Une nouvelle Grappe 90 semestrielle de 90 pages avec Denecourt, les amis de la Revue Rétro-Viseur et bien d’autres…
Amis Lecteurs, vous avez entre les mains une Grappe qui a pris du poids ce printemps ! Et ce n’est pas rien pour notre petite équipe d’augmenter d’un tiers l’habituel format de notre revue. Mais quel plaisir de vous livrer ce numéro partagé en quatre grands espaces ! Pas loin : une forêt de Fontainebleau* littéraire en diable (de Sylvain !) avec le récit par son historien Jean-Claude Polton de l’Hommage à Denecourt en 1855 par une quarantaine d’auteurs connus à l’époque. Leurs textes célébrant autant la forêt que l’homme qui travaillait pour l’ouvrir au public, ont été publiés dans un recueil pour en témoigner au-delà de la réunion d’un jour. L’homme avait besoin du soutien de ses contemporains, de leur légitime reconnaissance pour croire en la réalité de ses actes. Au Nord : un clin d’œil amical à la Revue Rétro-Viseur ayant cessé de paraître en 2009, nous invite à lire ou redécouvrir les textes de neuf de ses auteurs, avec une présentation qu’on aime subjective (c’est son mot !) de cette Revue par Pierre Vaast, son fondateur. A l’Ouest : un voyage lointain parmi les textes du Dossier intitulé hommage, toutes sortes d’hommages. Se souvenir qu’au Moyen-âge l’Hommage était la cérémonie de vœu de soumission d’un vassal à son suzerain explique que le mot garde une marque de grand respect manifesté sous des formes diverses. De quoi intimider plus d’un des auteurs sollicités, d’autant que l’hommage, partage de mémoire, de douleur ou de joie, dévoile un peu, beaucoup, passionnément ceux qui l’écrivent. Tout près d’ici : le terrain de jeux des premiers ateliers d’écriture animés par deux Grappeuses, avec quelques textes produits et de croquis, précédant le meilleur de nos rendez-vous chroniqués et notes indispensables à la vie d’une revue.
Colette Millet
* La Grappe revient à ses amours : voir notre parution de 2005 La Forêt Voix de traverse … encore disponible.
Claude-François Denecourt
Explorateur de la forêt de Fontainebleau
1855 – 2015
Vous avez tous marché dans la forêt de Fontainebleau, temple de la nature, un jour de printemps. Entre les piliers de ses arbres, entre ses blocs de grès échoués sur une mer de sable fossile et des flots de bruyère.
Comme 12 millions de visiteurs annuels vous avez foulé quelques uns des sentiers dits “ Denecourt ” balisés en bleu, pour vous guider ou peut-être vous perdre délicieusement dans cette forêt de symboles…
Savez-vous que vous devez votre incursion dans le règne de la beauté à la passion d’un homme autodidacte ? Qui a tracé à partir de 1840 un labyrinthe de cent cinquante kilomètres de chemins pour l’itinérance, votre enchantement ou pourquoi pas l’éveil intérieur, approcher la pulsation des grandes sources naturelles ?
Vous êtes invités à découvrir avec Jean-Claude Polton pour guide : Le Banquet chez Bonvalet. Invités à participer comme il y a 160 ans déjà, à vous glisser anonymement parmi les célèbres convives qui vont festoyer, applaudir, chanter… et s’enivrer quelque peu pour oublier la chape autoritaire du second empire.
Auriez-vous imaginé une seconde, en ce mois de juin 2015, pouvoir ainsi côtoyer Théophile Gauthier, Henri Murger, Nadar ou Gustave Courbet ? Admirer le geste de ce dernier consacrant solennellement C.F. Denecourt “Sylvain de la forêt de Fontainebleau ” en lui posant une couronne de feuilles de chênes sur le front à l’appui des 42 auteurs de l’Hommage ! Sans oublier la lettre de soutien à lui remise avec 1500 signataires, dont Jules Michelet, excusez du peu … !
Laissons à Denecourt le dernier mot, et quel mot !
Croyez-moi, lecteur, la forêt de Fontainebleau, ce jardin comme Dieu seul sait en planter, est elle-même, à propos de poésie, le plus beau, le plus intéressant de tous les livres…
Oui, venez à Fontainebleau visiter son magnifique palais, ses sites variés, mais surtout ses délicieux points de vue d’où les regards charmés planent alternativement sur mille perspectives dont les beautés ont inspiré tant d’artistes, tant de poètes, amants passionnés de la féconde et merveilleuse nature »
C.F. Denecourt
« Ces longues promenades, ces jours entiers au grand air sont toujours de mon goût, et cette profonde solitude, ce solennel silence à quelques heures de Paris sont inappréciables »
George Sand
Jean-Claude POLTON, professeur agrégé d’histoire-géographie à Fontainebleau pendant plus de trente ans, doctorat en histoire (1985) pour une thèse publiée au CTHS : Tourisme et nature au XIXe siècle, guides et itinéraires de la forêt de Fontainebleau, vers 1820 vers 1880. Conférencier en ville et en forêt, il a publié plusieurs ouvrages et des articles en rapport avec l’histoire culturelle et touristique de Fontainebleau. Il est secrétaire général de l’Association des Amis de la forêt de Fontainebleau.
