Katherine écrite de Bandol, et aujourd’hui la seconde. Elle me demande de lui écrire chaque jour. Elle se sent tellement malade ! Oh, pourquoi est-elle partie si loin ? », se lamente Murry et se lamentera-t-il toutes les années suivantes où il tentera de ne pas voir la progression de la maladie. Il a bien décrit le moteur psychologique de ces départs successifs : Mansfield, isolée à l’hôtel, écrit ses nouvelles dans une sorte d’état second, d’extase, de concentration extrême dont elle sort comme effrayée par la réalité, par l’approche de la mort : « Et aussitôt, prise de terreur, elle se tournait vers moi, convenant déjà du télégramme que je devais lui envoyer pour obtenir des autorités la permission de rentrer ».

     Elle a exprimé ce sentiment dans son Journal (29 février 1920) : « Il y a des moments où Dickens est possédé par cette puissance d’écrire : il est emporté par elle. Cela, c’est le parfait bonheur. Les écrivains d’aujourd’hui ne le partagent certes pas. La mort de Cheedle : l’aube qui tombe sur la lisière de la nuit. On se rend compte exactement de l’état d’âme de l’auteur, on voit comment il a écrit en quelque sorte pour lui-même, mais sans vouloir ce qu’il faisait. Il était cette aube qui tombe, il était ce médecin ».

     Le dernier médecin que Mansfield croit trouver, l’anti-écrivain par excellence, sera Gurdjieff à Fontainebleau. Elle note dans son Journal le 14 octobre 1922 à Paris, trois mois avant sa mort :

     « Je pars pour Fontainebleau lundi et je serai de retour ici mardi soir ou mercredi matin. Tout est bien ».(1)

(1) J. Middleton Murry, Katherine Mansfield et moi, trad. Nicole  Bordeaux et Maurice Lacoste, Nouvelles Éditions latines, 1946 ; Katherine Mansfield, Journal, trad. Marthe Duproix, Gallimard Folio, 1973.

Célia Rochard

Célia Rochard, poétesse venue à La Grappe par un atelier d’écriture. A collaboré à différentes anthologies et édité « Des mots, des phrases, un brin de poésie… » / Collection Sajat ».


PARTIR !

S’en aller brusquement, partir loin de l’horreur
Crier d’épuisement, c’est vital et majeur
Laissant tous les fatras marcher rapidement
Courir loin des dégâts, en oubliant le vent

Quitter tous ces bruits qui chantent dans la tête
S’évanouir sous la pluie pour que cela s’arrête
Quand après la tempête, arpenter les ruelles
Se cacher peut-être derrière les poubelles

A ce moment précis, enterrer ces terreurs
Celles qui dans la nuit arpentent tout mon cœur
Comme un grain de sable, s’envoler au plus vite
Avant que le diable ne découvre la fuite

Chasser tous les démons avec ténacité
Perdre toute notion de violence citée
Bien échanger, parler, pour oublier le temps
Vaincre toute apaisée, le paysage avant

Revivre !

Le goût des mots (n°3) de Jacques LUCCHESI

L’enfer est pavé de bonnes intentions

S’il est une locution particulièrement riche, tant pour sa beauté poétique que sa portée philosophique, c’est bien celle-là. Particulièrement longue, aussi, puisqu’on en oublie toujours une partie. En effet, ce n’est pas l’enfer qui est pavé de bonnes intentions, mais le chemin de l’enfer…Et cela change pas mal de choses, à commencer par la place du sujet – le chemin – dans la phrase, ce qui ramène l’enfer au rôle d’un complément de nom. Bon, me direz-vous, ce n’est pas le problème. Nous, les arpenteurs, on aimerait plutôt savoir le nombre de pavés nécessaires pour recouvrir le sol de l’enfer ou, tout au moins, celui du chemin qui y mène. Et pourquoi pas savoir s’il y a une plage sous ces pavés, pendant que vous y êtes ! Au risque de vous décevoir, messieurs les entrepreneurs en travaux publics, j’ose vous dire qu’il n’y a pas de pavé ici. Dante lui-même, cet expert incontesté en mondes surnaturels, n’en met pas au début du chemin qui ouvre son exploration inquiète. Au début de sa Divine Comédie (l’Enfer, chant premier), il nous parle d’une « forêt sombre où le droit chemin se perd », ou encore « d’un sentier sauvage et périlleux », mais de pavés point. Il faut croire que nous nous sommes égarés en suivant cette piste. Mieux vaut peut-être, dans ce cas, se tourner vers le dernier élément de cette proposition : les bonnes intentions. Car la question est bien de comprendre comment des velléités qui devraient logiquement nous faire entrevoir les portes du paradis peuvent nous entrainer bien plus bas, sur des sentiers que je ne recommande à personne. Cela revient à dire que le bien ne serait pas à coup sûr le bien, que le mal pourrait être tapi derrière.

Et le mal, lui aussi, peut produire un effet bénéfique que personne n’avait soupçonné lorsqu’il s’est abattu sur vous. « A quelque chose malheur est bon ». Dit un autre proverbe populaire (nous le gardons pour une prochaine fois). Misère du relativisme moral et des abîmes de perplexité qu’il nous révèle ! Tout ne serait donc qu’affaire de point de vue ? Car, à vrai dire, ne recherchons-nous pas toujours le bien dans toutes nos entreprises, petites ou grandes ? A ceci près que c’est NOTRE bien et qu’il peut signifier le mal absolu pour d’autres. Hitler planifiant la solution finale pour les Juifs d’Europe : une certaine idée du bien. Tout comme les sicaires de Daesh mettent en pratique la leur, lorsqu’ils massacrent et décapitent à tour de bras ceux qui n’adhèrent pas à leur vision de l’Islam. D’accord, ce sont là des exemples extrêmes. Mais ils n’en éclairent que mieux la foultitude des petites indélicatesses perpétrées quotidiennement. « Mon fils fait des claquettes le soir, au dessus de votre apparte-ment. Et alors ! Il faut bien que les jeunes s’expriment et se forment. A votre âge, vous devriez comprendre ça. ». Etcetera, etcetera…Oui, le monde n’est qu’une obscure toile tissée par d’interminables conflits d’intérêts, à quelque niveau que ce soit. Mais ses pires acteurs sont, sans nul doute, ceux qui font passer leurs désirs personnels pour l’intérêt général. Nous en connaissons tous autour de nous. C’est à eux que s’adresse prioritairement cette petite chronique.

Thierry Baudin

« Il entend la lumière qui jaillit en pointillé
du débarras encombré de la campagne gesticulante »

Crépitements de tâches rougeâtres sur le chemin de la soirée, émiettement, émiettement………
Le soleil perce la mousse, larges plaies béantes suintantes : longues langues alléchantes, larges et longitudinales en formes mouvantes.
Les arbres rouges de coquelicot, les haies verdâtres cristallines, grises, jaunes luisent en dedans de ses mains.
Les cailloux de la route raisonnent.
Silence.
Le vert moucheté en paillette déborde le champ de ses yeux.
La soirée d’automne coule en sirop d’ocre d’orge et mémoire de feuilles sur les dernières photos jaunies de sa route.


L’énorme rouleau gris se déploie, cicatrise sa peau.
Oh ciel des incertitudes, poumon liquide !
La plaine en pate étalée suffoque, compressée.
Le duvet des houles caresse le rugueux velours de la campagne.
Homme de peu de patience, les ombres disparaissent.
Le souffle de la terre le berce.
La pluie gicle de partout.
Nul part ou se cacher.
Nul endroit pour le recevoir.
Fuir, courir ou bien se laisser damner.
Il pleut.
Il marche.
Il plante son regard sur le chemin qui dégouline tout devant lui.


Enveloppé de terre, vêtu d’un long manteau vert et gris, l’homme de peu de patience s’enfonce dans ses souvenirs.
Il veut refaire surface.
Il respire petitement et s’agrippe à des certitudes.
Il ne sait plus très bien pourquoi il est parti, ni véritablement pourquoi il revient.
Son chapeau à large bord laisse dégouliner un flux ininterrompu.
Il se berce des musiques humides.
Il cache ses mains dans ses poches comme des coupables.
Son pas s’enfonce.
Accroché entre arbre et terre, ses chaussures connaissent le chemin.


Les arbres chantent le vent, ventre de l’homme qui marche.
Il aime, les buissons, les arbustes courageux, le sifflement strident, le silence des oiseaux, la plainte tranquille du long chemin, les cailloux enivrant, les hautes haies, la légèreté adolescente des poteaux télégraphiques, les troncs rougeaux, la lèpre des nuages, le claquement des grenouilles et la légèreté de ses pensées.
Les nuages empêchent-ils tout espoir ?
Il est heureux comme un enfant, un enfant batifolant dans les flaques d’eau au retour de l’école.
Il ne sait pas pourquoi, mais son regard chante le soleil, l’ivresse et le bonheur.
Il a envie de hurler.
Comment faire ?
La pluie en bourrasque bat la campagne avec une telle rudesse qu’elle freine les ardeurs de l’homme impatient.
Il se retient.
Il se tait.


Il se tait depuis tellement longtemps, qu’il ne sait pas s’il retrouvera sa langue un jour : le jour.
La seule chose dont il est sûr s’inscrit sur le chemin.
Il est parti.
Il retourne chez lui.
Dans cette maison, comme un amant.
Quelque chose à dû arrivé pour qu’il parte.
Il entend encore la chanson des murs, du jardin.
Où êtes-vous, large bruissement languissant des enfants au loin dans les rues collées aux murs, cris étouffés et paroles envolées ?
Sa solitude devenait tolérable. Où êtes-vous ?


Ces instants de bonheur comme il aimait les nommer, emplissaient sa vie tranquille.
Il n’avait besoin de rien.
Des morceaux de verre brisant le cristallin de son cœur s’échappent.
Reviens la route comme une amie de longue date.
Longue marche dans le brouhaha de la nuit éclatée.
Ses épaules traversent le décor.
Il marche.


La plaine, la montagne et la forêt se prosternent et se plient aux traces que ses longs compas laissent au cœur de la terre.
Il ne pense pas.
Il marche sans regarder au dehors ni au dedans de lui.
Son œil se ferme.
Sa mémoire entame son cœur.
De longues heures mauves, lézardées, coupées par des instants de clarté fugace, et de rires incontrôlés le bousculent.
La texture pâteuse des nuages l’enveloppe.
Il s’adosse aux arbres de la route.
Les arbres de la route lui chantent un rêve lointain.
L’homme impatient se fait feuille et virevolte.


Un feu dans l’épaisseur du matelas, se colle à ses yeux.
Ses grands yeux dessinent l’art du vivant à travers la lourdeur de l’instant.
Le petit feu clignote comme une petite timide qui ferme les yeux devant l’homme.
Les longs corps disgracieux des poteaux télégraphiques se plient au-dedans puis se détournent pour laisser zigzaguer la petite lueur.
Les arbres, les arbres de son enfance !
Ils sortent de sa tête comme des militaires.
Il n’est pas sûr.
Serait-ce une étrangeté de l’œil offerte par la fatigue des kilomètres allongés derrière lui depuis le temps qu’il marche ?
23h30, le long de la route.
Il se fie à son souffle accompagnant les bruits de la nuit orageuse.
Il entend la lumière qui jaillit en pointillé du débarras encombré de la campagne gesticulante.
Les bras de la belle et longue nuit s’allongent (oh éphémère espoir de l’incertitude du soir).
Il pressent l’avenir comme une douleur qui va se jeter sur lui.
La pluie tourbillonne encore et encore.
Le halo de lumière disparaît, réapparaît.
Un carré de vie surgit tout près de ses yeux étonnés.
Il s’arrête dubitatif.
Il se frotte les yeux.
Tout près de lui, sur le chemin une petite fenêtre ose bravée les cieux déchainés.
Il hésite.
La maison semble si pauvre.
Il frappe doucement à la porte et recule.
La pluie ralentit son travail.
Elle se fait légère, tendre et amoureuse.


Les murs de la maison le regardent avec étonnement : « mais pourquoi diable, attend-il ? ».
Il se rapproche de la porte.
Il s’arrête, recule, reprend son souffle, scrute la fenêtre d’où provient la lumière.
Il lance son poing contre la porte.
Un son de tambour vient résonner dans sa poitrine.
Pas un bruit à l’intérieur, pas un souffle de la maison.
La pluie a disparu.
Le vent a pris la porte.
Il flanque de larges claques aux humains encore debout, dans la tourmente.
Toujours pas un bruit de la maison.
Seul le vent enveloppe les derniers souvenirs de la route.
Pas un murmure des murs.
La lumière est faible mais vivante.
De longues rafales tiraillent les survivants de la nuit.


Il lève les bras mais les laisse retomber sans savoir pourquoi.
Inutile d’en faire plus.
Ils n’ouvriront pas.
La peur.
Pas un chuchotement du ventre de la demeure, rien ne filtre, rien ne se faufile à travers les pierres.
Seule la lumière faible et figée s’accroche à la vie.


Il se détourne, reprend sa route et oublie cette petite lueur éphémère.
Il s’arrête, lève les yeux et tente de lire dans les nuages son avenir.
Il ne voit rien, pas de lumière.
Il repart, pencher en luttant pour avancer.
Il lui semble ne faire que quelques mètres par heure.
Le temps se rallonge de façon inexorable.
Les nuages se sont tus.
Rien ne lui est apparu.
Pas un mot, pas un signe des mastodontes dansant au-dessus de sa tête.
Le vent se pose, s’adoucit, siffle, chante, se cache derrière les arbres et s’allonge devant lui sur la route.
L’homme de peu de patience se redresse et son regard pointe l’horizon sans mot dire.
Un petit sourire éclaire son visage.
La pluie et le vent se sont éclipsés comme deux invités pressés de rentrer chez eux.
L’homme impatient se dresse plus haut : Images du passé s’entrechoquant en ligne cassée mélangeant les instants, les lieux, les personnages.


Il voit des ombres aux airs abrutis, à l’alcool sans fin, aux injures faciles, aboyant sans raison debout.
Son visage bouffi envahit la couleur de ses yeux.
Oh vengeance, toi qui traine les feux de l’homme au creux de ta tristesse, laisse le tranquille.
Il se souvient.
Il revient pour lui régler son compte et dormir enfin tranquille.
Nul doute qu’il a eu peur.
La haine emprunte la route de signes certains.
Ses poings se serrent.
Ses lèvres s’enferment sur des histoires sordides.
Son œil se plante dans l’horizon.
Il sait pourquoi il revient. Il ne lâchera pas son affaire sans explication ou alors……..


Aiguisez son couteau, aiguisez son regard.
Il se rappelle : les rues timides, les arbres immenses, le café du coin, les bruits familiers.
Cette petite ville se faufile dans son esprit.
Il la voit dans l’horizon du chemin, dans la lumière croisée sur le bord de sa mémoire.
Il rentrera tôt le matin dans la petite maison. Il se glissera dans la cuisine.
Il attendra.
Il pointera son couteau et ses yeux luisant sous le soleil.
Il le reconnaitra.
Il aura peur. Mais enfin qui aura peur ?
Il le fera parler. Mais enfin qui parlera ?
Il sait que s’il ne le tue pas c’est lui qui le tuera.


Il sait maintenant pourquoi il est parti.
La peur verte.
Il ne dormait plus.
La peur.
Tous les bruits devenaient des dangers.
Tous les bruits devenaient des signes à interpréter.
Tout était lourd.
Le vent qui frappait dans les volets, la pluie qui filait dans la rue et les arbres, tout se modifiait, s’amplifiait, se tordait, s’exagérait.
Les yeux ouverts, il scrutait le noir de sa chambre.


A 8h30, il partit.
Il en était ainsi et il valait mieux partir.
Notre homme s’enfonça dans une pièce humide.
Dans le bureau carré, envahit par la fumée du cigare rance, la lumière blafarde collée au plafond, les volets fermés comme dans une pièce dont on a honte, le chef enfoncé dans sa chaise de mauvais goût, plus vieille que les vieilles, regardait notre homme avec un air de gaz oïl.
Notre homme n’osait pas avancer plus.
Il restait figer.
Pas un mot, pas un geste, pas un signe.
Le chef rota, éructa, cracha et s’essuya la bouche avec son mouchoir immense comme un océan.
Sans attendre un je ne sais quoi, notre homme s’excusa du dérangement et disparut dans la nuit noire.
Les images de cette situation se mêlaient dans sa tête de gueux.
Il pensait que cet homme lui refusera tout aide.
Il devait partir.


Sur, tous les gens du village sont contre lui.
Il sait que son retour sera un signe de violence.
Il doit faire attention.
On le reconnaîtra malgré les années.
On le chassera.
On tentera de le faire repartir.
On le tuera peut-être.
Peu importe, il faut régler ses comptes.


La lune est ronde maintenant, jaune, parfois blanche, des petites tâches rougeâtres et bleuâtres picotent son nez de complice.
Elle est visible, largement grossit dans le ciel devenu serein et paisible comme une petite musique de ruisseau d’été.
Une belle douceur de couleur généreuse enveloppe l’homme de peu de patience.
La lumière de la nuit s’étend tout au long du chemin en terre.
On y voit comme en journée.
Au loin, il remarque des champs parsemés de gros arbres.
La ville est loin encore.
Le paysage est teinté d’une douce auréole se glissant le long des longues routes de la campagne.
Le vent a disparu. La pluie s’est tut, faute de nuages.
Il sourit.
Son pas s’allonge léger sur la terre du chemin.
Il sent la bonne terre humide.
Il voit loin dans l’horizon.
Le geste est heureux.
Tout lui semble beau.
Il voit la résolution de ses problèmes dans les grandes lignes courbes et généreuses de l’horizon qui se dessine dans la clarté lunaire.
La lune accompagne son pied.
Elle lui montre l’ombre des arbres, les images des gens de la ville.
Le dégradé subtil du tableau nocturne en gris royale caresse ses yeux.
En scrutant longuement les signes et les êtres de la nature, il y voit les réponses à ses questions.
Il ira le voir.
Les étoiles l’accompagnent.
Il pense que sa haine ne vaut pas de se battre.
Dans le village, comme les lumières accrochées au plafond de la nature, certains seront d’accord avec lui.
Le maire du village servira d’intermédiaire.
Cet homme est bon comme le petit vin qui se lève tout en volupté, l’entourant de ses bras tranquilles.
Cet homme marié qui a des enfants connait la vie, a de l’expérience, sait de quoi il en retourne, saura trouver les mots et il l’aidera dans ses démarches.
Il ne veut plus se venger.
Il marche rapidement, sans se soucier des oiseaux nocturnes qui hululent joyeusement tout autour de lui.
Le monde lui appartient.
Il retrouvera les voisins qui l’accueilleront chaleureusement.
Ses habits humides virevoltent dans le rythme du pas cadencé imprimé par notre joyeux larron qui chantonne une vieille très vieille chansonnette qui remonte de son enfance :
« Avec quoi faut y chercher l’eau chère Elise, chère Elise, avec quoi faut y chercher l’eau ? Avec un seau mon cher Eugène, avec un seau mon cher Eugène. Mais le seau, il est percé chère Elise, chère Elise, mais le seau il est percé, faut le boucher mon cher Eugène, faut le boucher. La, la, la, la, la, la ».
Tout doucement ses yeux rentrent en lui comme des loupes s‘enfonçant dans son village.
L’immense maison de son oncle surgit, blottit dans ce tout petit village, battu par la grosse horloge de la petite église.
Il voit les courses sans fin dans l’immense parc entourant la maison en L.
En rentrant, les gros arbres empêchaient de voir la maison.
Toute la famille devait faire le tour des gros ormes et des chênes centenaires qui gardaient l’entrée.
Déjà les enfants que nous étions criaient, gesticulaient, battaient des mains et des pieds et enfonçaient leurs rires, leurs joies dans les couloirs et les grandes salles de la vieille maison.
On entendait plus qu’eux.
L’oncle vivait seul dans cette immense et vieille maison et toujours les accueillait sans formalités.
Cette maison était la maison des enfants.
Regardez-les, les voilà déjà partit dans le verger, le poulailler, auprès de l’étang et dans les grands vignes riches en rêves et histoires.
Le ciel est toujours bleu dans ces instants de velours tendre, crémeux et sans fin.


Chatoiement des oiseaux multicolores dans les yeux des enfants qui courent le long des vertes vallées avec de l’espoir toujours dans les mains et la voix.
Les arbres, les hauts arbres, les arbres élégants, les arbres s’enfoncent dans le ciel et y trouvent les anges de l’imaginaire.
Notre homme de peu de patience danse sur les nuages.
Son pas est souple, ample, léger, dansant.
Il dévore le chemin avec gourmandise.
Tout est chaud, sucré, limpide.
Tout s’arrangerait, il le savait, le sentait et le humait dans l’air de la nuit qui doucement lui caressait le bout de son nez.
Il sent que l’aube n’est plus très loin de ses pieds. Le village est là au bout de son rêve.


Il va réussir à dormir.
Il sait qu’il n’aura plus de cauchemars.
Il ouvre ses bras, prend la nuit comme une femme tendre et tranquille.
Son corps respire avec ampleur.
Le grand ciel s’ouvre à lui.
La terre le soulève et l’emporte.
Ses mains tripotent le reste de pain qui l’avait emmené avec lui.
Son ventre croasse.
Les appels de la faim le font sourire.
Il demande un peu de patience.
Il laisse chanter les tensions.
Ses yeux s’enfoncent dans les couleurs de la nuit mais ne voient pas ce qui arrive.
Bruissement des petites feuilles effeuillant les couleurs des arbres debout comme des gardiens aux aguets.
Lèchement par vague vagabonde des frémissements du vent sous les cotillons des branches porteuses de souvenirs.
Le village dort.
Notre bonhomme se recroqueville, sentant en lui, monter de la terre comme une rumeur de ville, un frisson incertain, sans âme, sans raison et, sans couleur.


Sa joie dessine un masque étrange sur son visage : un automne entre ocre, vert, jaune fiancée, langue d’azur au creux des routes, longues traces laissés par les feuilles écrites.
Le pied se ferme et s’enferme.
Dans le ciel de minuscules nuages invisibles s’avancent et rient aux éclats.
Il croit aux étoiles.
Les étoiles filent comme des anguilles dans les mains des enfants.
Soudain, plus rien, ou peut-être des larmes et des rires.
Le pied avance avec prudence sur le chemin.
La route se faufile, serpentine en filets légers tournoyant devant ses yeux d’acrobate. Il voit des maisons au cœur des hautes haies.
6h30, devant lui.
La nuit dégouline lentement le long des verts et bruns coulant le long de ses yeux.
Il a vu la pointe de l’église, là-bas dans l’arbre solitaire.
Le jour monte à ses joues.
Il cherche profondément en lui.
L’horizon se dérobe.
Il sait que sa mémoire le retient.
Il veut piocher des morceaux, pécher des morceaux de puzzle et reconstruire une belle image.


Il plante sa main dans sa poche et creuse la mie de pain.
Il sort le bout de farine durcit.
Il grignote.
Il croit que la faim l’empêche de penser.
Il accélère le pas.
Il essaie de se secouer.
« Ca va revenir, pense-t-il ».
Le puits semble vide.
Rien à tirer de l’homme impatient qui se met à accélérer, à marcher de plus en plus vite.
Il ne doit pas avoir peur.
Il pense à ces cauchemars.
Une image furtive de maison immense et de lui courant à vive allure, éperdue dans des salles vides, immenses, sans fin, le soleil dans les yeux, brulant la rétine, lui crevant les yeux.
Il fait un bond dans le vide et puis plus rien, et puis le noir intense de sa désolation coulant le long de son front, butant contre sa volonté.


Il ne veut plus vivre comme un homme perdu.
Plus rien ne le fera revenir en arrière.
Ses bras nettoient l’espace.
Il s’arrête, trouve une pierre et s’assoit.
Il sort son mouchoir et s’essuie.
Ses mains sont pleines de mie de pain humide.
Il se frotte les mains, les regarde, cherchant dans les lignes, le chemin à suivre.
Il ne voit rien, ne comprend rien et reste hagard.


Creuset de main accueillant sa tête brûlante comme un soleil de midi.
Au loin des bruits.
Lui assis comme une pierre.
La tête dodeline légèrement, vaguement, repoussant le mal qui est en lui.
Les petits nuages timides se transforment en roulement de tambour.
La grosse artillerie déboule en fanfare dégoulinante le long de ses bras.
L’eau tombe sèchement comme une mitraillette.
Il est assis depuis longtemps.
La pluie a pris possession de son être.
Il a le cœur trempé de souvenirs.
Il revoit la tête de son ennemi.
Il a très chaud, veut se lever mais retombe.
Notre homme chasse ses images de son esprit.
Il lance devant son visage ses longs bras, chopine de la tête, se balance de devant en arrière, de droite à gauche et gesticule pantin d’éponge sans pouvoir échapper à la pluie qui redouble de combat.
Elle veut nettoyer le terrain, faire table rase et avancer sur un terrain sec.
Soudain, il se fige en image de possession.
Le rictus sérieux, l’œil lointain, le naseau à l’écoute, le sourcil armé, les bras collés le long du corps, il se lève d’un bloc.
Sans âme, notre homme avance droit devant lui.
Il s’enfonce dans le tout petit jour qui pointe son nez au loin.
Les gros pachydermes collés aux cieux font place à de légères gazelles qui se faufilent entre les étoiles.
L’eau fait marche arrière. Trempé jusqu’à plus soif, il repart comme si rien ne s’était passé.
Son regard à reprit le chemin des fantômes.
Il sent l’odeur de la pierre de village.
Il tremble.
Le virage annonce le lever du jour et les premières maisons à toit de tuiles plates et rouges.
Soudain, sa maison se dresse devant lui.
Elle porte de drôles de cicatrices qu’il ne lui connaissait pas.
Elle a un sourire étrange.
Son comportement ne ressemble à rien.
Une ou deux choses ont changé.
Il ne saurait dire quoi.
La peinture qui a vieillit, les volets qui ont changé de couleur, les parterres de fleurs qui se sont fanés, les arbres qui ont disparu.
Elle est là debout devant lui, se tenant fière comme un voilier, belle comme une forêt de hêtres.
Son esprit se réveille, ses oreilles se dressent, sa tête se contracte, il écoute les bruits du matin clair.
Il attend.
Il n’ose pas avancer.
Il veut se cacher.
Il a entendu un bruit provenant de sa maison.
Il se faufile derrière la haie.
Aux aguets, notre homme scrute les fenêtres et la porte.
Il lui semble que quelqu’un va sortir.
Pourtant rien ne se passe.
Une longue plainte suinte des murs.
Il se cramponne à son désir d’en finir une bonne fois pour toute.
Il veut clore cette histoire.
Il veut régler ses comptes avec l’homme qui lui a volé sa vie.
Il sait qu’il est dans cette maison.
Il le voit dans son lit, dans son fauteuil, dans sa cuisine, partout aller et venir sans scrupule, sans remord.
Notre homme avance doucement vers la fenêtre la plus proche.
Le volet est légèrement ouvert.
Collé contre le mur, il regarde à l’intérieur. La pauvreté de la pièce le laisse dubitatif. Il n’y a plus rien de ce qu’il avait connu.
L’intérieur ressemble à l’extérieur.
La colère s’installe en lui.
Il doit payer.
Il tâte son couteau et son regard dans sa poche intérieur.
Il les sort.
Il s’approche de l’angle du mur pour se cacher et se jeter sur son homme dès qu’il sortira.
De là où il est, il ne peut pas le manquer.
Une énergie nouvelle s’installe en lui.


Il entend du bruit dans la maison.
C’est mon homme, pense-t-il.
Il se contracte, se blottit contre la maison, s’appuie contre le mur, se baisse légèrement, enfonce ses doigts dans le manche du couteau, le voilà prêt à bondir.
Il entend une chaise qui tombe, un bruit lourd et massif, une table qui s’écrase contre le mur, un bruit de verre qui s’éclate au sol, la maison tremble comme si elle avait reçu un coup de tonnerre comme si elle digérait.
Soudain la porte s’ouvre.
Un homme s’effondre sur les marches.
Crachant, vomissant, râlant l’homme de la maison dans un spasme ridicule s’écroule de tout son long.
Baignant dans son sang, il se fige dans une posture ridicule comme mort.
Notre homme fixe longuement cet homme qu’il reconnait parfaitement.
Que faire maintenant ?
Il est pris bizarrement d’un sentiment de dégout et de pitié mélangé à une haine toujours vivace.
Mais que faire maintenant ?
Il aurait aimé le tuer de ses propres mains, gentiment, doucement, lentement sans faire de bruit et repartir.
Mais que faire maintenant ?
Le jour s’est levé.
Le bruit de cet homme dans la rue a alerté le vent et la pluie.
Il n’est plus question de tarder dans les environs.
Il faut partir.
Notre homme de peu de patience comprend immédiatement qu’il n’a plus à rien à faire dans ce monde.
Fermant les yeux se recroquevillant sur le matelas de son rêve, il enfonce son couteau et son regard au cœur de sa pensée.
Il ouvre les yeux.
La maison, la maison……
8h20.
Il se lève.
Il doit partir.

Christelle Mas : Écume

MOISSON BLANCHE

Bloc nubile
Horizon altier
Plans lactés
Je réverbère
Temple amphibie
Grève aurorale
Calme turbulent
Sur les lais laiteux
Circule un frisson marbreux
Sans borne
Large incarnat

IMMATERIELLE

Millimètre
Surface translucide
Site convexe
Moelle picturale
Mal irriguée
Lentille arquée
Toujours en respiration
Sous-marine
Echos asthéniques
Sons névralgiques
Émotions volumétriques
Hirsutes
Compteur rude
Métal austral

NEIGE CENTRIFUGE

Long rideau blanc
Se déchire
Infection
Cautérisation
Visions blanches
Océan
Jais scintillant
Silence
Couleurs lactées
Le rosier frissonne
Le cristal se sauve
Bourrasque
Râle brisé
Embryon nubile
Frémissement charnel
Forme plane
Stabilisée
Gaz
Profondeur

Neige luminaire
Vue circulaire

Noyau giratoire
Particule spontanée

Rayon polaire
Intégration lunaire

Gorge septentrionale
Réveil polaire

Concrète

Jean-Pierre Boulic: ANDRÉ HENRY (1918-2005)

Quand je veux croire encore à la beauté du monde.
(in Vingt-cinq photographies)

Né le 5 août 1918 à Melun, d’une mère originaire de Seine-et-Marne mais bien vite disparue et d’un père champenois, boulanger de profession, qui se remaria, André Henry vécut son enfance entre Paris où exerçait le père et ses grands-parents maternels résidant à Vaux-le-Pénil qui a marqué sa mémoire et sa poésie.

Ses études l’auront conduit de l’Ecole Normale de Melun à la Sorbonne. Il mènera une carrière universitaire en tant qu’agrégé de philosophie, enseignant notamment au lycée d’Auxerre jusqu’à la retraite en 1978. Marié, père de cinq enfants, il affichera toujours, même aux heures de grande souffrance, qu’il a formé un couple heureux avec Jeanne. Celle-ci est décédée en 1991. André Henry s’éteint le 29 novembre 2005 dans la plus grande discrétion. Ils reposent à Monéteau dans le cimetière du village.

Outre sa belle carrière d’enseignant, André Henry a exercé avec dynamisme de nombreuses activités syndicales et sociales. Son accompagnement de la maladie mentale qui le touchait de très près avec un de ses fils (et dont son œuvre poétique est empreinte)l’a entraîné à réfléchir aux problèmes posés par les psychoses et à promouvoir la création d’établissements dédiés aux soins de ces malades.

Poète dont les ouvrages de facture classique à la prosodie maîtrisée ont été souvent distingués, André Henry a laissé une œuvre marquée d’un sang noir qui suit celui des morts sous les photographies (Paroles pour ceux de l’autre nuit) mais où bruisse l’espérance d’une foi nue en une Rencontre capitale :

      Mes enfants, mes amis,
      Quand elle me prendra ne pleurez pas ma mort,
      Ce ne sera ma mort que par ici
      Je crois bien que j’irai vers la grande lumière,
      Ayant beaucoup aimé.
                                       (Cette incroyable foi)

Si l’on pense que le poème est une mèche de vie – selon la belle expression de Jean Mambrino – alors la poésie de André Henry ne peut demeurer ni dans l’oubli ni au purgatoire.

Très loin de la boursouflure des vaniteux présidant aux destinées d’un monde qui empile indifférence, mépris, crises, dénis et peurs et que véhicule l’insolente turbulence du tapage médiatique, la voix discrète, cette petite musique au regard lumineux du poète de Monéteau, est ancrée dans la meilleure tradition de la poésie de langue française, celle qui se soucie de l’homme et du sens de son existence dans la Création :

      Vous les avez connus, notre temps, notre espace
      Nous étions sur le pont, le fleuve étincelait,
      Vous les avez perdus, ces maîtres mots de passe,
      Mais qu’en avons-nous fait pour vous croire exilés
                    (Paroles pour ceux de l’autre nuit)

L’homme a vécu sans artifices, gardant au cœur un désir de vie vraie et bonne, en aimant. La seule et unique loi procède de l’amour, rappelait Charles Le Quintrec en préfaçant en 1982 Les murs originels où André Henry magnifie sa tendresse à l’endroit de ce petit venu dont « on ne sait quelle Mongolie » :

      … Il est venu vers moi, je l’ai pris dans mes bras,             
      Je partage avec lui le rire et le soleil.