1855, L’Hommage à C-F Denecourt, mélange de textes composé en l’honneur du créateur des sentiers pittoresques de la forêt de Fontainebleau, a été remis, lors d’une fête donnée en l’honneur de Claude-François Denecourt (1788-1875) qui a réalisé la plus grande partie de son œuvre, alors qu’il vient d’avoir soixante-sept ans. Après seize ans d’activités, il a édité plus de cinquante guides touristiques, des cartes et des gravures, tout en traçant 154 kilomètres de sentiers balisés, agrémentés d’aménagements pittoresques (passages, grottes, fontaines, tour d’observation…)(1).
Afin de remettre dignement l’ouvrage de 368 pages, publié par Louis Hachette, une fête est organisée à Paris – et non à Fontainebleau, ce qui demande une explication. Si le choix de la capitale s’explique par le lieu de résidence des convives, on peut se demander pourquoi le restaurant Bonvalet, situé au 29 du boulevard du Temple, au coin de la rue Charlot, a été choisi pour héberger la fête. Outre le fait qu’il s’agit d’un établissement relativement simple – il est classé dans les restaurants de troisième ordre par le guide Paris-Restaurant qui en indique quatre – le restaurant Bonvalet est connu comme étant « le rendez-vous des républicains »(2). Or, le banquet demeure un bon moyen pour se réunir, sans risquer d’ennuis, à une époque où les libertés publiques ont été restreintes par Napoléon III et certains des convives peuvent craindre la police de Badinguet…
En arrivant au restaurant, Denecourt est accueilli par une vingtaine de convives, représentants du monde des arts, des lettres et du journalisme. A table, non loin du héros du jour, les trois organisateurs de la fête sont en bonne place : le jeune poète
Fernand Desnoyers (1828-1869), l’initiateur de L’Hommage, Auguste Luchet (1809-1872), qui a connu Denecourt à Fontainebleau, alors qu’il était gouverneur du château au début de la Seconde République(3) et enfin le journaliste Philibert Audebrand – qui collabore à une vingtaine de journaux – est le rédacteur en chef de la revue Tam-Tam.
Théophile Gautier domine l’assemblée, du fait de sa notoriété. Depuis sa participation véhémente à la bataille d’Hernani, vingt-cinq ans auparavant, il déploie une grande activité littéraire et journalistique. D’autres écrivains présents occupent une place non négligeable dans la vie culturelle de l’époque : Henri Murger, auteur de Scènes de la vie de Bohême, le chansonnier Pierre Dupont, auteur de chansons populaires (Les Bœufs…) et surtout de nombreux journalistes (Charles Asselineau, Benjamin Gastineau, Alfred Busquet, Georges de la Landelle, Jules Janin et le chroniqueur gastronomique Charles Monselet). Les arts graphiques sont représentés par le graveur Pothey, le photographe Adrien Tournachon – frère de Félix, plus connu sous le pseudonyme de Nadar – et la chanson par Jules Lefort(4).
Le banquet s’ouvre bientôt, ponctué par des discours évoquant les différents paysages de la forêt de Fontainebleau où les travaux de Denecourt ont été effectués. Les orateurs prennent soin de signaler avoir emprunté les sentiers balisés, autrefois décriés par d’autres, comme Alexis Durand, le menuisier-poète de Fontainebleau décédé depuis deux ans.
Après le dessert, Fernand Desnoyers se lève : c’est un garçon maigre et pâle, frappé d’une calvitie précoce, qui domine l’assemblée de sa haute taille. Il remet à Denecourt un exemplaire de L’Hommage magnifiquement relié et doré sur tranche, dont le long titre apparaît quelque peu énigmatique :
HOMMAGE
A C-F DENECOURT FONTAINEBLEAU
PAYSAGES-LEGENDES-SOUVENIRS-FANTAISIES
A côté des grandes figures du Romantisme (Lamartine, Musset, Victor Hugo, George Sand), l’Hommage fait une place à de jeunes auteurs en rupture avec ce courant : les « nouveaux poètes » (Théodore de Banville, Gustave Mathieu et Charles Baudelaire) en quête de sensations nouvelles, mais aussi des auteurs « réalistes » (Champfleury, Henri Murger, Louis Lurine…). Pour sa part, Théophile Gautier a composé un texte original intitulé « Sylvain », nom qui sera dorénavant accolé à celui de Denecourt.