Vers ses talentueux amis des beaux « Cahiers de Laudes », à Lyon, il allait avec une ferveur sans tristesse, ce chemin de nos vivants désormais invisibles pour évoquer Philippe Chabaneix, Luc Bérimont, Pierre Emmanuel, Michel Manoll, Robert Lucien Geeraert…

Il cheminait aussi avec les poètes à l’occasion de notes de lecture ciselée, tout en avouant bien humblement, dans un article daté du mois d’avril 1998, qu’il n’est rien de plus difficile que de juger un poème, sauf à ce qu’il réussisse à saisir et à enfermer un instant mystérieux et insolite de la vie du monde et permette de réaliser cette espèce de transfiguration du langage qui caractérise la grande poésie.

Quêteur de l’authentique – Et dans l’étroite allée, il allumait les roses/Qu’il venait d’inventer– il n’a pas hésité à dénoncer les impasses où s’engluait la poésie, parce qu’elle avait oublié qu’elle devait être aussi, avec les moyens qui lui sont propres, l’expression de la présence unique du poète au monde, qui est inséparable de sa présence à lui-même (Les trois impasses de la poésie de notre temps – Laudes n° 96).

Charles Le Quintrec remarquait avec stupéfaction que seules « quelques dizaines, quelques centaines de personnes l’ont reconnu aux yeux de son âme pour le mettre au plus haut. À sa vraie place ». Il faut dire que l’œuvre de André Henry est de la lignée des Péguy, Bergson, Marie Noël, Simone Weil, Raïssa Maritain, René Guy Cadou, Patrice de La Tour du Pin, Jean-Claude Renard ou Pierre Emmanuel, ses sœurs et frères en littérature.

JP.B octobre 2015

      Nous qui avons aimé la terre
      Autant qu’il est possible de l’aimer,
      Resterions-nous ici
      Perpétuellement,
      Même comblés par le soleil et par les hommes ?
                     (Cette incroyable foi)

Rendez-vous dimanche 20 décembre 2015 Galerie HorsChamp à Sivry-Courtry

La résidence de Bertrand Flachot, dessinateur, photographe, s’achève accompagnée par une lecture publique des lecteurs de La Grappe vers 15H.

Guidés par Didier Letournel, galeriste avec Xavier Marocco, B. Daillant, JJ. Guéant, D. Laronde de La Grappe visitent en novembre l’exposition résidence de Bertrand Flachot.

La Galerie HorsChamp présente Arièle Bonzon

Photographie : Sans titre  / N&B/JE / 60 x 90 cm / Tirage limité à 7ex

Exposition de photographies du 6 février au 27 mars 2016

Vernissage le 6 février 2016 18h

Arièle Bonzon est née à Mâcon en 1955. Première exposition en 1982 à la Galerie Le Réverbère.1990 Archéologie photographique imaginaire, exposée (France, Allemagne, USA…). 1993, série Chère absente / Fondations & Épiphanies (Paris ,Musée de Jérusalem, Hamburg), Équinoxe d’automne (1995) à Lectoure, et une rétrospective, Pylônes, carottes, et autres étagères. Publication de plusieurs livres. En 1999, Outreloin bleu, à Paris fera l’objet d’un livre (textes, croquis et photographies). En 2003/04, Le Jeu de la vie, petites suites polaroids de natures mortes, un carnet de voyage rapporté du désert marocain (2002/2005). Passer. Désert aller retour à Lyon, Paris, Genève, et à Braga (Portugal). En 2006 pour L’Imagerie (Lannion) Quatre fois cinq (1985-2005). En 2007 Familier, est à Lyon et Grenoble, à la Galerie Le Réverbère 2008/09, Paris Photo 2009, et Chambéry où, avec plus d’une centaine d’images, elle propose une vision du monde intitulée : Photographier. Comme un oiseau décrit une courbe (2010). 2013, avec Yves Rozet à Lyon, une série inédite : Incertitudes (2010-2013). Arièle Bonzon intervient en tant qu’artiste et photographe dans diverses formations. Elle poursuit des collaborations liées à l’image avec d’autres créateurs dans les domaines de la musique, du théâtre, de la danse et de la photographie.

Notes de lecture par Sandra Sozuan

Jean-Jacques Nuel Billets d’absence

-69p- Editions Le Pont du Change 2015. Ces textes brefs vagabondent entre fiction et réalité. Le lecteur est emporté dans un décor partagé entre horizontales et « vertigineuse verticale » ; il est tour à tour abandonné dans des lieux désertés ou seul parmi la foule. Jean-Jacques Nuel joue avec les mots et leurs contradictions, acceptant qu’ils échappent à l’écrivain qui « ne saurait empêcher les mots d’être ce qu’ils sont ».

Derrière l’habileté de l’auteur à contempler avec légèreté le monde et les émotions humaines, on entrevoit une vision profonde de l’existence. Ainsi « Un revenant » prend conscience que « La ville avait continué sans lui, comme si de rien n’était, et comme s’il n’avait jamais existé ».

Avec délicatesse, le thème du temps qui passe, traverse par touches l’ouvrage. Les sujets des apparats et mascarades mondaines, de l’absurdité de la société et de la place de l’Ecrivain sont traités avec une pointe d’ironie et une originalité forte de proposition.

Enfin, Jean-Jacques Nuel a la capacité de réconcilier les points de vue les plus diamétralement opposés (l’homme et la femme), de faire taire la « querelle séculaire », peut-être parce que lui-même a appris à apprivoiser la composition originelle de son prénom. Ainsi « Jean-Jacques » ouvre et referme l’ouvrage laissant présager un soupçon d’autobiographie.

Notes de lecture par Sandra Sozuan

Patricia Cros Le Peuple des Falaises

-37p- Collection pour un Ciel désert Raphaël de Surtis 2015. En suivant le « chemin » du Le Peuple des Falaises « les autres disent exode, eux, ils disent chemin car ils sont nés debout. », le lecteur est accompagné, par la force des images suggérées par l’auteur, au rythme du « bruit des mots, avalanches brutes » qui « se cascadent, s’effritent et rebondissent ».

Ce livre recèle, dans l’écrin d’un mystère poétique bien dosé, un profond message philosophique. Ainsi les mots se tordent pour nous emmener dans l’expérience des passions que nous refoulons. Des objets allégoriques comme les étoffes que nous tissons ou les maisons que nous construisons servent à représenter un quotidien fait d’absolus sécurisants mais dont nous voudrions nous extraire.

Le peuple des Falaises est une ascension vers l’œuvre littéraire qui naît des « signes » bercés dans la beauté et l’imprévisibilité de la nature ; bercés par les sens, les émotions et les désirs humains. Le lecteur est ensuite témoins du long et périlleux « travail » de ceux qui « ont appris à éveiller leurs rêves, à les faire tourner dans leurs mains vaporeuses, à collecter leurs sucs pour de nouvelles limites. ».

Le « Je » se lance, avec crainte, pour rejoindre ce Peuple qui, lui, a décidé de vouer son existence à l’aventure du langage. Et les mots, encore, jouent le jeu des phrases imagées laissant croire qu’à eux seuls ils sont capables d’inventer ce monde au-dessus du monde. Le « Je » s’échappe espérant sans doute trouver aussi ce moment où « ils ont commencé à accueillir les mots au creux de leur vertige, leur ciel s’est agrandi, un miroir s’est ouvert. ».

Notes de lecture par Colette Millet

Jean-Pierre Boulic Je vous écris de mes lointains

-90p- Éditions La Part Commune 2012. L’auteur, rencontré au dernier Marché de la Poésie Paris, a obtenu le Prix Yves Cosson de Poésie 2014 de l’Académie Littéraire de Bretagne et des Pays de Loire pour l’ensemble de son œuvre.

Ce recueil qui me paraît trancher avec la poésie qui paraît ces temps-ci, affirme une poésie douce comme un murmure, aux textes en approche franche de ce qui nous entoure et que nous ne voyons pas. Une voix tendre au dénuement du vivant encore vivable. « Où peut aller derrière le grand mur de tes yeux la lourde pierre des paupières, demeurer encore ta raison, ta voix que je n’entends plus ? » Autant de tableaux simples d’une vie remplie à être attentif aux êtres aimés, aux lieux habités de sa Bretagne.

«  Les ornières frissonnent, l’eau ne bat plus des ailes, prise dans l’étau de la torpeur et de ses cliquetis. Les amarres grincent, gémissent alors que râle une corne de brume. » Justesse des mots, à lire au pas de promenade, pour le véritable plaisir de l’émotion à partager. Colette Millet

Notes de lecture par Richard Taillefer

Murielle Compère-Demarcy Coupure d’électricité

Éditions du Port d’Attache 2015. Un fusible a sauté, et l’histoire commence ou plutôt un voyage à travers les nuits plurielles. Durant les 9 pages de ce long poème en PoéVie, l’auteur nous prend à la gorge et nous colporte dans un univers « underground » sur un rythme frénétique et saccadé  « rock’n’blues »qui ne vous lâche plus d’une ligne à l’autre.  Allégorie moderne qui n’est pas sans nous rappeler les grandes voix de la poésie américaine de la Beat-Génération. S’il y a crise, c’est que le monde a disjoncté. Extinction des feux à l’heure où le Train-tram-rail nous transporte vers des rêves avortés. Convois de sang le long des ballasts aux éclisses funèbres. On n’a pas le temps de tout contrôler, « c’est la faute à personne », il faudra marcher encore et encore jusqu’à retrouver une trace d’un peu d’humanité. Énorme « centrifugeuse des rêves ».

Pêle-mêle :« Mangues/ananas/palétuviers, tapisserie, art contemporanéisé, sciences Po’ et ces 3 mètres sur 3 mètres  8 ans de travail », pédaler dans l’obscurité avec l’espoir de Pénélope dans un coin de sa petite tête. « Maman est morte », c’est la faute à personne et « je ne sais pas pourquoi. Il faut récupérer. Récupérer le mobilier. Tout noter ». Mais il n’y a plus personne pour nous entendre.

Un livre qui nous bouscule et immerge au plus profond de nos propres voix intérieures. MCDem, signe là un recueil d’une beauté intemporelle et nous projette vers une extase obscurité lumineuse.

Notes de lecture par Gérard Paris

Tatiana Daniliyants Blanc

-38p- Édition Alidades, 2015.

« Quelqu’un nous aime, qui vit au-dessus de la charpente »

Entre le blanc qui ensorcelle, qui transperce et la lumière véhiculée dans la mémoire par les pigeons, Tatiana Daniliyants décline le temps (le temps lisse sa toile, le temps coagule, dompter le temps) et déclenche une chaîne de métamorphoses (les mots.le jour.la mort ; le chemin.la pierre.la chair ; le sable.la vague.le feu) Le poète nous guide au travers de la toile d’araignée des rapports humains (et des mots) dans un voyage entre l’infime (le carillon, les mottes gelées, le pain ) et l’intime ( l’amour, le moi, la mort). Mais pour Tatiana Daniliyants, il faut, au travers de la substance musicale du temps, se laisser envahir par la lumière, le silence, la beauté :

« ne rien vouloir / Simplement évoquer »

Dans ce recueil traduit du russe (et postfacé) par Irène Imart, nous sommes placés constamment en lisière (frontières des saisons, frontière du moi, de l’amour…) dans l’étoffe blanche des désirs :

« L’arc-en-ciel se déploie / Là où se brisent les cœurs / Faits de verre »

Notes de lecture par Gérard Paris

France Burghelle Rey Le Chant de l’enfance

-58p- Édition Du Cygne, 2015. « Je voyage dans un Temps / Qui ne m’appartient plus »

Pour France Burghelle Rey il s’agit de mettre en concordance (ou au diapason) la houle du temps avec le chant issu de la mémoire et de l’enfance. D’entrée le poète nous fixe un cadre la Bourgogne (un petit village près d’Avallon) avec autour tout ce qui peut rappeler l’enfance (ce navire d’innocence) : les lieux magiques (Combourg, Vallademosa), la proximité des peintres (Mondrian, Turner, Chagall) et des musiciens (Mozart). Plonger dans les limbes de l’enfance, c’est s’efforcer de retrouver le jumeau perdu (la fillette) :

«  ô ma mémoire ma renaissance
Laudes de ma vie meurtrie laudes de l’avenir
J’écris guéri sous la dictée d’un ange »

Tout en bridant un lyrisme contenu, le poète renaît par des éclats de mots, de feux, de voix et alors ressurgissent les odeurs de terre mouillée ou de roses trémières, le rappel des cahiers d’écolier et de robes de fillettes, les cris des rémouleurs et des marchands de peaux de lapins. Mais le passé s’effrite face à un présent, à un chant hanté par l’avenir. En dernier recours vont nous rester les mots (comme des astres ou des galets) et la neige, cette patrie neutre. France Burghelle Rey part à la recherche d’un autre pays (nimbé de lumière, ourlé de silence et de rêve), avec une autre langue au souffle immense.

La Grappe N°90

Couverture "La Grappe N°90"

Sommaire n°90

Liminaire : Une nouvelle Grappe par Colette Millet

Hommage à Denecourt : Le banquet chez Bonvallet par Jean-Claude Polton

Clin d’œil à la revue Rétro-Viseur :
Introduction par Dominique Laronde et Jean-Jacques Guéant
Petite histoire incomplète d’un Rétro-Viseur… par Pierre Vaast
Bernard Desmaretz (Atelier, Vois ces ouvrages élevés)
Marie Desmaretz (Trouble)
Daniel Abel (Désert, Pantanal)
Hervé Lesage
Pascale Roche (Tenir)
Jean-Pierre Nicol (Longtemps marcher)
Alain Lemoigne (Les marcheurs)
Pierre Vaast (À Brigitte)
Jean-Jacques Nuel (Schisme et autres textes…)

Chronique(s) du mauvais œil par Dominique Laronde

Dossier : Hommages
Sophie Miquel (Jeanne Barret@voyageuse du monde.com)
Richard Taillefer (Avant que ne gronde de nouveau l’orage dans ma tête)
Daniel Abel (Ferveurs)
Brigitte Daillant (Bons baisers de Russie)
Léa Jourdain (Toi, Mon frère, ma sœur)
Colette Millet (hommage Contre hommage)
Jean-Jacques Guéant (Épicerie sociale)
Jean-Christophe Pagès (à Melun, Burnout, Tutu & claude, Je ne suis pas anna)

Le goût des mots (n°2) de Jacques LUCCHESI : C’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes

Ateliers d’écriture : Ralentir : Écrits en Travaux !

Rendez-vous : Café-littéraire au Sénart Café (Cesson)

Notes de lecture :
« La langue fraternelle » par Yvon Le Men
Jean Bensimon Corbelle

Liminaire: Une nouvelle Grappe

Une nouvelle Grappe 90 semestrielle de 90 pages avec Denecourt, les amis de la Revue Rétro-Viseur et bien d’autres…
Amis Lecteurs, vous avez entre les mains une Grappe qui a pris du poids ce printemps ! Et ce n’est pas rien pour notre petite équipe d’augmenter d’un tiers l’habituel format de notre revue. Mais quel plaisir de vous livrer ce numéro partagé en quatre grands espaces !
Pas loin : une forêt de Fontainebleau* littéraire en diable (de Sylvain !) avec le récit par son historien Jean-Claude Polton de l’Hommage à Denecourt en 1855 par une quarantaine d’auteurs connus à l’époque. Leurs textes célébrant autant la forêt que l’homme qui travaillait pour l’ouvrir au public, ont été publiés dans un recueil pour en témoigner au-delà de la réunion d’un jour. L’homme avait besoin du soutien de ses contemporains, de leur légitime reconnaissance pour croire en la réalité de ses actes.
Au Nord : un clin d’œil amical à la Revue Rétro-Viseur ayant cessé de paraître en 2009, nous invite à lire ou redécouvrir les textes de neuf de ses auteurs, avec une présentation qu’on aime subjective (c’est son mot !) de cette Revue par Pierre Vaast, son fondateur.
A l’Ouest : un voyage lointain parmi les textes du Dossier intitulé hommage, toutes sortes d’hommages. Se souvenir qu’au Moyen-âge l’Hommage était la cérémonie de vœu de soumission d’un vassal à son suzerain explique que le mot garde une marque de grand respect manifesté sous des formes diverses. De quoi intimider plus d’un des auteurs sollicités, d’autant que l’hommage, partage de mémoire, de douleur ou de joie, dévoile un peu, beaucoup, passionnément ceux qui l’écrivent.
Tout près d’ici : le terrain de jeux des premiers ateliers d’écriture animés par deux Grappeuses, avec quelques textes produits et de croquis, précédant le meilleur de nos rendez-vous chroniqués et notes indispensables à la vie d’une revue.

Colette Millet

* La Grappe revient à ses amours : voir notre parution de 2005 La Forêt  Voix de traverse … encore disponible.

Hommage à C.F. DENECOURT

Claude-François Denecourt
Explorateur de la forêt de Fontainebleau
1855 – 2015

Vous avez tous marché dans la forêt de Fontainebleau, temple de la nature, un jour de printemps. Entre les piliers de ses arbres, entre ses blocs de grès échoués sur une mer de sable fossile et des flots de bruyère.
Comme 12 millions de visiteurs annuels vous avez foulé quelques uns des sentiers dits “ Denecourt ” balisés en bleu, pour vous guider ou peut-être vous perdre délicieusement dans cette forêt de symboles…
Savez-vous que vous devez votre incursion dans le règne de la beauté à la passion d’un homme autodidacte ? Qui a tracé à partir de 1840 un labyrinthe de cent cinquante kilomètres de chemins pour l’itinérance, votre enchantement ou pourquoi pas l’éveil intérieur, approcher la pulsation des grandes sources naturelles ?
Vous êtes invités à découvrir avec Jean-Claude Polton pour guide : Le Banquet chez Bonvalet. Invités à participer comme il y a 160 ans déjà, à vous glisser anonymement parmi les célèbres convives qui vont festoyer, applaudir, chanter… et s’enivrer quelque peu pour oublier la chape autoritaire du second empire.
Auriez-vous imaginé une seconde, en ce mois de juin 2015, pouvoir ainsi côtoyer Théophile Gauthier, Henri Murger, Nadar ou Gustave Courbet ? Admirer le geste de ce dernier consacrant solennellement C.F. Denecourt “Sylvain de la forêt de Fontainebleau ” en lui posant une couronne de feuilles de chênes sur le front à l’appui des 42 auteurs de l’Hommage ! Sans oublier la lettre de soutien à lui remise avec 1500 signataires, dont Jules Michelet, excusez du peu … !

Laissons à Denecourt le dernier mot, et quel mot !

Croyez-moi, lecteur, la forêt de Fontainebleau, ce jardin comme Dieu seul sait en planter, est elle-même, à propos de poésie, le plus beau, le plus intéressant de tous les livres…

Oui, venez à Fontainebleau visiter son magnifique palais, ses sites variés, mais surtout ses délicieux points de vue d’où les regards charmés planent alternativement sur mille perspectives dont les beautés ont inspiré tant d’artistes, tant de poètes, amants passionnés de la féconde et merveilleuse nature »
C.F. Denecourt

« Ces longues promenades, ces jours entiers au grand air sont toujours de mon goût, et cette profonde solitude, ce solennel silence à quelques heures de Paris sont inappréciables »
George Sand

Homage denecourt

Jean-Claude POLTON, professeur agrégé d’histoire-géographie à Fontainebleau pendant plus de trente ans, doctorat en histoire (1985) pour une thèse publiée au CTHS : Tourisme et nature au XIXe siècle, guides et itinéraires de la forêt de Fontainebleau, vers 1820 vers 1880. Conférencier en ville et en forêt, il a publié plusieurs ouvrages et des articles en rapport avec l’histoire culturelle et touristique de Fontainebleau. Il est secrétaire général de l’Association des Amis de la forêt de Fontainebleau.

Le banquet chez Bonvallet

de Jean-Claude POLTON

Une fête de l’écriture ?

1855, L’Hommage à C-F Denecourt, mélange de textes composé en l’honneur du créateur des sentiers pittoresques de la forêt de Fontainebleau, a été remis, lors d’une fête donnée en l’honneur de Claude-François Denecourt (1788-1875) qui a réalisé la plus grande partie de son œuvre, alors qu’il vient d’avoir soixante-sept ans. Après seize ans d’activités, il a édité plus de cinquante guides touristiques, des cartes et des gravures, tout en traçant 154 kilomètres de sentiers balisés, agrémentés d’aménagements pittoresques (passages, grottes, fontaines, tour d’observation…)(1).

Afin de remettre dignement l’ouvrage de 368 pages, publié par Louis Hachette, une fête est organisée à Paris – et non à Fontainebleau, ce qui demande une explication. Si le choix de la capitale s’explique par le lieu de résidence des convives, on peut se demander pourquoi le restaurant Bonvalet, situé au 29 du boulevard du Temple, au coin de la rue Charlot, a été choisi pour héberger la fête. Outre le fait qu’il s’agit d’un établissement relativement simple – il est classé dans les restaurants de troisième ordre par le guide Paris-Restaurant qui en indique quatre – le restaurant Bonvalet est connu comme étant « le rendez-vous des républicains »(2). Or, le banquet demeure un bon moyen pour se réunir, sans risquer d’ennuis, à une époque où les libertés publiques ont été restreintes par Napoléon III et certains des convives peuvent craindre la police de Badinguet…

En arrivant au restaurant, Denecourt est accueilli par une vingtaine de convives, représentants du monde des arts, des lettres et du journalisme. A table, non loin du héros du jour, les trois organisateurs de la fête sont en bonne place : le jeune poète
Fernand Desnoyers (1828-1869), l’initiateur de L’Hommage, Auguste Luchet (1809-1872), qui a connu Denecourt à Fontainebleau, alors qu’il était gouverneur du château au début de la Seconde République(3) et enfin le journaliste Philibert Audebrand – qui collabore à une vingtaine de journaux – est le rédacteur en chef de la revue Tam-Tam.

Théophile Gautier domine l’assemblée, du fait de sa notoriété. Depuis sa participation véhémente à la bataille d’Hernani, vingt-cinq ans auparavant, il déploie une grande activité littéraire et journalistique. D’autres écrivains présents occupent une place non négligeable dans la vie culturelle de l’époque : Henri Murger, auteur de Scènes de la vie de Bohême, le chansonnier Pierre Dupont, auteur de chansons populaires (Les Bœufs…) et surtout de nombreux journalistes (Charles Asselineau, Benjamin Gastineau, Alfred Busquet, Georges de la Landelle, Jules Janin et le chroniqueur gastronomique Charles Monselet). Les arts graphiques sont représentés par le graveur Pothey, le photographe Adrien Tournachon – frère de Félix, plus connu sous le pseudonyme de Nadar – et la chanson par Jules Lefort(4).

Le banquet s’ouvre bientôt, ponctué par des discours évoquant les différents paysages de la forêt de Fontainebleau où les travaux de Denecourt ont été effectués. Les orateurs prennent soin de signaler avoir emprunté les sentiers balisés, autrefois décriés par d’autres, comme Alexis Durand, le menuisier-poète de Fontainebleau décédé depuis deux ans.

Après le dessert, Fernand Desnoyers se lève : c’est un garçon maigre et pâle, frappé d’une calvitie précoce, qui domine l’assemblée de sa haute taille. Il remet à Denecourt un exemplaire de L’Hommage magnifiquement relié et doré sur tranche, dont le long titre apparaît quelque peu énigmatique :

HOMMAGE
A C-F DENECOURT
FONTAINEBLEAU
PAYSAGES-LEGENDES-SOUVENIRS-FANTAISIES

A côté des grandes figures du Romantisme (Lamartine, Musset, Victor Hugo, George Sand), l’Hommage fait une place à de jeunes auteurs en rupture avec ce courant : les « nouveaux poètes » (Théodore de Banville, Gustave Mathieu et Charles Baudelaire) en quête de sensations nouvelles, mais aussi des auteurs « réalistes » (Champfleury, Henri Murger, Louis Lurine…). Pour sa part, Théophile Gautier a composé un texte original intitulé « Sylvain », nom qui sera dorénavant accolé à celui de Denecourt.

Parmi les quarante-deux auteurs qui ont donné des textes – qu’il s’agisse de reprises ou d’originaux – dix sont présents chez Bonvalet. Le nouveau Sylvain ne se lasse pas de parcourir la table des matières, où il retrouve les noms des auteurs qui ont apporté leur contribution, mais la fête n’est pas terminée…

Son ami Auguste Luchet s’avance vers lui, pour lui remettre une lettre de soutien, revêtue de plus de 1 500 signatures, si l’on en croit Georges de la Landelle. A côté des « 1 200 notables de Fontainebleau » dont les noms ne sont pas cités, on trouve des personnalités très connues du monde des lettres, des arts et des sciences. La peinture est représentée par Horace Vernet (1789-1863) – peintre officiel de Napoléon III – et surtout par des paysagistes qui peignent « sur le motif » en forêt de Fontainebleau (Corot, Narcisse Diaz et Isabey) ou deux peintres installés non loin de là : Decamps (1803-1860) à Fontainebleau et Rosa Bonheur (1822-1899) à By-Thomery. L’historien Jules Michelet (1788-1874), absent de L’Hommage, signe la lettre, d’autant qu’il a pu découvrir l’œuvre du Sylvain, lors d’un séjour à Fontainebleau qui lui a permis de visiter des lieux emblématiques de la forêt (Franchard, Mail Henri IV, Malmontagne, Rocher d’Avon, Mont Merle, Apremont) en septembre 1850(5).
Les scientifiques témoignent pour la première fois en faveur de Denecourt, par l’intermédiaire de deux membres de l’Académie des sciences, le géologue Elie de Beaumont (1798-1874) – qui a publié Notice sur les systèmes de montagnes en 1852 – et le biologiste Pierre Flourens (1794-1867). Dans son article de L’Abeille de Fontainebleau, Georges de la Landelle ne peut citer les noms de tous, mais précise qu’on trouve parmi les signataires des musiciens, des architectes, des ingénieurs et des officiers. Même si l’on peut penser que le journaliste, ami de Denecourt, a pu exagérer le nombre des signataires, il est certain que le Sylvain a su rallier à son œuvre d’éminents représentants du monde des lettres et des arts, ainsi que des membres des nouvelles classes moyennes (commerçants, fonctionnaires, professions libérales…).

Fernand Desnoyers et Gustave Courbet se dirigent ensuite vers le héros du jour. Le peintre, Franc-Comtois comme Denecourt, défraie la chronique artistique la même année, pour avoir présenté chez lui des tableaux que l’Exposition officielle lui a refusés, dont l’Atelier du peintre, véritable « manifeste réaliste ». Gustave Courbet s’avance vers Denecourt, pour lui poser une couronne de feuilles de chênes sur le front, afin de le consacrer solennellement « Sylvain de la forêt de Fontainebleau ». Les yeux humides, le récipiendaire remercie les convives, d’une voix mal assurée. Il emploie « des termes simples, mais chaleureux » et son émotion dissimule la fierté d’être entouré et honoré par autant de personnes aussi prestigieuses.

L’ami Auguste Luchet prend enfin la parole. En des termes très personnels, il résume l’œuvre de Denecourt, tout en stigmatisant les sceptiques qui doutent de son utilité, notamment à Fontainebleau.

L’après-midi avance et, le champagne aidant, l’atmosphère devient de plus en plus gaie. C’est le moment choisi pour distribuer aux convives La Complainte de Fontainebleau, « chant héroïque » en 536 vers, composée pour l’occasion par Amédée Métivié, un typographe de Fontainebleau, qui travaille chez Jacquin, l’imprimeur de Denecourt :

Il était un petit homme
Qui par amour des beaux-arts
Sur les traces de lézards
A percé des sentiers comme
Un matelot, une fourmi
A travers bois et parmi
Les rochers et les broussailles,
Les sables et les cailloux

La suite de la Complainte relate, dans le même style approximatif, les travaux du « père Denecourt, bonhomme gris, rond et court » qui révèle des « sites délicieux », aménage des grottes – dont une qu’il appelle sa FOLIE – et des fontaines. Après les applaudissements nourris des convives, Pierre Dupont, entonne la « Vierge aux oiseaux », chant dont le texte est inclus dans L’Hommage. Les convives, vraisemblablement assez gris, reprennent une dizaine de chansons, souvent plus proches des canulars des artistes de la « bohème » que de la création artistique, comme ce couplet qui rappelle les chansons des peintres paysagistes de l’auberge Ganne à Barbizon :

L’éléphant et la baleine
Evitent Fontainebleau ;
Veut-on y voir un chameau ?
Il faut d’abord qu’on l’y mène ;
Le tigre et le léopard
Se promènent autre part

L’arrivée de nouveaux convives, dont le « mousquetaire » Guichardet et le photographe Nadar, fait monter l’ambiance d’un cran. On se moque de ceux qui ne sont pas là, alors qu’ils avaient promis de venir, comme Champfleury et Gustave Mathieu, qui ont pourtant donné chacun une contribution à L’Hommage. Plutôt que de parler directement des vrais motifs de leur absence – que nous découvrirons plus tard -, on préfère esquiver la question en supposant qu’ils « se sont égarés [dans Paris], faute de n’avoir pu être guidés par les marques bleues que Denecourt trace en forêt ! ».
Est-ce une simple plaisanterie ou bien est-ce une façon de sous-entendre que Champfleury et d’autres n’apprécient que modérément les marques tracées sur le grès des rochers ?

La remise de l’Hommage chez Bonvalet, lors d’un banquet est-elle une véritable « Fête de l’écriture » (6) ? Denecourt peut le croire, s’il se fie à la qualité et à la diversité des écrivains représentés. Il peut estimer être – enfin – reconnu à sa juste valeur, lui qui voulait tant faire reconnaître son activité éditoriale et ses travaux sylvestres comme une œuvre d’art. Cette dernière est cependant toujours contestée par certains, comme le montrera bientôt le feuilleton à charge publié par Chamfleury dans Le Moniteur, sous le titre Les Amis de la Nature(7). En matière d’écriture, les 1 500 signatures de la lettre remise à Denecourt ne sont pas de trop pour lui apporter soutien et réconfort…

Pour en revenir à ces Mélanges offerts à Denecourt, on peut se demander s’il s’agit vraiment d’un véritable hommage ou plutôt d’une réunion de circonstance dont la personne de Denecourt aurait été l’élément fédérateur. Le décalage manifeste entre le déroulement chaotique de la fête et la qualité littéraire du livre reçu par le Sylvain le laisserait à penser. Les plaisanteries du banquet ne traduisent pas un jugement critique de l’œuvre du Sylvain, malgré une attitude condescendante envers le « bonhomme Denecourt ». Nous croyons plutôt que ces farces rappellent la bohème de la jeunesse des convives, du temps où leurs espérances pouvaient se réaliser comme ils l’avaient cru au début de la Révolution de 1848. Après que leurs idéaux se soient heurtés au réel, la mise en place de l’Empire autoritaire de Napoléon III va les séparer. Certains acceptent de participer à la prospérité de la « Fête impériale », alors que d’autres veulent rester fidèles aux idéaux de jeunesse, quitte à vivre dans la pauvreté.

Cette « fête de l’écriture » est aussi une cérémonie des adieux à la jeunesse, une dernière rencontre autour de Denecourt qui symbolise quelque part par ses origines et sa destinée un personnage représentatif du « Quarante-huitard »(8).


Editions Pôles d'Images
Editions Pôles d’Images

L’Hommage publié et remis à C.F. Denecourt en 1855 a été réédité 152 ans plus tard à Barbizon en 2007 par les Editions Pôles d’Images.
L’ouvrage, toujours disponible, peut-être commandé auprès des deux associations suivantes au prix d’environ 10 euros :
AAFF : Association des Amis de la Forêt de Fontainebleau
26 rue de la Cloche – BP 14 77301 Fontainebleau Cedex
ANVL : Association des Naturalistes de la Vallée du Loing et du massif de Fontainebleau – Station d’écologie forestière – Route de la Tour Denecourt 77300 Fontainebleau


Deux extraits de l’Hommage à C.F. Denecourt

Sylvain

« Sylvain, que l’on croit mort depuis deux mille ans, existe, et nous l’avons retrouvé : il s’appelle Denecourt. Les hommes s’imaginent qu’il a été soldat de Napoléon, et ils en ont les apparences ; mais, comme vous le savez, rien n’est plus trompeur que les apparences. Si vous interrogez les habitants de Fontainebleau, ils vous répondront que Denecourt est un bourgeois un peu singulier qui aime se promener en forêt. Et, en effet, il n’a pas l’air d’autre chose ; mais examinez-le de plus près, et vous verrez se dessiner sous la vulgaire face de l’homme la physionomie du dieu sylvestre : son paletot est couleur bois, son pantalon noisette ; ses mains, hâlées par l’air font saillir des muscles semblables à des nervures de chêne ; ses cheveux mêlés ressemblent à des broussailles ; son teint a des nuances verdâtres, et ses joues sont veinées de fibrilles rouges comme les feuilles aux approches de l’automne ; ses pieds mordent le sol comme des racines, et il semble que ses doigts se divisent en branches ; son chapeau se découpe en couronne de feuillage, et le côté végétal apparaît bien vite à l’œil attentif. »

Théophile Gautier, 1855

Les Papillons

Le papillon ! fleur sans tige,
qui voltige,
Que l’on cueille en un réseau ;
Dans la nature infinie,
Harmonie
Entre la plante et l’oiseau !…

Quand revient l’été superbe,
Je m’en vais au bois tout seul ;
Je m’étends dans la grande herbe,
Perdu dans ce linceul vert.
Sur ma tête renversée,
Là, chacun d’eux, à leur tour,
Passe, comme une pensée
De poésie ou d’amour !