Parmi les quarante-deux auteurs qui ont donné des textes – qu’il s’agisse de reprises ou d’originaux – dix sont présents chez Bonvalet. Le nouveau Sylvain ne se lasse pas de parcourir la table des matières, où il retrouve les noms des auteurs qui ont apporté leur contribution, mais la fête n’est pas terminée…
Son ami Auguste Luchet s’avance vers lui, pour lui remettre une lettre de soutien, revêtue de plus de 1 500 signatures, si l’on en croit Georges de la Landelle. A côté des « 1 200 notables de Fontainebleau » dont les noms ne sont pas cités, on trouve des personnalités très connues du monde des lettres, des arts et des sciences. La peinture est représentée par Horace Vernet (1789-1863) – peintre officiel de Napoléon III – et surtout par des paysagistes qui peignent « sur le motif » en forêt de Fontainebleau (Corot, Narcisse Diaz et Isabey) ou deux peintres installés non loin de là : Decamps (1803-1860) à Fontainebleau et Rosa Bonheur (1822-1899) à By-Thomery. L’historien Jules Michelet (1788-1874), absent de L’Hommage, signe la lettre, d’autant qu’il a pu découvrir l’œuvre du Sylvain, lors d’un séjour à Fontainebleau qui lui a permis de visiter des lieux emblématiques de la forêt (Franchard, Mail Henri IV, Malmontagne, Rocher d’Avon, Mont Merle, Apremont) en septembre 1850(5).
Les scientifiques témoignent pour la première fois en faveur de Denecourt, par l’intermédiaire de deux membres de l’Académie des sciences, le géologue Elie de Beaumont (1798-1874) – qui a publié Notice sur les systèmes de montagnes en 1852 – et le biologiste Pierre Flourens (1794-1867). Dans son article de L’Abeille de Fontainebleau, Georges de la Landelle ne peut citer les noms de tous, mais précise qu’on trouve parmi les signataires des musiciens, des architectes, des ingénieurs et des officiers. Même si l’on peut penser que le journaliste, ami de Denecourt, a pu exagérer le nombre des signataires, il est certain que le Sylvain a su rallier à son œuvre d’éminents représentants du monde des lettres et des arts, ainsi que des membres des nouvelles classes moyennes (commerçants, fonctionnaires, professions libérales…).
Fernand Desnoyers et Gustave Courbet se dirigent ensuite vers le héros du jour. Le peintre, Franc-Comtois comme Denecourt, défraie la chronique artistique la même année, pour avoir présenté chez lui des tableaux que l’Exposition officielle lui a refusés, dont l’Atelier du peintre, véritable « manifeste réaliste ». Gustave Courbet s’avance vers Denecourt, pour lui poser une couronne de feuilles de chênes sur le front, afin de le consacrer solennellement « Sylvain de la forêt de Fontainebleau ». Les yeux humides, le récipiendaire remercie les convives, d’une voix mal assurée. Il emploie « des termes simples, mais chaleureux » et son émotion dissimule la fierté d’être entouré et honoré par autant de personnes aussi prestigieuses.
L’ami Auguste Luchet prend enfin la parole. En des termes très personnels, il résume l’œuvre de Denecourt, tout en stigmatisant les sceptiques qui doutent de son utilité, notamment à Fontainebleau.
L’après-midi avance et, le champagne aidant, l’atmosphère devient de plus en plus gaie. C’est le moment choisi pour distribuer aux convives La Complainte de Fontainebleau, « chant héroïque » en 536 vers, composée pour l’occasion par Amédée Métivié, un typographe de Fontainebleau, qui travaille chez Jacquin, l’imprimeur de Denecourt :
Il était un petit homme
Qui par amour des beaux-arts
Sur les traces de lézards
A percé des sentiers comme
Un matelot, une fourmi
A travers bois et parmi
Les rochers et les broussailles,
Les sables et les cailloux
La suite de la Complainte relate, dans le même style approximatif, les travaux du « père Denecourt, bonhomme gris, rond et court » qui révèle des « sites délicieux », aménage des grottes – dont une qu’il appelle sa FOLIE – et des fontaines. Après les applaudissements nourris des convives, Pierre Dupont, entonne la « Vierge aux oiseaux », chant dont le texte est inclus dans L’Hommage. Les convives, vraisemblablement assez gris, reprennent une dizaine de chansons, souvent plus proches des canulars des artistes de la « bohème » que de la création artistique, comme ce couplet qui rappelle les chansons des peintres paysagistes de l’auberge Ganne à Barbizon :
L’éléphant et la baleine
Evitent Fontainebleau ;
Veut-on y voir un chameau ?
Il faut d’abord qu’on l’y mène ;
Le tigre et le léopard
Se promènent autre part
L’arrivée de nouveaux convives, dont le « mousquetaire » Guichardet et le photographe Nadar, fait monter l’ambiance d’un cran. On se moque de ceux qui ne sont pas là, alors qu’ils avaient promis de venir, comme Champfleury et Gustave Mathieu, qui ont pourtant donné chacun une contribution à L’Hommage. Plutôt que de parler directement des vrais motifs de leur absence – que nous découvrirons plus tard -, on préfère esquiver la question en supposant qu’ils « se sont égarés [dans Paris], faute de n’avoir pu être guidés par les marques bleues que Denecourt trace en forêt ! ».
Est-ce une simple plaisanterie ou bien est-ce une façon de sous-entendre que Champfleury et d’autres n’apprécient que modérément les marques tracées sur le grès des rochers ?