Gérard de Nerval, 1853


Présentation des 42 auteurs de l’Hommage

dans l’ordre de la table des matières, leur âge en 1855 et leurs activités, le titre de leur article dans l’Hommage et leur destinée après le 2 décembre 1852.

Auguste LUCHET (1809-1872) 46 ans, journaliste et publiciste Républicain et franc-maçon, exilé sous la monarchie de Juillet. Disciple du socialiste Pierre Lerieux. Gouverneur du château de Fontainebleau en 1848. « Pour qui ce livre est fait ». Journaliste au Siècle (variétés, viticulture)
Fernand DESNOYERS (1828-1869) 27 ans Employé de banque, poète et républicain (le Nouveau journal en 1850) écrit « Ébauche de la forêt ». Journaliste au Figaro et auteur de théâtre de boulevard
Théodore de BANVILLE (1823-1891) 32 ans Poète opposé au matérialisme de son époque, culte de la beauté, disciple de Théophile Gautier. Recueils de poésies : Les Cariatides (1842) et Les Stalactites (1846). Il écrit « A la forêt de Fontainebleau » Poursuit une œuvre riche qui annonce le Parnasse : Odes funambulesques (1857)
Alfred de MUSSET (1810-1857) 45 ans « Souvenir » Poète reconnu, venu à Fontainebleau avec George Sand (1833-1835)
Comte Ferdinand de GRAMONT (1815-1897) 38 ans « Sonnets » Poète, traducteur de Plutarque
Victor HUGO (1802-1885) 53 ans « A Albert Durer » Ecrivain reconnu, républicain depuis 1848 en exil depuis 1851. Revient d’exil en 1870.
Auguste VACQUERIE (1819-1897) 36 ans Antigone (1844) « L’heure du berger » Les drames de la grève (1855) Théâtre
Gérard de NERVAL (1808-1855) 47 ans Poète, ami de Théophile Gautier « Les papillons » Se pend en 1855
Pierre DUPONT (1821-1870) 34 ans Républicain socialiste, en semi retraite après le 2 décembre (chanson rustique) « La vierge aux oiseaux » Continue à se tenir tranquille (chansons)
Auguste BRIZEUX (1803-1858) 52 ans Les Bretons, poème (1844) « Le chant du chêne » Bretagne… (53 notices) [Romantique]Cl
Clara de CHATELAIN Née Clara de Pontigny« To the ermit of the forest » (traduction François de Châtelain (1802-1881) Contes pour les grands et petits enfants, trad. De l’anglais, 1878
Arsène HOUSSAYE (1815-1896) 40 ans Poète et journaliste, rachète L’Artiste de Th. Gautier en 1843… Républicain : se présente dans l’Aisne, administrateur de la Comédie française (1849) « Vision dans la forêt » Feuilleton au Moniteur, journal impérialiste, spéculateur fortuné cf. Les confessions d’un demi-siècle
Jules VIARD (1803 -1865) 52 ans Collaborateur de Proudhon au Représentant du peuple, Pierrot marié Polichinelle célibataire épopée pantomime féerique en 3 parties et 19 tableaux (1847) Républicain socialiste « La forêt et la mer » La France parlementaire en 1861 jugée par le socialisme. Discussion des adresses du Sénat et du Corps législatif… [Prospectus]
Charles MONSELET (1825-1888) 30 ans Les aveux d’un pamphlétaire, 1854 « Soleil couchant » Les chemises rouges, 1857, Rédacteur en chef du journal Le Gourmet, 260 notices BNF
Gustave MATHIEU (1809-1877) 68 ans Jean raisin, revue joyeuse et vinicole… 1ère année [1854] « Le bâton de houx » La Légende du grand étang, veillée, poésie de Gustave Mathieu… (1855), Le Simple almanach de Mathieu (de la Nièvre)… pour 1866 [-1870, 1872, 1877]
Charles BAUDELAIRE (1821-1867) 34 ans Poète Demi-frère juge d’instruction à Fontainebleau « Les deux crépuscules » Les Fleurs du mal (1857)
George SAND (1804-1876) 51 ans Ecrivaine. Républicaine socialiste (disciple de Pierre Leroux). Histoire de ma vie (1854) « Fragment d’une lettre écrite à Fontainebleau »
Hippolyte CASTILLE (1820-1886) 35 ans Petits romans populaires (Les Ambitieux, 1851), journaliste pamphlétaire, Républicain socialiste « Sur la solitude » Directeur du Courrier de Paris, 26 févr. 1859-24 mai 1860 [BNF + 89 notices]
Jules JANIN (1804-1874) 51 ans Journaliste brillant favorable au romantisme. Chroniqueur au Journal des Débats depuis 1836 « Le Bas-Bréau » Continue ses chroniques au J des D jusqu’à sa mort. Académie française en 1870
Henry MURGER (1822-1861) 33 ans Ecrivain : Scènes de la vie de bohême en 1847-1848 Adeline Potrat (1851), Le Bonhomme Jadis, comédie en 1 acte, en prose, par Henry Murger. [Paris, Français, 21 avril 1852.] « La mare aux fées » [BNF = 271 notices]
CHAMPFLEURY (1821-1889) 34 ans N’a pas publié avant ? « Vision dans la forêt » Chef de l’école réaliste cf. Les aventures de mademoiselle Mariette et Le Réalisme (1857), Les Amis de la Nature (1859) et publiciste discuté [BNF = 203 notices]
Joseph MERY (1798-1865) 57 ans Pamphlétaire anticlérical, participe à la révolution de 1830, journaliste (Le Globe…) Un amour dans l’avenir, Paris : G. Roux, 1854 « Un concert dans la forêt » Romans, théâtre, feuilletons : 15 août, 15 ans. Fête de S. M. l’empereur Napoléon III. Poésie de M. Méry, Lyon, (1865)
Paul de SAINT-VICTOR (1828-1881) 27 ans Ancien secrétaire de Lamartine « Un paysage historique » Théâtre
Amédée ROLLAND (1829-1868) 26 ans Le Nouveau journal, 1850, Au fond du verre, 1854 « Lantara » Pièces de théâtre, poèmes [BNF = 73 notices]
Louis LURINE (1816-1860) 39 ans Écrivain Le bonheur d’un amant malheureux, Le livre des feuilletons, (1846), Le Cauchemar politique (1831) Journaliste (Le Siècle, Le Courrier français) « Le chasseur d’ombre » Nombreuses comédies [BNF = 75 notices] Président de la Société des gens de lettres [L]
Benjamin GASTINEAU (1823-1904) 32 ans Écrivain : Comment finissent les pauvres, étude sociale, Les Veillées littéraires illustrées. T. III, 1849 « Ce que l’on trouve dans la forêt » La France en Afrique et l’Orient, illustré par Gustave Doré 1864, Les Courtisanes de l’Église, 1870 [BNF = 83 notices]
Alfred BUSQUET (1820-1883) 35 ans Ecrivain « L’Amant de la forêt » Comédies [BNF = 11notices]
Clément CARAGUEL (1819-1882) 36 ans Une rencontre sous un chêne, Paris : De Vigny, [1843], Le livre des feuilletons, [T. IV] (D). – Extr. du « National », Le Bougeoir, comédie en 1 acte, par M. Clément Caraguel. (Paris, second Théâtre-Français, 21 mai 1852.) « Un enterrement de bohémiens dans la forêt de Fontainebleau » Comédies [BNF = 20 notices]
Guillaume de la LANDELLE (1812-1886) 43 ans Lieutenant de vaisseau, romancier, journaliste : La Flotte, Union catholique, L’Abeille de Fontainebleau « Le Val fleuri » Défend Denecourt dans ses articles
Charles VINCENT (1826-1888) 36 ans Poète et auteur de chansons « Le chasseur de vipères » L’enfant du tour de France, drame en 5 actes, mêlé de chant [1857] [BNF = 3 notices]
Antonio WATRIPON (1822-1864) 33 ans Journaliste républicain, [BL, ami de Baudelaire] fonde La lanterne du quartier latin (1847), L’Aimable faubourien, journal de la canaille (1848), emprisonné. Converti au journaliste léger…« Le petit capitaine » « Tombe dans l’insignifiance » (Pelloquet) Publia aussi des romans, des poésies et chansons, des pièces de théâtre et des études historiques [BNF = 23 notices]
Gustave HUBBARD (1828-1888) 27 ans Economiste, élève de l’Ecole d’adminis-tration fondée par Carnot en 1848. Républicain, s’exile en Espagne après le 2 décembre (jusqu’en 1855). « Christine et Monaldeschi » Défend les Sociétés de prévoyance et de secours mutuel, publie dans le cadre de la Société d’instruction républicaine. Franc-maçon.
Edouard PLOUVIER (1821-1876) 34 ans Auteur de chansons, de contes et de comédies La Chanvrière, comédie en 3 actes, mêlée de chant, [Paris, Folies dramatiques, 27 avril 1852.] Contes pour les jours de pluie, préf. George Sand, 1853. «Menus propos des carpes à l’étang de Fontainebleau » [BNF = 112 notices]
Georgine ADAM-SALOMON (X-1878) moins de 40 ans ? Femme du statuaire Anthony-Samuel Adam-Salomon (1858-1881) Artiste (médaillons) et manuel de morale féminine. « Souvenir » De l’Éducation d’après Pan-Hoei-Pan, précédée d’une préface par M. de Lamartine, Paris : Michel Lévy, 1856
Théodore PELLOQUET (1818-1867) 37 ans Secrétaire de la rédaction du National : libéral puis républicain, se retire de la politique après le 2 décembre (« mi résigné, mi rageant »). Guides touristiques chez Hachette (pseudo : Frédéric Bernard) « La forêt de Fontainebleau de M. de Chateaubriand » Critique d’art et littérature (pseudo : Frédéric Richard)
Philibert AUDEBRAND (1815-1906) 40 ans Journaliste « multiforme » (J Borie) Le chevalier noir, Paris : De Vigny, 1843, Le livre des feuilletons, Vol. 2 (B). « La Salamandre d’or » « Le dernier chapitre » Derniers jours de la bohème : souvenirs de la vie littéraire, Paris, Calmann-Lévy, (1905) [BNF = 78 notices]
C. TILLIER (1801-1844) Décédé à 43 ans Fils de serrurier, bachelier sans emploi, Républicain pamphlétaire emprisonné en 1835. Mon oncle Benjamin (1844) « Comment le chanoine eut peur »
Charles ASSELINEAU (1821-1874) 54 ans Journaliste (Revue de Paris, L’Artiste, La Revue française…) « Fontainebleau avant François 1er » « Critique judicieux et délicat » (L du XIXes) Attaché à la bibliothèque impériale en 1859 Mélanges tirés d’une petite bibliothèque romantique.
Georges BELL (1824-1889) 31 ans Etudes littéraires, chansons La ferme de l’Orange et Héva, précédée d’une Etude littéraire sur Méry Paris : Baudry, 1853« Pauline à Fontainebleau » Études contemporaines. Gérard de Nerval, Paris : V. Lecou, 1855, Extrait de l’″Artiste″. Mars et avril 1855
Théophile GAUTIER (1811-1872) 44 ans Ecrivain romantique (« bataille d’Hernani » en 1830), mais adepte de la beauté pure (cf. Préface de Mlle de Maupin en 1836). Ecrivain reconnu (Emaux et Camées en 1852…) « Sylvain » Collabore au Moniteur à partir d’avril 1855 = « rallié »
Alphonse de LAMARTINE (1790-1869) 65 ans Ecrivain romantique (Ac. Fr. 1829), républicain (membre du gouvernement provisoire de 1848), retiré après le 2 décembre « Les Adieux de Fontainebleau »
BERANGER (1780-1857) 75 ans Poète et chansonnier populaire, séjourne à Fontainebleau en 1835-1837 où il rencontre Denecourt « Lettre »

(1)Voir notre Claude-François Denecourt, L’amant de la forêt de Fontainebleau, Editions des Sentiers bleus, 2011, notamment les chapitres 6 et 8.

(2)Des opposants au coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte s’y étaient d’ailleurs réunis comme le note Victor Hugo dans Choses vues.

(3)C’est un disciple de Pierre Leroux, fondateur d’un socialisme chrétien, nouvelle « religion de l’humanité qui favorise le lien social ».

(4)D’après l’article de Georges de la Landelle publié le 17 juillet 1859 dans L’Abeille de Fontainebleau.

(5)Le séjour dure six jours, mais il restera cinq mois en 1857.

(6)Selon le titre de l’ouvrage de F.W. Leakey, A Festschrift of 1855 : Baudelaire and the « Hommage à C.F. Denecourt », cité par Jean Borie, op. cit., p.133.

(7)Denecourt croit s’y reconnaître, sous les traits de Gorenflot, un rentier manique qui a entrepris de créer un succédané de Nature près de la demeure où il s’est retiré.

(8)Selon l’expression de Maurice Agulhon, Les Quarante-Huitards, Paris, Gallimard-Julliard, 1975.

Clin d’œil à la revue Rétro-Viseur

Tout passe, rien ne disparaît…(1)

À l’automne 2009, la revue Rétro-Viseur a disparu…
Chaque fois qu’une revue disparaît c’est un peu pour moi un arbre qui meurt, une brutale trouée dans la forêt des mots dressés vers la lumière.
On est saisi par la nouvelle. On était si habitués à cette publication saisonnière, ce retour attendu d’un panier empli d’émotions de découvertes qui entrent dans le rythme de nos jours de nos années.
Bien sûr on se dit que l’arbre mort, foudroyé ou sénescent, laisse sa place à une jeune pousse prometteuse. Mais est-ce si sûr ? Comment savoir si la régénération en marche sera créative ou réduite à un clone numérisé ?
Les revues passent, plus ou moins vite. Au compteur variable de leur numérotation on pressent leur possible déclin. Pour en avoir le cœur net j’ai récemment entrouvert à la BNF le mémorial des revues disparues. L’avis des récents décès surprend : des jeunes, des moins jeunes et des vénérables. La revue Trace par exemple enterrée en 2012 avec un bel hommage avait tout juste 50 ans ! Et Action Poétique 62 ans au même moment disparue dans un silence sidéral … Quand à la revue Sud, prenant la suite d’Autre Sud avait l’âge de 42 ans environ.
Avec ses 25 ans passés dans le Nord Rétro-Viseur était donc une jeune revue pleine d’espoir… Mais je crois que rien ne disparaît. Parce que les auteurs vivent toujours après leur passage dans une revue. Cela j’en suis certain. Mais où sont-ils ? De mystérieux imprévisibles liens d’amitié nous permettent de les saluer en fraternité. Rétro-Viseur n’échappe pas à cette intuition…

J.J. Guéant


Je rebondis sur le terme « amitié ». Si parfois les mots ont un sens caché, un double sens, voire un sens interdit, le mot amitié ne porte pas à confusion.
En arrivant par hasard entre les pages de Rétro-Viseur, je m’y suis tout de suite senti bien. Qui dit amitié dit fraternité. Et sans se connaître, j’ai pu et su illustrer les textes de Pierre Vaast et Jean-Jacques Nuel. Nous avons, nous allons faire connaissance pour de nouveaux partages. D’autres auteurs ont aimé emprunter les sentiers suivis par nos deux revues complices.
Camarades, on a hâte de reprendre la route du Nord en votre compagnie, poésie en bandoulière et fleur au fusil !

D. Laronde

(1)Titre d’un entretien de la revue Vacarme avec J.C. Bailly en 2010

Petite histoire incomplète d’un Rétro-Viseur…

Pierre Vaast

Voilà pas qu’il veut me refaire crapahuter du stylo (de l’ordinateur !) le Dominique Laronde. Pour sa revue La Grappe. Heureusement qu’il ajoute : « On a décidé de t’accorder un page pour présenter Rétro-Viseur ». Tant mieux. Un page, ça me suffit amplement. Parce que tu crois pas que je vais en faire plus, Dominique ! Je ne suis pas le genre à me pencher sur les années défuntes. C’est passé et bien passé. On passe à autre chose. Rétro-Viseur ? Dans les oubliettes de la petite histoire de la poésie. N’ayez crainte, je vais pas vous faire le coup de Georges Pérec : « Je me souviens…. » Pourtant bien pratique lorsqu’il s’agit de se souvenir. Et comptez pas sur moi, pour être lyrique « C’était le bon temps ! On était jeunes et beaux. On voulait transformer le monde, et créer une école poétique.» Je n’ai jamais cru que le monde était amendable et je n’ai jamais aimé les écoles. Je vais être forcément partial et subjectif… Rétro-Viseur, ça part d’une amitié qui se transforme en aventure et en brisure.

Bon, je fais un petit effort (parce que c’est toi Dominique !). Rétro-Viseur, déjà avec une faute (originelle, c’était conscient). Rétroviseur s’écrit sans trait d’union. Pour les intégristes de l’orthographe ! Un rétroviseur pour regarder en arrière le petit monde bien-pensant des poéteux nombrilistes qui s’agitent dans leur chapelle en croyant qu’ils sont indispensables à la société (et à la poésie). Qui vont et viennent d’une revue à l’autre, d’un marché de la poésie à l’autre, d’une soirée poétique à l’autre avec leurs petites plaquettes géniales (le plus souvent autoéditées) dans les mains. Avec leurs rêves d’un autre monde, plus humain, plus écolo, plus fraternel, un monde de concorde universel, mais qui dans leur vie quotidienne sont le plus souvent en contradiction avec les valeurs (un mot à la mode !) qu’ils prônent dans leurs écrits.

Un titre, comme un gag au début (je ne l’ai jamais trouvé bon) parce que le format était celui d’un rétroviseur. Et que j’envoyé dans mon courrier gratuitement. (Sauf contre des timbres pour ceux qui voulaient avoir l’incommensurable plaisir de le lire tout au long de l’année.) Si bien que je recevais des demandes de renseignements ou de documentation pour des bagnoles, des camions et même des chars d’assaut. C’était bien la preuve que je faisais fausse route. Je déteste les bagnoles et encore plus les chars.

Première époque donc du n° 1 à 14. Naissance en octobre 1984. Un petit canard mensuel ronéoté, format lettre, envoyé dans mon courrier contre des timbres postes. C’était rigolo. Parce que du courrier, quand t’es revuiste, en veux-tu en voilà, c’est fou ce que les poètes peuvent vous écrire : « Il est beau le poème que je t’envoie, hein ? » Avec Jean-Pierre Nicol (un poète fada de chanson française), Jean-Claude Dubois (un as de la critique de plaquettes), Hervé Lesage (un roi de la mise en page). Ça plaisait pas trop à Hervé, cette histoire de timbres, ça ne faisait pas sérieux pour les autorités officielles, on ne pouvait pas obtenir le n° de CPPAP qui permettait de réduire les frais d’envoi. Fallait évoluer.

Deuxième époque. Format A5 du n° 15 à 54 bimestriel. Que je ronéotais. Des nuits entières avec ma dudu à manivelle (un duplicateur à stencils que je perforais avec une machine à écrire) puis avec ma dudu électrique (parce que j’avais des tendinites dans les bras !). C’était fou. Délirant. Névrotique. Alain Lemoigne et Bernard Desmaretz viennent s’ajouter à l’équipe. À peine un numéro paru, qu’arrivait le suivant. Et le samedi, réunion (avec les compagnes respectives…) Une ronde autour de la table pour la reliure. Partie de plaisir. Anecdotes. Rigolade. Et un gueuleton, arrosé de Champagne (souvent offert par Alain Lemoigne entre autres.) Ici je ne peux pas m’empêcher de rendre hommage à ma Bibiche (Brigitte). C’est qu’elle nous en a concocté des repas : j’ai pas compté, au bas mot : une bonne centaine… (On allait aussi chez l’un ou l’autre). Mes enfants (Julien et Céline) participaient en préparant l’apéro ou le dessert. Ils naviguaient dans un bouillon de culture. C’est un moment fort de leur enfance. Ils m’en reparlent souvent…

Troisième époque. Format magazine trimestriel jusqu’au n° 114 (décembre 2009). Hervé nous présente une nouvelle maquette. Impression chez un imprimeur. Paul Roland intègre l’équipe. Nombre d’abonnés : quelque 250. On tire à 300 exemplaires. Moi j’en pouvais plus. Au bord du suicide ! Et puis professionnellement je passe un concours de l’Éducation nationale (cf. bio). Nouvelle fonction qui engloutit tout mon temps. Mais pourquoi ne pas l’avouer : lassitude aussi du revuiste, comme l’impression vertigineuse d’en n’avoir jamais terminé. Alors je cède bien volontiers et avec soulagement ma place de directeur de la publication (bof !) à André Campos-Rodriguez (mais la greffe ne prendra pas !) puis à Bernard Desmaretz. Qui nous quitte brutalement pour le paradis des poètes le 21 décembre 2006. Parce qu’il avait un cœur gros comme ça ! On aurait dû arrêter à ce moment-là. On a continué… par fidélité à Bernard. Mais divergences, discussions, distorsions, crispations. Sans Bernard qui savait si bien temporiser et calmer le jeu. Quelle orientation prendre ? Je sentais bien que l’aventure devait s’arrêter ! Je l’ai écrit clairement dans mes lettres à un jeune revuiste (parues en 1994) au chapitre « De la chute » : « Quand t’es revuiste, faut savoir crever avec panache, en beauté sur le champ de bataille de l’inutilité. Couler en capitaine. Écrire le mot « fin » sans regret. […] D’autres revuistes prendront la relève en créant leur revue. Quant à moi, je passe à autre chose ! Je ne suis pas indispensable à la poésie. Elle me survivra ! »


Mini-biobibliographie par Pierre Vaast

Comment « faire simple » quand on a déjà pas mal de printemps derrière soi. Il est vraiment exigeant, le Dominique Laronde ! Bon je cède, parce que c’est lui. Je suis un enfant du demi-vingtième siècle. Facile pour compter mon âge. Un enfant du baby-boom, donc un vieux du papy-boom (avec cinq petits-enfants : je ne m’ennuie pas !). Né au bord d’un terril (classé au patrimoine mondial de l’UNESCO, pas grâce à moi !) dans le grand nord. Bienvenue chez les chtis ! La région la plus polluée de France, où le nombre de chômeurs est le plus élevé, où l’espérance de vie est inférieure de trois à quatre ans à la moyenne nationale. Une terre de gauche qui vire au bleu marine. La honte. L’écœurement… La faute à qui ?

Université de lettres de Lille jusqu’à la maîtrise. Je croyais naïvement qu’on allait m’apprendre à écrire. Voyez le résultat ! On me faisait gloser sur les grands auteurs. Mais jamais on m’a enseigné comment écrire un poème, un article ou un récit. Un jour je me suis dit : « Pierre, si tu veux écrire, tu prends un stylo (une machine à écrire) une feuille et tu écris… » Concours de l’Éducation nationale. École normale (nationale d’apprentissage) donc prof de lettres (-histoire) en lycée professionnel. Découverte du monde du travail : je trouve que tous les profs devraient faire des stages dans des entreprises (surtout ceux qui adorent le grec et le latin !) Formateur (du temps où les profs étaient encore formés). Et reconcours : inspecteur de l’Éducation nationale (lettres) dans l’académie de Lille. Jusqu’à la retraite en 2011.

Je suis un touche-à tout. Toutes les formes d’écriture m’intéressent. Je ne vais pas citer tous les titres de mes bouquins. Une soixantaine. Ce serait fastidieux et ça fait prétentieux. J’ai commencé par des recueils de poèmes à Rétro-Viseur ou en tant qu’auteur-éditeur comme avec les lettres à un jeune revuiste. Et comme j’étais prof de français, j’ai publié en collaboration avec des collègues des manuels chez les éditeurs Fernand Nathan et Hatier. Puis j’ai créé ma propre maison d’édition : Les éditions P.V. (Pierre Vaast) où je publie tous les livres que j’ai envie d’écrire : des livres scolaires encore comme les Outils d’analyse littéraire (un best-seller !) , ou je lis douze fables de La Fontaine… mais aussi de petits romans ou des recueils de nouvelles pour mes élèves adolescents (ils avaient entre 15 et 18 ans) ou encore des essais comme La poésie M’sieur ça sert à rien qui traite de l’enseignement de la poésie. Ou encore des récits de vie : le dernier sorti s’intitule Hubert, mort pour la France (en 1916). Je raconte les deux années de guerre de mon grand-père paternel disparu à Verdun. (Catalogue sur simple demande !) Pour l’heure, je travaille à un cahier de lecture à destination des élèves de lycée professionnel : « Je lis Vous subissez des pressions » de David Pujadas, le présentateur du journal de 20 heures sur France 2, joliment illustré par Dominique Laronde.


Les auteurs présents de la Revue Rétro-Viseur

Pierre Vaast a eu la gentillesse de mettre la Grappe en contact avec quelques anciens compagnons de route qui ont contribué à la bonne marche de la revue et des éditions associatives du Nord Rétro-Viseur.
Ils mènent tous une carrière d’auteurs et leurs créations sont régulièrement récompensées par des prix littéraires. Difficile ici de transcrire leurs bibliographies riches et variées. Nous espérons une nouvelle rencontre qui fera la part belle à leurs talents multiples ; dans ce numéro, un aperçu de leur écriture.

Bernard DESMARETZ, décédé en 2006, professeur, collaborateur de nombreuses revues de poésie, critique, animateur de lectures-spectacles et d’ateliers d’écriture avec ses élèves (romans) et en milieu carcéral.
Colporteur d’enfance, Ed Airelles, 2007.

Marie DESMARETZ, son épouse, participe à des animations littéraires en divers lieux, se passionne pour les jardins, la photographie, la peinture et le dessin.
Mots et chemins, Ed Henry, 2012.

Hervé LESAGE, retraité prématuré de la fonction publique, se consacre désormais à la littérature par de nombreuses contributions dans les revues les plus diverses et la publication de poèmes, aphorismes, nouvelles.
Passage des humbles, poèmes, Ed Rétro-Viseur, 2005.

Pascale ROCHE enseigne les lettres classiques à Roubaix, passionnée de photographie.
Le veilleur de nuit, Ed Airelles, 2008.

Jean-Pierre NICOL, carrière et syndicalisme dans le secteur bancaire, maintenant colporteur de mots et d’images. A mené des ateliers d’écriture et de pratique poétique avec la population du bassin minier et des détenus, a été en résidence d’auteur en GB, Belgique, Irlande et le Nord.
Telle est l’île, poèmes, Ed Henry, 2014.

Daniel ABEL, ancien professeur de lettres et d’arts plastiques, poète, conférencier, propose lectures publiques et expositions d’art contemporain dans la région parisienne.
L’appel indien, prose poétique, Ed les Cahiers bleus, 2007.

Alain LEMOIGNE, ancien professeur de lettres et chroniqueur à la Bretagne à Paris, poète, romancier, préfacier, essayiste, récitant et conférencier.
Vers l’horizon, chansons ; musique et interprétation : Roger Lahaye.

Jean-Jacques NUEL, auteur de poèmes, aphorismes, nouvelles, récits, se consacre à l’écriture de textes courts et à sa maison d’édition lyonnaise le Pont du Change.
Portraits croisés, Ed le Pont du Change, 2015.

Bernard Desmaretz

Bernard DESMARETZ – en 2007, après le décès de l’auteur, les Éd. Airelles ont publié la 1ère partie de ce recueil sous le titre Colporteur d’enfance. – En liminaire de son manuscrit, Bernard Desmaretz indique que tantôt il parle aux adolescents qu’il a fréquentés tout au long de sa carrière d’enseignant et tantôt qu’il ne parle à personne d’autre que lui.

À Jean-Baptiste Desmaretz, à la mémoire de celui qui fut grand maître en son

Atelier

L’atelier de grand-père était le temple de l’ouvrage. Dans le coutil sacerdotal, le grand prêtre officiait au maître autel de hêtre, corroyant l’acacia entre la griffe et le valet. Pour accéder à ce séjour des dieux, il fallait montrer âme blanche, et nul n’y pénétrait que revêtu d’obligation, investi de manque et d’urgence.
Dressés de longue lutte, les outils prévenaient les désirs de ses mains. Une étrange complicité leur faisait assister la vigueur de son souffle, la rectitude de sa mire ; et l’ouvrage courait sans que l’homme en eût traces, hormis ces quelques « han ! » échappés des moustaches, cette furtive éponge de la manche sur l’écorce du front. Et notre admiration se partageait entre l’homme dans ses œuvres et l’ouvrage qui naissait de l’homme.
Devant tel ordre praticien, nous nous sentions les naïfs de ces lieux. Y faire acte de main se méritait – ô rémunération du sage ! – par cette obéissance aux vieilles règles de la poigne et de l’index, par cette soumission aux exigences des lames et des fers, par cette allégeance aux espèces dont chacune avait force de bois.
Convives du regard, nous y étions promus parfois à des fonctions de haute grâce : nous tournions la meulière en complainte mouillée jusqu’au fil du biseau, nous activions le feu où blanchissait la couronne d’une roue, nous démêlions des toisons de copeaux, pour déjouer la ruse de quelque goupille… Et notre ardeur justifiait cette présence, dans le crépuscule du maître.

Extrait du recueil L’épreuve de l’épure, éd. Rétro-Viseur, 1992.


Vois ces ouvrages élevés

Vois….
depuis la nuit des hommes
on le cherche en tous lieux
dans la terre et le feu
dans la mer et le ciel
dans la pierre des temples anciens
dans les fissures du Mur des Lamentations
sous les pieds nus des mosquées
et sur les vitraux des églises
où il peut toujours s’inviter
          dans un grain de lumière.

Et certains même – le sais-tu ?-
          prétendent l’avoir rencontré.

Et toi ?
Crois-tu en être quitte avec ton inquiétude
par une pirouette, un haussement d’épaules
une paupière close ?

Chaque silex à ta semelle
rallume un feu de quête
et te rappelle à la question.

Vois ces ouvrages élevés
pour exprimer notre désir et notre manque.

Quoi d’autre là
que la négation du néant
l’affirmation du grain de sable qui veut être
au-delà de cette dune
          qui apparaît et disparaît ?
Et toi, lorsque tu poses
-te dépouillant un peu de ton ego-
le moindre geste en gratuité
qu’est-ce donc qui t’appelle
qui t’inspire, t’insuffle
et te fait être souffle
pour mieux élever l’homme ?

Inédit Extrait du recueil La peine de vivre

Marie Desmaretz

Trouble

Parfois
– dans la brûlance de l’été –
après l’effort d’un matin de mirabelles
ou de bûches à scier          à empiler
il reposait paisible
sous l’haleine légère du catalpa

Moi je ne voyais
que le papillon de sang
qui palpitait à son cou …
et cela troublait mes sens.

Inédit Extrait du manuscrit Des jours simples


Et Mozart et Schubert
nous ouvrent des clairières
et Chagall et Cadou
nous livrent des colombes
nous soufflent des vitraux.

De grands théiers-fontaines
allument nos jardins
La laine des gibiers
se sauve à travers bois
Nous courons le grémil
ses perles d’allégresse.

Nous courons
nous dansons
nous volons.

Nous nous arrêterons
à l’orgasme du jour.

Extrait du recueil Du soleil sur les marches Éditions Éditinter
Prix du Val de Seine 2004

Daniel Abel

Désert

À fleurir d’une lèvre un port quelque part flèche heureuse du voyage une berge un rivage la source sur laquelle tu te penches pour te désaltérer désert y implanter un verger d’incorruptible sève désert tous les visages même visage un seul promesse de fontaine ayant si longtemps cheminé ai-je démérité d’Ariane ?

En le désert par les dunes de silence de seuil à seuil ne déboucher que sur la lumière aérer la pénombre une paupière un visage un sourire un regard en le désert de colline à colline Sisyphe véhiculant obstinément son grain de sable en le désert assoiffé d’étreintes de corps à corps avec le plaisir avide d’une langue de rosée d’une bouche de fraîcheur d’un verbe vivifiant en le désert est-ce mirage de noria le parfum du désert est de sel le silence est blanc en le désert le chemin se succède à lui-même on n’en finit de marcher sans parvenir à amenuiser la distance aucune main ne se tend généreuse si une adolescence ne fait fleurir une ombre éclore un murmure une tige avec un peu de… vert.

Où commence finit le chemin le paysage succède au paysage grain à grain mot à mot le silence fait écho au silence des troupeaux ont migré des caravanes sont devenues sable. Tous les chemins qui mènent au désert doivent préserver au cœur du voyageur un espoir de traversée heureuse un souhait d’arriver entier à un port une rive une halte d’eau vive et de verdure frémissante palmes haleines nervures tous les chemins dans le désert se ressemblent si n’apparaît tout à coup une fleur, tige et corolle, corolle et visage, visage et souffle de vie…

En le désert les chemins se perdent si l’esprit du vent se déchaîne si au soleil ne s’appose au cours de l’errance un brin de verdure une clarté joueuse si un puits ne se présente à l’assoiffé dans le désert le silence a épaisseur de muraille densité de matière enlisée en le désert tous les sentiers divergent ne mènent nulle part il faut qu’une oasis apparaisse qui ne soit mirage dérobade au terme dans le désert à fleur de peau tu tentes d’avancer nu et fragile humain et solitaire en le désert tu te perds parole de sable épaule de dune en le désert l’empreinte des pas tôt effacée la nuit froide et coupante les étoiles lointaines si tu n’as près de toi une chair tiède une fontaine de fraîcheur tu deviens… désert.