La remise de l’Hommage chez Bonvalet, lors d’un banquet est-elle une véritable « Fête de l’écriture » (6) ? Denecourt peut le croire, s’il se fie à la qualité et à la diversité des écrivains représentés. Il peut estimer être – enfin – reconnu à sa juste valeur, lui qui voulait tant faire reconnaître son activité éditoriale et ses travaux sylvestres comme une œuvre d’art. Cette dernière est cependant toujours contestée par certains, comme le montrera bientôt le feuilleton à charge publié par Chamfleury dans Le Moniteur, sous le titre Les Amis de la Nature(7). En matière d’écriture, les 1 500 signatures de la lettre remise à Denecourt ne sont pas de trop pour lui apporter soutien et réconfort…
Pour en revenir à ces Mélanges offerts à Denecourt, on peut se demander s’il s’agit vraiment d’un véritable hommage ou plutôt d’une réunion de circonstance dont la personne de Denecourt aurait été l’élément fédérateur. Le décalage manifeste entre le déroulement chaotique de la fête et la qualité littéraire du livre reçu par le Sylvain le laisserait à penser. Les plaisanteries du banquet ne traduisent pas un jugement critique de l’œuvre du Sylvain, malgré une attitude condescendante envers le « bonhomme Denecourt ». Nous croyons plutôt que ces farces rappellent la bohème de la jeunesse des convives, du temps où leurs espérances pouvaient se réaliser comme ils l’avaient cru au début de la Révolution de 1848. Après que leurs idéaux se soient heurtés au réel, la mise en place de l’Empire autoritaire de Napoléon III va les séparer. Certains acceptent de participer à la prospérité de la « Fête impériale », alors que d’autres veulent rester fidèles aux idéaux de jeunesse, quitte à vivre dans la pauvreté.
Cette « fête de l’écriture » est aussi une cérémonie des adieux à la jeunesse, une dernière rencontre autour de Denecourt qui symbolise quelque part par ses origines et sa destinée un personnage représentatif du « Quarante-huitard »(8).
L’Hommage publié et remis à C.F. Denecourt en 1855 a été réédité 152 ans plus tard à Barbizon en 2007 par les Editions Pôles d’Images.
L’ouvrage, toujours disponible, peut-être commandé auprès des deux associations suivantes au prix d’environ 10 euros : AAFF : Association des Amis de la Forêt de Fontainebleau
26 rue de la Cloche – BP 14 77301 Fontainebleau Cedex ANVL : Association des Naturalistes de la Vallée du Loing et du massif de Fontainebleau – Station d’écologie forestière – Route de la Tour Denecourt 77300 Fontainebleau
Deux extraits de l’Hommage à C.F. Denecourt
Sylvain
« Sylvain, que l’on croit mort depuis deux mille ans, existe, et nous l’avons retrouvé : il s’appelle Denecourt. Les hommes s’imaginent qu’il a été soldat de Napoléon, et ils en ont les apparences ; mais, comme vous le savez, rien n’est plus trompeur que les apparences. Si vous interrogez les habitants de Fontainebleau, ils vous répondront que Denecourt est un bourgeois un peu singulier qui aime se promener en forêt. Et, en effet, il n’a pas l’air d’autre chose ; mais examinez-le de plus près, et vous verrez se dessiner sous la vulgaire face de l’homme la physionomie du dieu sylvestre : son paletot est couleur bois, son pantalon noisette ; ses mains, hâlées par l’air font saillir des muscles semblables à des nervures de chêne ; ses cheveux mêlés ressemblent à des broussailles ; son teint a des nuances verdâtres, et ses joues sont veinées de fibrilles rouges comme les feuilles aux approches de l’automne ; ses pieds mordent le sol comme des racines, et il semble que ses doigts se divisent en branches ; son chapeau se découpe en couronne de feuillage, et le côté végétal apparaît bien vite à l’œil attentif. »
Théophile Gautier, 1855
Les Papillons
Le papillon ! fleur sans tige,
qui voltige,
Que l’on cueille en un réseau ;
Dans la nature infinie,
Harmonie
Entre la plante et l’oiseau !…
Quand revient l’été superbe,
Je m’en vais au bois tout seul ;
Je m’étends dans la grande herbe,
Perdu dans ce linceul vert.
Sur ma tête renversée,
Là, chacun d’eux, à leur tour,
Passe, comme une pensée
De poésie ou d’amour !
Gérard de Nerval, 1853
Présentation des 42 auteurs de l’Hommage
dans l’ordre de la table des matières, leur âge en 1855 et leurs activités, le titre de leur article dans l’Hommage et leur destinée après le 2 décembre 1852.