Daniel ABEL

Pantanal     sud-ouest du Brésil

Ailes battantes sur les corolles des orchidées sauvages, des népenthès
toutes livrées éclatantes les papillons en nuée chatoyante, rétractable, infiniment extensible…
Ailes encore, tantales, spatules, grandes aigrettes, ibis…
Sur terre iguanes et râles de Cayenne, ordalies du Chaco s’éparpillant en caquetant
coatis s’élançant vers la forêt
milans à bec mince buses des savanes figés dans la pose du veilleur l’oeil fixé sur les étangs sur les berges desquels des jabirus en quête d’anguilles enjambent les caïmans faussement somnolents…

Le plus riche sanctuaire d’oiseaux des marais d’ Amérique
s’entrecroisent les flux migratoires
tantales des pampas argentines, tyrans des pentes occidentales des Andes, balbuzards, goglus
chevaliers à pattes jaunes des marécages d’ Amérique du Sud
palpitent les ailes d’insoumission à tout esclavage, enivrées d’azur, de grand large et follement follement…
libres

Peuples des aires de liberté
cardinaux, tyrans, kiskidis, fourniers, hirondelles des rivages
obstinément un pic vert martèle temps de hantise
des perruches souris tressent leur nid en forme de nacelle
un oiseau vacher scintille tel un émeraude…

Hommage

Hommage paisible et hommage résistant, entre admiration et indignation

Le dossier d’une revue est l’espace délimité et partagé où se côtoient divers écrits de nature et formes différentes offrant une identité au numéro en cours d’écriture. La GRAPPE a lancé un appel à textes vers plusieurs auteurs dans le souvenir poignant de l’assassinat d’une partie de la rédaction de Charlie Hebdo le 7 janvier dernier. La notion d’hommage s’est imposée face à une actualité violente et inquiétante pour la liberté d’expression.
Pour amorcer leur écriture, quelques propositions d’adjectifs pour toutes sortes d’hommages : sérieux mais aussi insolites, farfelus, amusants, intimes, étranges, animaliers, sonores, picturaux, écolos, énigmatiques,… Quelques mots-clés pour affiner le sujet : lieux, époques, évènements, personnages connus ou inconnus, réels ou imaginaires… Suivait un abécédaire (im)possible pour : piocher, picorer, pianoter, papillonner…

Les auteurs du dossier Hommage

Léa Jourdain
a 20 ans, poursuit une carrière artistique pour être comédienne, elle cherche, explore un art, en découvre un autre… évoque un hommage amoureux.

Brigitte Daillant
anime les ateliers d’écriture, ayant participé au 89 et autres numéros, son texte-souvenir d’enfance se lie au terme phare du dossier.

Richard Taillefer
poète, partage avec nous l’émotion de ses amitiés poétiques. Publications de textes en recueils et revues dont La Grappe.

Sophie Miquel
ayant déjà participé aux numéros 87 et 89, passionnée par les écrits sur les recherches botaniques, témoigne ici du surprenant destin d’une femme botaniste.

Daniel Abel
Poète, plasticien, (dessins, collages, sculptures) confie certains de ses textes à La Grappe. Son poème rend hommage aux paysages de Bretagne.

Jean-Christophe Pagès écrivain, auteur dramatique, auteur d’une fresque haute en couleurs sur les personnages qui font et ont fait l’histoire de Melun.

Colette Millet
collaboratrice de la Revue depuis une quinzaine d’années, questionne l’hommage fait aux victimes de l’attentat du début janvier à Paris.

Jean-Jacques Guéant
collaborateur de la Revue depuis 1980 rend hommage à l’action bénévole des épiceries solidaires.

Sophie MIQUEL

Ayant déjà participé aux numéros 87 et 89, passionnée par les écrits sur les recherches botaniques, témoigne ici du surprenant destin d’une femme botaniste.

Jeanne Barret@voyageuses du monde.com

  

Jeanne Barret, compagne de Philibert de Commerson botaniste reconnu, a  été la première femme à boucler un tour du monde.  Ce texte, pour rendre hommage aux premières femmes voyageuses qui ont bravé les interdits, nous ouvrant ainsi les chemins qu’il nous est donné de suivre.

Jeanne Barret, compagne de Philibert de Commerson botaniste reconnu, a  été la première femme à boucler un tour du monde.
Ce texte, pour rendre hommage aux premières femmes voyageuses qui ont bravé les interdits, nous ouvrant ainsi les chemins qu’il nous est donné de suivre.

Périgueux, le 6 avril 2015,

Ma chère jeanne,

Je suis allée à Saint Aulaye aujourd’hui, sur les rives de la Dordogne, ta dernière demeure. Il y avait un beau soleil de printemps, et un magnifique début de floraisons printanières. J’ai cherché ta maison aux Graves, mais je ne l’ai pas trouvée ; par contre, j’ai aperçu un tracé de grand jardin carré à la française un peu oublié qui aurait pu être le tien. J’ai envie d’imaginer comment se sont passées toutes ces années à vivre ici après avoir fait le tour du monde, toi, la première femme à avoir réalisé cet exploit ! Sais-tu que tu es célèbre au XXIème siècle ? Et encore, pas autant que tu le mérites : On a donné ton nom à une école maternelle, quelques rues, une salle de réunion, une chanson, des romans, des bandes dessinées et plusieurs sites internet …

Mais qu’est ce qui t’a décidée à embarquer dans l’expédition de Bougainville en 1767, déguisée en homme, matelot pour ce dangereux périple avec risques de naufrage, pirate, tempête, révolte, scorbut, malaria et autre maladies avec ce vieux barbon de Commerson qui ne parle jamais que pour maugréer ? Monsieur de La Pérouse n’est jamais revenu de son voyage, et Monsieur Aubert du Petit Thouars a dépensé sa fortune pour le retrouver, en vain !

Oh, tu as fait du bel ouvrage, les échantillons de plantes que tu as collectés avec ton botaniste au Brésil, à Tahiti, à l’ile Maurice, à Madagascar sont bien choisis, étiquetés, conservés dans les herbiers de Montpellier, Lyon, Paris entre autres. Commerson t’a appris à lire et écrire, il savait que cela lui serait utile pour recopier les étiquettes des échantillons ; il a même osé te surnommer « bête de somme » est-il raconté dans les récits de ton voyage. Car ce voyage est célèbre, Bougainville a rédigé ce périple, Diderot le philosophe y a ajouté sa prose, et toi tu as emballé dans des caisses les milliers d’échantillons de ton maitre décédé pour les expédier à Paris, au Jardin des plantes où Jussieu les a récupérés. Il y avait dans le lot le Ravenala, le fameux « Arbre du Voyageur ».

Comment as-tu supporté ce vieux radin de naturaliste ainsi ? À son décès, il ne te laisse quasiment rien, seule, au bout du monde, sans ressource à l’ile Maurice ? Heureusement que tu as croisé le chemin de ce Périgourdin Antoine Dubernat, soldat de la garde Franc-Comtoise, que vous vous êtes mariés, et que tu es donc venue t’installer auprès de sa famille en Périgord, car la tienne ne t’a guère aidée. Placée si jeune comme bonne à tout faire chez ce médecin veuf avec un enfant, tu as été peu gâtée.

Tu es donc la première femme, clandestine, à avoir bouclé un tour du monde, les femmes n’ayant pas le droit d’embarquer sur un navire. Pourtant, Louis XVI ne t’a pas condamnée, a reconnu ta force de caractère, et t’a fait verser une petite pension. Comment s’est passé ton retour ? En attendant de tes nouvelles je t’embrasse affectueusement.

Sophie

Ma chère amie,

Le XXIème siècle est-il encore aussi peu aimable pour les femmes ? Vous avez droit de vote, mais les chefs sont encore majoritairement des hommes m’a-t-on raconté. Je complète ton message, la pension, je ne l’ai pas perçue tout de suite car les caisses du royaume étaient vides. Après le grand bouleversement révolutionnaire, elle m’a enfin été versée, mais peu de chose.

Pourquoi j’ai embarqué à Rochefort ? Il m’a été assez simple de décider de partir avec l’expédition, car qu’est-ce que j’aurais fait seule à Paris ? Ce vieux radin de Commerson n’était pas méchant, et il lui suffisait d’avoir à se nourrir, se vêtir, trier ses collections et lire son courrier avec son Monsieur Linné : ce voyage sur un grand voilier, cela était très attirant. Le périple se déroulait bien mais voilà qu’aux iles, c’était mes lunes, et les Tahitiens se sont jetés sur moi ! Plus de travestissement possible, le capitaine Bougainville nous a débarqués à l’ile de France, que vous appelez ile Maurice maintenant. Les belles maisons, une végétation fabuleuse, des odeurs inima-ginables, ce n’est pas à Toulon sur Arroux à la ferme qu’on voit ça ! Les fleurs tropicales, le jardin des pamplemousses en construction, les botanistes Sonnerat et Monsieur Poivre …
Quand Philibert est tombé malade en 1773, je l’ai soigné, puis je me suis retrouvée seule et sans ressource : j’ai ouvert un bar. Mais voilà qu’on m’a fait un procès car je servais à l’heure de la messe ; il faut savoir que là-bas, il y avait des gens de toutes les religions et qu’il me fallait gagner ma vie. Le mariage avec Antoine Dubernat, un brave soldat, m’a permis de revenir en France. Là j’avais bien assez de souvenirs pour vivre tranquillement de 1774 à 1807 sur les rives de la Dordogne.

Tu me dis que les femmes voyagent maintenant, c’est une grande nouvelle pour moi. Qu’est devenue cette Olympe de Gouges qui a écrit la « déclaration des droits des femmes » ? Y a-t-il encore des savants découvreurs et y a-t-il des savantes ? Tu me dis que les filles vont à l’école, c’est bien ça ! Je leur souhaite de faire encore de grandes découvertes !

Bien à toi, amicalement,

Jeanne Barret

Richard TAILLEFER

poète, partage avec nous l’émotion de ses amitiés poétiques. Publications de textes en recueils et revues dont La Grappe.

À Julie, Fabian, Réginald, Jean, André,
Yves, Jacques, Pierre, Claude…

Avant que ne gronde de nouveau l’orage dans ma tête

Mes amis, mes camarades de PoéVie et de tous ces combats que nous n’avons jamais gagnés. Mes sublimes déserteurs. Vous, que j’ai tant aimé, vous êtes encore là, omniprésents, vagabondant entre les pages de ce carnet qui m’accompagne tard dans la nuit. C’est comme dans une maison où la table d’hôtes brouillonne encore de vos paroles, de vos rires, de vos colères, de nos illusions. C’est vrai que vous n’êtes pas des morts discrets et fréquentables. Toujours à douter de tout. De véritables acrobates qui sautent à pieds joints sur toutes les banalités de cette époque de perroquets, de moutons de Panurge. De temps à autre, vous sifflez l’armistice pour une bonne bouteille de Côtes du Rhône Valréas. Je la boirai jusqu’à la lie, d’un seul trait, pour me rapprocher de vous. Je me souviens de cette jeune fille, déjà vieille, affalée sur le canapé. Il y a bien longtemps qu’elle a tiré sa révérence. On s’attendrait à la voir surgir entre deux sommeils, avec ses dents de gourgandine ! gantée de noir, en délicieuse chasseresse à la chevelure interminable. Mes vénérables soiffards de première communion, il m’arrive, de vous imaginer, debout sur une estrade, en illusionnistes inattendus et maladroits, tirant une longue langue de belle-mère apprivoisée. Aux premiers prétextes, vous renversiez les verres, marmonnant, les uns plus haut que les autres, vos fausses querelles phénoménales, tel des anges gardiens de la fontaine des Saints-Innocents. Vous êtes ces petites choses envahissantes qui me raccrochent au mur délabré des vivants. Cette nuit, je ne dormirai point. Je resterai en état de veille, la porte grande ouverte, au cas où l’envie vous prendrait de passer par là.

Avant que ne gronde de nouveau l’orage dans ma tête

(*)Fabian Cerredo, Réginald Pavamani, Jean Dauby, André Laude, Yves Martin, Jacques Gasc, Pierre Courtaud. Julie Taillefer, ma fille. Claude Taillefer, mon frère.

« Une vie défaite »

Confidences posthumes avec l’écrivain Jorge Semprun.
Un matin de janvier au cimetière de Garentreville
en Seine-et-Marne où il repose.

D’une classe vaincue je suis le fils. J’ai connu le goutte à goutte de l’amertume profonde. Je suis revenu de nulle part, là où beaucoup d’autres ne reviendront jamais. J’ai fait un grand voyage avec pour seul bagage l’écriture ou la vie. Se taire est impossible, pour celui qui a connu l’exil – Jamais d’oubli ! Entre deux mémoires, je préfère l’autre. Parfois le temps du silence, ce je t’aime je t’aime. Et si c’était ça la vie ? Avant l’aveu, avant la peine et les plaines barbares. Cette mort qu’il faut, qui viendra un jour forcément, comme une tombe aux creux des nuages. Je sais, qu’en mai, renaîtra la fleur nouvelle. Par un beau dimanche, une femme à sa fenêtre, annoncera le printemps. Heureusement qu’il y a encore des hommes et des femmes pour raconter l’inimaginable. Mais sachez que je n’aurai pas aimé être le dernier survivant.

Je vous passe le témoin.

Ses amis ont exprimé le souhait de se réunir pour célébrer sa mémoire, en créant une association qui n’aura pas pour seul objectif de perpétuer le souvenir de Jorge Semprun, mais aussi être un lieu vivant de rencontre, de discussion, de débats, de conférences et colloques, de recherche sur l’homme Jorge Semprun et sur ses engagements, ses combats. 
Première collectivité territoriale à avoir adhéré à l'Association des Amis de Jorge Semprun (AAJS), la Ville de Vaux-le-Pénil, lui rendît hommage du 15 au 21 mai 2013 à la Ferme des Jeux. Cette manifestation organisée en collaboration avec l'AAJS et le Think Thank Altaïr fut notamment l'occasion de voir ou revoir plusieurs films (Z, L'Aveu, Stavisky...) dont Jorge Semprun a été le scénariste et d'assister à la signature de la convention qui fera de la bibliothèque de Vaux-le-Pénil la dépositaire du fonds Jorge Semprun. 

Association des Amis de Jorge Semprun 
7 Avenue Patton • Bâtiment C •  77000 Melun • France

Daniel ABEL

Poète, plasticien, (dessins, collages, sculptures) confie certains de ses textes à La Grappe. Son poème rend hommage aux paysages de Bretagne.

Ferveurs

Sans cesse je reviens au grand souffle océan je participe de ses marées ses audaces conquérantes sa somptuosité de perle liquide illuminée ravie tant que je vivrai je marcherai vers l’au-delà de l’île vers l’aurore le levain des haleines tant que je vivrai je briserai des lances contre les spoliateurs les massacreurs de magies.
Terre, Arcoat, je participe de ta densité de matière taraudée de tes avancées hardies de ta résistance à l’usure je démarre de toute falaise je survole la grandeur de la page sous mes yeux déployée avec le goéland cendré le sterne le phaéton argenté le macareux moine le pétrel le fou de Bassan le cormoran au ras du visible les ailes de mon imaginaire dans le grand écart j’échappe à toute cage toute volière toute geôle toute prison tout mouroir je me précipite au-devant du limpide du désir du plaisir au rivage je sème mon âge rajeunis à la vitesse de l’éclair.
Haleine et voix non pas museler muscler enrichir avec l’oiseau conquérant d’espace maître de sa gouverne nervure et éclair ardeur et frémissement je suis avec l’algue en le gosier de la marée montante avec le banc frémissant des éperlans à l’abrupt du rigide pailletant la transparence agitée je suis iode de grand large varech et goémon je viens avec le flux reprendre ce domaine de l’estran qui ne sera jamais abandonné aux vautours j’accompagne les remous les dentelles les fourrures les arcs en ciel je parle mille langues d’ophiures de radiolaires de murènes de méduses sans cesse j’élargis ma respiration fléchant ma voix vers la beauté vers l’opale d’un visage je parle voix d’aurore boréale à la banquise de connivence avec les morses les phoques les otaries mes mots icebergs dérivent montagnes ambulantes je prends en charge les rives les rivages j’appartiens au peuple des racines des résines des sèves des semences en chaque silence j’éclos une rumeur de bacchanale en chaque nuit une couleur chaude en chaque désert un oasis en chaque rêve une clairière.
Ce pays en ma mémoire sources ruisseaux rivières libellent les prairies ce pays des étangs embrumés des baies sableuses et accueillantes des criques à surprises des plages sans remords je reviens sans cesse à cette lande cette bruyère ces orées marquées de signes clairs invite à pénétrer les pénombres à m’arracher aux ronces à apprivoiser tout murmure.
Ce pays du bout de la terre où s’arrête le connu où l’inconnu s’offre dans la démesure de ce pays je me suis enivré des soleils roux des buissons à épines des roses sauvages de l’aubépine explosive ce pays en écu à mon flanc par moi porté contre les coups de massue du temps ce pays d’éclairs fauves de pelages haletants de fourrures d’incandescence de fièvres goulues ce pays de ferveur.
Terre de légende jamais je ne renierai mes origines j’appartiens à tes marais tes forêts drues où les chevaliers quêtèrent toute une vie sans trouver réponse à leur inquiétude ce pays de terre rude battue des vents et de la mer avec les villages nichés dans les anses rocheuses aux toitures d’ardoises bleues les fontaines sacrées hors du temps les calvaires moussus les clochers de granit dentelés aux processions aux fest-noz le biniou la cornemuse les petits pas de danse les jeux celtes si près des chênes massifs où les druides cueillent le gui à chaque pas avec les menhirs les dolmens les cromlechs les chapelles ouatées de pénombre ici ils célèbrent l’esprit de l’arbre et la veille du grand harfang aux nuits noires ils participent de l’esprit de la terre bretonne de son besoin d’élancer de fructifier multiplier rayonner quand l’alouette est braise vive au-dessus du champ au rivage la mouette rieuse joue avec les vagues comme avec un enfant les osselets je chemine mes empreintes s’inscrivent entre chien et loup sans peser sur le sable j’inaugure un itinéraire occulte avec la vague avec la mer la petite crevette grise l’avocette aux roseaux je veux aller à l’aigu de mon être ne jamais démissionner de mon dessein d’éclaireur.

Brigitte DAILLANT

anime les ateliers d’écriture, ayant participé au 89 et autres numéros, son texte-souvenir d’enfance se lie au terme phare du dossier.

Russie

Bons baisers de Russie

« Mes hommages, Madââme » puis il lui baisa la main.
Du haut de mes huit ans, je le vis, élégant, élancé, se courber lentement vers ma grand-mère puis, la courbette en arrêt, amener la main gantée de mon aïeule vers ses lèvres.
Je notai qu’il l’effleura.
Très vite, il se redressa et la conversation commença, brève, discrète, délicate, respectueuse.
Enfin ma grand-mère me fit signe, un échange muet tel un ballet s’exécuta sous la forme d’une conversation de hochés de têtes gracieux et distingués auquel je participai joyeuse, étonnée.
Il tourna les talons et notre marche reprit.
La seconde suivante, j’inondais ma grand-mère de questions :
« Pourquoi? Comment ? Qui ? Et dans la rue !!! »
« Ce Môôsieur est un Russe Blanc ma chérie, ce baisemain montre sa parfaite éducation ! »
Un russe blanc ? Une question en amène une autre… Qu’évoque cette couleur pour une fillette ? Pureté ? Maladie ?
Grand-mère semblait repue d’aise et je la vis imperceptiblement se redresser. Etrangement son dos semblait ne plus la faire souffrir.
Je n’en compris pas plus, on me parla de Révolution, de Tsar, de bolchévisme, de sang, d’injustice et je gardai en mémoire jusqu’à aujourd’hui les hommages rendus à la dignité de mon aïeule, célébrant du même geste l’histoire d’un pan de la Russie du début du XXème siècle et la presque majesté de la mère de ma mère.

Léa JOURDAIN

a 20 ans, poursuit une carrière artistique pour être comédienne, elle cherche, explore un art, en découvre un autre… évoque un hommage amoureux.

Toi,

Mon frère, ma sœur,

Ton identité ne m’intéresse pas. Tu es si beau tel que tu es, là, maintenant, sans nom, sans prénom, sans sexe, sans âge, sans métier, sans date de naissance, sans toutes ces conneries que l’on entasse pour rechercher qui nous sommes, sans ces fantasmes qui finissent par nous ensevelir. Cache moi encore un peu la pancarte sociale que l’on se pend tous au cou. Je ne veux plus la voir.

J’aime mon malaise pendant ce court moment où tu prends tout mon univers. Yeux dans les yeux, nous nous toisons comme deux animaux perdus se flairent avec intérêt.

Rien n’est plus important que l’autre. Ta chaleur, ton odeur, ta respiration, ta paupière qui palpite, ta main qui tremble. Tout ton être parle à mon corps sensible.

Je réagis à toi. Tu réagis à moi.

Nous existons, ensemble.

Nous nous sommes éloignés. Sur des kilomètres et des journées passées, tu existes en ma chair. Tu murmures en mon jeu, en mes mots écrits, en mes lignes colorées.

Nous existons, ensemble.

Nous existons, ensemble.

Colette MILLET
hommage Contre hommage

collaboratrice de la Revue depuis une quinzaine d’années, questionne l’hommage fait aux victimes de l’attentat du début janvier à Paris.

Quelques mois après les évènements dramatiques de janvier survenus au siège de Charlie Hebdo, quel regard porter sur l’hommage populaire rendu aux victimes dans un environnement médiatique en état de choc ?

Hommage contre illusion de la communication

Au lendemain de ces terribles journées, un slogan anonyme surgît de nos ordinateurs pour nous dire qui nous étions devenus. Dans les moments difficiles que traverse notre société individualiste, une certaine communication consumériste veut nous faire croire qu’une phrase aux allures publicitaires diffusée d’un clic, mobilise une foule qu’il aurait été impossible à rassembler sous une seule bannière.

L’époque est au gros temps barbare une guerre nouvelle s’invite dans les médias mettant le feu aux poudres des cultures l’hommage d’une foule en deuil n’est pas éloge


Force du silence contre mort violente

La foule émeut quand elle déploie en rempart sa force silencieuse. Dans l’attente de sa marche, la foule patiente mesurait ses mots cueillis par des télévisions vidées de toute autre info et cherchant le spectaculaire témoignage dans l’ampleur des manifestations. Indignée de l’horreur de ces meurtres, la foule offrait son respect et sa compassion aux journalistes tués dans les bureaux de leur journal, comme aux victimes du deuxième attentat du Cours de Vincennes. Sidération face au déchaînement de violence pour supprimer des dessinateurs de presse satirique comme Cabu et Wolinski : tuer leur insolence confisquait un pouvoir-rire-de-tout qui s’affranchit des normes.

L’onde de choc s’appose au ralenti sur fond du bruit d’armes automatiques, dans l’emphase des jours et des nuits suivants, le discours ininterrompu des grands médias serine les noms des victimes connues et biographe ces vieux farceurs, ces natures à l’enfance encore proche, irréductibles fantômes de la liberté de mal penser


Un crayon contre une kalachnikov

L’humour prenant des formes différentes selon les cultures, personne n’ignore qu’un dessin critiquant les croyances ne peut être apprécié par tous. Un dessin humoristique met en cause une idée complexe en un raccourci cherchant la complicité du lecteur par le rire. Mais un article et un dessin qui circulent dans le monde via le net ne rivalisent pas de violence avec une arme faite pour tuer une cible vivante : ceux qui nient cette réalité précipitent le monde, eux-mêmes compris, dans l’ombre d’une humanité sans visage, désespérée.

Quand des bras armés gesticulent une sanction meurtrière contre un vouloir jacasser haut et fort c’est un tragique horrible qui braille l’inconcevable cacophonie du meurtre


Les médias tout contre le peuple et le politique

La foule pacifique montre une sagesse faisant défaut à une presse qui ne cesse d’agiter les peurs dans la promotion des politiques de l’extrême. Devenue victime de la mise en acte de cette stratégie de la terreur, elle s’est vue contrainte d’observer une trêve éphémère avec un pouvoir de gauche capable de réunir les principaux dirigeants politiques internationaux pour défiler à ses côtés.

Tard le soir les lumières de la ville questionnent encore les mains tendues
Et les mots aux aguets dans le pouvoir secret d’une pensée off
L’écriture cherche la paix jusqu’à l’os


Au-delà de l’hommage, une prise de conscience de la vulnérabilité de toutes les cultures

Suffit-il pour défendre une culture d’enseigner la tolérance, de partager le savoir autour de soi, de respecter la nature, d’aller au concert, de fréquenter le ciné-club ou le café philo, d’acheter ses livres en librairie, d’apprendre les langues étrangères, de voyager, de dessiner, d’animer une revue littéraire, de défiler dans la rue ? Dans les semaines qui suivirent, ce choc sur l’opinion provoqua une vague d’abonnements de soutien au journal dévasté. Les regards et les conversations échangés entre inconnus dans la rue en disaient long sur l’impact de l’évènement sur une société qui ne vivait pas jusque-là sa culture en danger. De nombreux articles de presse examinant la situation ouvrirent des débats de fond. En brutalisant la liberté d’expression, celle qui ne nous coûte rien puisque conquise de haute lutte par nos ancêtres, celle qu’on partage donc volontiers à condition d’en respecter nos règles puisqu’elle nous appartient, on nous a rappelé qu’il nous faut la défendre malgré le chômage, la crise, les difficultés économiques.

Guettant l’envol de la colombe de tous les ici-hauts et les ici-bas-côtés on pioche l’amour de la vie et de la liberté avec l’une de ses plumes en lieu et place d’un poème qui rabâche pour mieux la caresser l’idée même de Paix Universelle


Evoquons les attentats commis ailleurs depuis, les touristes tombés devant le Musée de Tunis en mars, les étudiants massacrés au Kenya en avril, la démolition en direct d’une partie du patrimoine de l’humanité en février.

Jean-Jacques GUEANT

collaborateur de la Revue depuis 1980 rend hommage à l’action bénévole des épiceries solidaires.

Épicerie sociale

Ouverte aux vents
aux saisons
au bout du quartier
l’accostable
épicerie sociale
tient bon

Pas de portail
pas Lampedusa
pas Ceuta
ou Melilla
tous ici des effacés
simples déradés

Sahel Maghreb
Zones Urbaines
pèle mêle
tous ici
vont
et viennent

Entre rayons épicés
pâtes ensachées
riz basmati
ou patates
douces
si douces

Enfants toucouleurs
aux yeux rieurs
impatients
de vivre
de picorer
au bord des allées

Et nous bénévoles
sans caddies
bénévoulant
vivre avec vous
la ronde sans faim
de la vie

Ensemble ce soir
nous gagnerons
qui sait
la voie lactée
pour nous sauver
pour abouter la Guilde des Egarés

Jean-Christophe PAGES

Jean-Christophe Pagès écrivain, auteur dramatique, auteur d’une fresque haute en couleurs sur les personnages qui font et ont fait l’histoire de Melun.

“ à Melun ” est le récit intermittent de l’auteur né contre toute attente dans une ville qui voudrait bien être touristique : son Brie, sa Prison, sa Préfecture. La ville royale rêve, hésite entre Seine et scène. Mais selon l’audacieuse préfacière du recueil, Nathalie Quintane, l’auteur décentralise défrise sans remords la langue de poésie pour passer en « trombe-revue » des personnages morts ou vivants ayant un lien coupable avec Melun. On reconnaîtra ainsi Thuram/Makélélé, Bertrand Duguesclin, Anna Gavalda ou Robert Le Pieux… À savourer.

"A Melun" par Jean-Christophe PAGES
Cliquez sur la couverture ci-dessus pour ouvrir le récit de 80 pages – le document est au format PDF.

Les brefs extraits qui suivent sont destinés à vous mettre en appétit pour découvrir tous les autres personnages du récit :


Burnout
pour robert

de son vivant hugues désigne le fils comme unique successeur

à melun robert capet construit une tour et meurt

18 ans
robert épouse rosala mais la répudie l’année suivante
– elle a trente-quatre ans de plus
– incapable de lui donner un enfant
– elle est choisie par hugues

alors robert tombe profondément
amoureux de sa cousine berthe
demande une dérogation au pape :
pourparlers, tractations, refus

impatient robert se marie quand même
oblige archambaud (l’archevêque de tours) à célébrer l’union sans annuler ses premières noces

hugues s’oppose mais décède
pape grégoire colère noire convoque un synode & robert excommunié :

canon 1 : robert quittera berthe sa parente pénitence de sept ans s’il refuse anathème
canon 2 : archambaud mariage incestueux suspendu de la communion + visite à rome pour s’expliquer

après
le roi & la reine s’enferment dans leur palais
robert ne veut pas céder
rien n’arrêtera son amour sauf la douleur
berthe dépérit à vue d’oeil
elle est triste
robert craint trop la damnation éternelle

d’ailleurs berthe est stérile
la mort dans l’âme quitte sa promise
accède à l’injonction papale
troisième mariage avec constance

mais
rosala devenue religieuse meurt
berthe reste sa maîtresse jusqu’à la fin

constance
hautaine avare cruelle vaniteuse et dominatrice
complote contre son mari
méprise ses bonnes oeuvres (les pauvres coupent les
franges d’or du manteau royal)
raille sa piété
progéniture : 4 fils 1 adèle
o constantia martyrum

melun
pourquoi paris pour capitale nul ne sait puisque les rois résident aussi bien dans leurs châteaux construits sur une île au milieu de la seine à melun ou paris


Tutu & claude

le premier l’aîné de l’autre
arrive en métropole à 9 ans
milieu de terrain offensif
fontainebleau puis melun

claude signifie bruit en lingala
débarque à 5 ans du congo
son père footballeur exilé
joue en belgique

le guadeloupéen fréquente une animatrice
s’engage politiquement
« avant de parler d’insécurité il faut parler justice sociale »
mais la présentatrice a déjà une petite fille

le congolais soutient amnesty
sponsorise le dictionnaire en lingala
propriétaire du restaurant royce
fraie avec le top model réunionnais

1987 tutu croise claude à melun

joueur le plus capé
deux buts mythiques
2008 arrête sa carrière
malformation cardiaque héréditaire

claude possède un garçonnet
pratique encore le football pour le club parisien
où il a failli retrouver le recordman
l’année dernière

le natif d’anse-bertrand (c’est tutu) voulait devenir prêtre
mais il a dû revoir son projet pour épouser sandra
lui donner deux enfants
avant de divorcer

le FC melun n’a jamais oublié claude
14 ans quand il atterrit chez les juniors
superbe reprise de volée des 25 mètres
dans la lucarne

anse-bertrand située à l’extrême nord de la grande-terre
le village refuge des indiens caraïbes
un planteur accuse une esclave d’avoir empoisonné sa maîtresse

claude le messie
360 000 euros pour son club formateur
au mée joue patrick son frère
un jour leur père a dribblé pelé

à 17 ans opération du genou c’est fini
mais tutu rebondit
au début le surnom l’ennuyait
à cause de thuthule pieds carrés


Je ne suis pas anna

je ne suis pas né en 1970
c’est ma soeur
comme elles ont le même âge elle est fan

je figure dans le répertoire de la vie littéraire en seine-et-marne
pas anna

je ne suis pas né à boulogne-billancourt
mais à melun

je suis l’aîné d’anna qui me doit le respect de quatre ans
quand ma soeur est née j’ai dit c’est ça ma soeur

je n’ai rien contre les jeunes filles
seulement les cadettes

anna passe son enfance à la campagne en normandie
je grandis à melun

sa famille est folklorique car son père est dans
l’informatique et sa mère dessine des foulards
elle a deux frères et roseline

j’ai deux cadettes
père modéliste mère sourde

anna lit des BD écoute bobby lapointe
on s’intéresse à la genèse de son oeuvre

je ne suis pas un descendant de dorothy parker
anna est envoyée dans une institution pour jeunes filles
je vais à l’école communale

j’obtiens le bac au rattrapage
elle échoue à sciences-po
moi aussi
mais elle en profite pour écrire sa première nouvelle

anna ne perd pas son temps
à la même époque je suis au service militaire

rares poèmes pendant mes perms
je ne fais pas hypokhâgne ni maîtrise de lettres
je suis sur la liste complémentaire du concours de l’école normale
(après droit et BTS action commerciale, je peux moi aussi avoir une trajectoire originale)
elle collectionne ensuite les petits boulots
fleuriste ouvreuse de cinéma vendeuse de vêtements préceptrice pour enfants
veut devenir journaliste

je fais TUC dans un bus informatique qui arpente le département
distribue des gratuits vendeur hi-fi
on se passionne moins pour mon début de carrière
puis anna est professeur de lettres dans un collège de melun
je suis instituteur remplaçant

je ne suis pas anna

j’ai quatre ans de plus
je suis masculin
mais nous ne sommes pas au bout de nos surprises

en 1996 elle a son fils louis
le mien a déjà 5 ans
cependant louis est le deuxième prénom de mon fils suivant
on peut imaginer des correspondances secrètes

anna lauréate de la plus belle lettre d’amour sur france inter
puis gagne un concours de nouvelles policières organisé par la bibliothèque de melun
du coup elle achète un ordinateur chez un soldeur de villejuif

je laisse les exégètes remonter le fil de l’acquisition de mon premier PC
j’étais contre l’investissement
ma compagne se chargea de moderniser notre foyer

en 1999 sa fille et c’est déjà le succès du premier recueil
elle tient une rubrique dans un quotidien

je fume grossis
mon père quitte ma mère

anna reçoit des prix
son livre traduit dans 20 langues
je n’échappe pas à la annamania …