Auguste LUCHET (1809-1872) 46 ans, journaliste et publiciste Républicain et franc-maçon, exilé sous la monarchie de Juillet. Disciple du socialiste Pierre Lerieux. Gouverneur du château de Fontainebleau en 1848. « Pour qui ce livre est fait ». Journaliste au Siècle (variétés, viticulture) Fernand DESNOYERS (1828-1869) 27 ans Employé de banque, poète et républicain (le Nouveau journal en 1850) écrit « Ébauche de la forêt ». Journaliste au Figaro et auteur de théâtre de boulevard Théodore de BANVILLE (1823-1891) 32 ans Poète opposé au matérialisme de son époque, culte de la beauté, disciple de Théophile Gautier. Recueils de poésies : Les Cariatides (1842) et Les Stalactites (1846). Il écrit « A la forêt de Fontainebleau » Poursuit une œuvre riche qui annonce le Parnasse : Odes funambulesques (1857) Alfred de MUSSET (1810-1857) 45 ans « Souvenir » Poète reconnu, venu à Fontainebleau avec George Sand (1833-1835)
Comte Ferdinand de GRAMONT (1815-1897) 38 ans « Sonnets » Poète, traducteur de Plutarque Victor HUGO (1802-1885) 53 ans « A Albert Durer » Ecrivain reconnu, républicain depuis 1848 en exil depuis 1851. Revient d’exil en 1870. Auguste VACQUERIE (1819-1897) 36 ans Antigone (1844) « L’heure du berger » Les drames de la grève (1855) Théâtre Gérard de NERVAL (1808-1855) 47 ans Poète, ami de Théophile Gautier « Les papillons » Se pend en 1855 Pierre DUPONT (1821-1870) 34 ans Républicain socialiste, en semi retraite après le 2 décembre (chanson rustique) « La vierge aux oiseaux » Continue à se tenir tranquille (chansons) Auguste BRIZEUX (1803-1858) 52 ans Les Bretons, poème (1844) « Le chant du chêne » Bretagne… (53 notices) [Romantique]Cl Clara de CHATELAIN Née Clara de Pontigny« To the ermit of the forest » (traduction François de Châtelain (1802-1881) Contes pour les grands et petits enfants, trad. De l’anglais, 1878 Arsène HOUSSAYE (1815-1896) 40 ans Poète et journaliste, rachète L’Artiste de Th. Gautier en 1843… Républicain : se présente dans l’Aisne, administrateur de la Comédie française (1849) « Vision dans la forêt » Feuilleton au Moniteur, journal impérialiste, spéculateur fortuné cf. Les confessions d’un demi-siècle Jules VIARD (1803 -1865) 52 ans Collaborateur de Proudhon au Représentant du peuple, Pierrot marié Polichinelle célibataire épopée pantomime féerique en 3 parties et 19 tableaux (1847) Républicain socialiste « La forêt et la mer » La France parlementaire en 1861 jugée par le socialisme. Discussion des adresses du Sénat et du Corps législatif… [Prospectus] Charles MONSELET (1825-1888) 30 ans Les aveux d’un pamphlétaire, 1854 « Soleil couchant » Les chemises rouges, 1857, Rédacteur en chef du journal Le Gourmet, 260 notices BNF Gustave MATHIEU (1809-1877) 68 ans Jean raisin, revue joyeuse et vinicole… 1ère année [1854] « Le bâton de houx » La Légende du grand étang, veillée, poésie de Gustave Mathieu… (1855), Le Simple almanach de Mathieu (de la Nièvre)… pour 1866 [-1870, 1872, 1877] Charles BAUDELAIRE (1821-1867) 34 ans Poète Demi-frère juge d’instruction à Fontainebleau « Les deux crépuscules » Les Fleurs du mal (1857) George SAND (1804-1876) 51 ans Ecrivaine. Républicaine socialiste (disciple de Pierre Leroux). Histoire de ma vie (1854) « Fragment d’une lettre écrite à Fontainebleau » Hippolyte CASTILLE (1820-1886) 35 ans Petits romans populaires (Les Ambitieux, 1851), journaliste pamphlétaire, Républicain socialiste « Sur la solitude » Directeur du Courrier de Paris, 26 févr. 1859-24 mai 1860 [BNF + 89 notices] Jules JANIN (1804-1874) 51 ans Journaliste brillant favorable au romantisme. Chroniqueur au Journal des Débats depuis 1836 « Le Bas-Bréau » Continue ses chroniques au J des D jusqu’à sa mort. Académie française en 1870 Henry MURGER (1822-1861) 33 ans Ecrivain : Scènes de la vie de bohême en 1847-1848 Adeline Potrat (1851), Le Bonhomme Jadis, comédie en 1 acte, en prose, par Henry Murger. [Paris, Français, 21 avril 1852.] « La mare aux fées » [BNF = 271 notices] CHAMPFLEURY (1821-1889) 34 ans N’a pas publié avant ? « Vision dans la forêt » Chef de l’école réaliste cf. Les aventures de mademoiselle Mariette et Le Réalisme (1857), Les Amis de la Nature (1859) et publiciste discuté [BNF = 203 notices] Joseph MERY (1798-1865) 57 ans Pamphlétaire anticlérical, participe à la révolution de 1830, journaliste (Le Globe…) Un amour dans l’avenir, Paris : G. Roux, 1854 « Un concert dans la forêt » Romans, théâtre, feuilletons : 15 août, 15 ans. Fête de S. M. l’empereur Napoléon III. Poésie de M. Méry, Lyon, (1865) Paul de SAINT-VICTOR (1828-1881) 27 ans Ancien secrétaire de Lamartine « Un paysage historique » Théâtre Amédée ROLLAND (1829-1868) 26 ans Le Nouveau journal, 1850, Au fond du verre, 1854 « Lantara » Pièces de théâtre, poèmes [BNF = 73 notices] Louis LURINE (1816-1860) 39 ans Écrivain Le bonheur d’un amant malheureux, Le livre des feuilletons, (1846), Le Cauchemar politique (1831) Journaliste (Le Siècle, Le Courrier français) « Le chasseur d’ombre » Nombreuses comédies [BNF = 75 notices] Président de la Société des gens de lettres [L] Benjamin GASTINEAU (1823-1904) 32 ans Écrivain : Comment finissent les pauvres, étude sociale, Les Veillées littéraires illustrées. T. III, 1849 « Ce que l’on trouve dans la forêt » La France en Afrique et l’Orient, illustré par Gustave Doré 1864, Les Courtisanes de l’Église, 1870 [BNF = 83 notices] Alfred BUSQUET (1820-1883) 35 ans Ecrivain « L’Amant de la forêt » Comédies [BNF = 11notices] Clément CARAGUEL (1819-1882) 36 ans Une rencontre sous un chêne, Paris : De Vigny, [1843], Le livre des feuilletons, [T. IV] (D). – Extr. du « National », Le Bougeoir, comédie en 1 acte, par M. Clément Caraguel. (Paris, second Théâtre-Français, 21 mai 1852.) « Un enterrement de bohémiens dans la forêt de Fontainebleau » Comédies [BNF = 20 notices] Guillaume de la LANDELLE (1812-1886) 43 ans Lieutenant de vaisseau, romancier, journaliste : La Flotte, Union catholique, L’Abeille de Fontainebleau « Le Val fleuri » Défend Denecourt dans ses articles Charles VINCENT (1826-1888) 36 ans Poète et auteur de chansons « Le chasseur de vipères » L’enfant du tour de France, drame en 5 actes, mêlé de chant [1857] [BNF = 3 notices] Antonio WATRIPON (1822-1864) 33 ans Journaliste républicain, [BL, ami de Baudelaire] fonde La lanterne du quartier latin (1847), L’Aimable faubourien, journal de la canaille (1848), emprisonné. Converti au journaliste léger…« Le petit capitaine » « Tombe dans l’insignifiance » (Pelloquet) Publia aussi des romans, des poésies et chansons, des pièces de théâtre et des études historiques [BNF = 23 notices] Gustave HUBBARD (1828-1888) 27 ans Economiste, élève de l’Ecole d’adminis-tration fondée par Carnot en 1848. Républicain, s’exile en Espagne après le 2 décembre (jusqu’en 1855). « Christine et Monaldeschi » Défend les Sociétés de prévoyance et de secours mutuel, publie dans le cadre de la Société d’instruction républicaine. Franc-maçon. Edouard PLOUVIER (1821-1876) 34 ans Auteur de chansons, de contes et de comédies La Chanvrière, comédie en 3 actes, mêlée de chant, [Paris, Folies dramatiques, 27 avril 1852.] Contes pour les jours de pluie, préf. George Sand, 1853. «Menus propos des carpes à l’étang de Fontainebleau » [BNF = 112 notices] Georgine ADAM-SALOMON (X-1878) moins de 40 ans ? Femme du statuaire Anthony-Samuel Adam-Salomon (1858-1881) Artiste (médaillons) et manuel de morale féminine. « Souvenir » De l’Éducation d’après Pan-Hoei-Pan, précédée d’une préface par M. de Lamartine, Paris : Michel Lévy, 1856 Théodore PELLOQUET (1818-1867) 37 ans Secrétaire de la rédaction du National : libéral puis républicain, se retire de la politique après le 2 décembre (« mi résigné, mi rageant »). Guides touristiques chez Hachette (pseudo : Frédéric Bernard) « La forêt de Fontainebleau de M. de Chateaubriand » Critique d’art et littérature (pseudo : Frédéric Richard) Philibert AUDEBRAND (1815-1906) 40 ans Journaliste « multiforme » (J Borie) Le chevalier noir, Paris : De Vigny, 1843, Le livre des feuilletons, Vol. 2 (B). « La Salamandre d’or » « Le dernier chapitre » Derniers jours de la bohème : souvenirs de la vie littéraire, Paris, Calmann-Lévy, (1905) [BNF = 78 notices] C. TILLIER (1801-1844) Décédé à 43 ans Fils de serrurier, bachelier sans emploi, Républicain pamphlétaire emprisonné en 1835. Mon oncle Benjamin (1844) « Comment le chanoine eut peur » Charles ASSELINEAU (1821-1874) 54 ans Journaliste (Revue de Paris, L’Artiste, La Revue française…) « Fontainebleau avant François 1er » « Critique judicieux et délicat » (L du XIXes) Attaché à la bibliothèque impériale en 1859 Mélanges tirés d’une petite bibliothèque romantique. Georges BELL (1824-1889) 31 ans Etudes littéraires, chansons La ferme de l’Orange et Héva, précédée d’une Etude littéraire sur Méry Paris : Baudry, 1853« Pauline à Fontainebleau » Études contemporaines. Gérard de Nerval, Paris : V. Lecou, 1855, Extrait de l’″Artiste″. Mars et avril 1855 Théophile GAUTIER (1811-1872) 44 ans Ecrivain romantique (« bataille d’Hernani » en 1830), mais adepte de la beauté pure (cf. Préface de Mlle de Maupin en 1836). Ecrivain reconnu (Emaux et Camées en 1852…) « Sylvain » Collabore au Moniteur à partir d’avril 1855 = « rallié » Alphonse de LAMARTINE (1790-1869) 65 ans Ecrivain romantique (Ac. Fr. 1829), républicain (membre du gouvernement provisoire de 1848), retiré après le 2 décembre « Les Adieux de Fontainebleau » BERANGER (1780-1857) 75 ans Poète et chansonnier populaire, séjourne à Fontainebleau en 1835-1837 où il rencontre Denecourt « Lettre »
(1)Voir notre Claude-François Denecourt, L’amant de la forêt de Fontainebleau, Editions des Sentiers bleus, 2011, notamment les chapitres 6 et 8.
(2)Des opposants au coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte s’y étaient d’ailleurs réunis comme le note Victor Hugo dans Choses vues.
(3)C’est un disciple de Pierre Leroux, fondateur d’un socialisme chrétien, nouvelle « religion de l’humanité qui favorise le lien social ».
(4)D’après l’article de Georges de la Landelle publié le 17 juillet 1859 dans L’Abeille de Fontainebleau.
(5)Le séjour dure six jours, mais il restera cinq mois en 1857.
(6)Selon le titre de l’ouvrage de F.W. Leakey, A Festschrift of 1855 : Baudelaire and the « Hommage à C.F. Denecourt », cité par Jean Borie, op. cit., p.133.
(7)Denecourt croit s’y reconnaître, sous les traits de Gorenflot, un rentier manique qui a entrepris de créer un succédané de Nature près de la demeure où il s’est retiré.
(8)Selon l’expression de Maurice Agulhon, Les Quarante-Huitards, Paris, Gallimard-Julliard, 1975.
À l’automne 2009, la revue Rétro-Viseur a disparu…
Chaque fois qu’une revue disparaît c’est un peu pour moi un arbre qui meurt, une brutale trouée dans la forêt des mots dressés vers la lumière.
On est saisi par la nouvelle. On était si habitués à cette publication saisonnière, ce retour attendu d’un panier empli d’émotions de découvertes qui entrent dans le rythme de nos jours de nos années.
Bien sûr on se dit que l’arbre mort, foudroyé ou sénescent, laisse sa place à une jeune pousse prometteuse. Mais est-ce si sûr ? Comment savoir si la régénération en marche sera créative ou réduite à un clone numérisé ?
Les revues passent, plus ou moins vite. Au compteur variable de leur numérotation on pressent leur possible déclin. Pour en avoir le cœur net j’ai récemment entrouvert à la BNF le mémorial des revues disparues. L’avis des récents décès surprend : des jeunes, des moins jeunes et des vénérables. La revue Trace par exemple enterrée en 2012 avec un bel hommage avait tout juste 50 ans ! Et Action Poétique 62 ans au même moment disparue dans un silence sidéral … Quand à la revue Sud, prenant la suite d’Autre Sud avait l’âge de 42 ans environ.
Avec ses 25 ans passés dans le Nord Rétro-Viseur était donc une jeune revue pleine d’espoir… Mais je crois que rien ne disparaît. Parce que les auteurs vivent toujours après leur passage dans une revue. Cela j’en suis certain. Mais où sont-ils ? De mystérieux imprévisibles liens d’amitié nous permettent de les saluer en fraternité. Rétro-Viseur n’échappe pas à cette intuition…
J.J. Guéant
Je rebondis sur le terme « amitié ». Si parfois les mots ont un sens caché, un double sens, voire un sens interdit, le mot amitié ne porte pas à confusion.
En arrivant par hasard entre les pages de Rétro-Viseur, je m’y suis tout de suite senti bien. Qui dit amitié dit fraternité. Et sans se connaître, j’ai pu et su illustrer les textes de Pierre Vaast et Jean-Jacques Nuel. Nous avons, nous allons faire connaissance pour de nouveaux partages. D’autres auteurs ont aimé emprunter les sentiers suivis par nos deux revues complices.
Camarades, on a hâte de reprendre la route du Nord en votre compagnie, poésie en bandoulière et fleur au fusil !
D. Laronde
(1)Titre d’un entretien de la revue Vacarme avec J.C. Bailly en 2010
Voilà pas qu’il veut me refaire crapahuter du stylo (de l’ordinateur !) le Dominique Laronde. Pour sa revue La Grappe. Heureusement qu’il ajoute : « On a décidé de t’accorder un page pour présenter Rétro-Viseur ». Tant mieux. Un page, ça me suffit amplement. Parce que tu crois pas que je vais en faire plus, Dominique ! Je ne suis pas le genre à me pencher sur les années défuntes. C’est passé et bien passé. On passe à autre chose. Rétro-Viseur ? Dans les oubliettes de la petite histoire de la poésie. N’ayez crainte, je vais pas vous faire le coup de Georges Pérec : « Je me souviens…. » Pourtant bien pratique lorsqu’il s’agit de se souvenir. Et comptez pas sur moi, pour être lyrique « C’était le bon temps ! On était jeunes et beaux. On voulait transformer le monde, et créer une école poétique.» Je n’ai jamais cru que le monde était amendable et je n’ai jamais aimé les écoles. Je vais être forcément partial et subjectif… Rétro-Viseur, ça part d’une amitié qui se transforme en aventure et en brisure.
Bon, je fais un petit effort (parce que c’est toi Dominique !). Rétro-Viseur, déjà avec une faute (originelle, c’était conscient). Rétroviseur s’écrit sans trait d’union. Pour les intégristes de l’orthographe ! Un rétroviseur pour regarder en arrière le petit monde bien-pensant des poéteux nombrilistes qui s’agitent dans leur chapelle en croyant qu’ils sont indispensables à la société (et à la poésie). Qui vont et viennent d’une revue à l’autre, d’un marché de la poésie à l’autre, d’une soirée poétique à l’autre avec leurs petites plaquettes géniales (le plus souvent autoéditées) dans les mains. Avec leurs rêves d’un autre monde, plus humain, plus écolo, plus fraternel, un monde de concorde universel, mais qui dans leur vie quotidienne sont le plus souvent en contradiction avec les valeurs (un mot à la mode !) qu’ils prônent dans leurs écrits.
Un titre, comme un gag au début (je ne l’ai jamais trouvé bon) parce que le format était celui d’un rétroviseur. Et que j’envoyé dans mon courrier gratuitement. (Sauf contre des timbres pour ceux qui voulaient avoir l’incommensurable plaisir de le lire tout au long de l’année.) Si bien que je recevais des demandes de renseignements ou de documentation pour des bagnoles, des camions et même des chars d’assaut. C’était bien la preuve que je faisais fausse route. Je déteste les bagnoles et encore plus les chars.
Première époque donc du n° 1 à 14. Naissance en octobre 1984. Un petit canard mensuel ronéoté, format lettre, envoyé dans mon courrier contre des timbres postes. C’était rigolo. Parce que du courrier, quand t’es revuiste, en veux-tu en voilà, c’est fou ce que les poètes peuvent vous écrire : « Il est beau le poème que je t’envoie, hein ? » Avec Jean-Pierre Nicol (un poète fada de chanson française), Jean-Claude Dubois (un as de la critique de plaquettes), Hervé Lesage (un roi de la mise en page). Ça plaisait pas trop à Hervé, cette histoire de timbres, ça ne faisait pas sérieux pour les autorités officielles, on ne pouvait pas obtenir le n° de CPPAP qui permettait de réduire les frais d’envoi. Fallait évoluer.
Deuxième époque. Format A5 du n° 15 à 54 bimestriel. Que je ronéotais. Des nuits entières avec ma dudu à manivelle (un duplicateur à stencils que je perforais avec une machine à écrire) puis avec ma dudu électrique (parce que j’avais des tendinites dans les bras !). C’était fou. Délirant. Névrotique. Alain Lemoigne et Bernard Desmaretz viennent s’ajouter à l’équipe. À peine un numéro paru, qu’arrivait le suivant. Et le samedi, réunion (avec les compagnes respectives…) Une ronde autour de la table pour la reliure. Partie de plaisir. Anecdotes. Rigolade. Et un gueuleton, arrosé de Champagne (souvent offert par Alain Lemoigne entre autres.) Ici je ne peux pas m’empêcher de rendre hommage à ma Bibiche (Brigitte). C’est qu’elle nous en a concocté des repas : j’ai pas compté, au bas mot : une bonne centaine… (On allait aussi chez l’un ou l’autre). Mes enfants (Julien et Céline) participaient en préparant l’apéro ou le dessert. Ils naviguaient dans un bouillon de culture. C’est un moment fort de leur enfance. Ils m’en reparlent souvent…
Troisième époque. Format magazine trimestriel jusqu’au n° 114 (décembre 2009). Hervé nous présente une nouvelle maquette. Impression chez un imprimeur. Paul Roland intègre l’équipe. Nombre d’abonnés : quelque 250. On tire à 300 exemplaires. Moi j’en pouvais plus. Au bord du suicide ! Et puis professionnellement je passe un concours de l’Éducation nationale (cf. bio). Nouvelle fonction qui engloutit tout mon temps. Mais pourquoi ne pas l’avouer : lassitude aussi du revuiste, comme l’impression vertigineuse d’en n’avoir jamais terminé. Alors je cède bien volontiers et avec soulagement ma place de directeur de la publication (bof !) à André Campos-Rodriguez (mais la greffe ne prendra pas !) puis à Bernard Desmaretz. Qui nous quitte brutalement pour le paradis des poètes le 21 décembre 2006. Parce qu’il avait un cœur gros comme ça ! On aurait dû arrêter à ce moment-là. On a continué… par fidélité à Bernard. Mais divergences, discussions, distorsions, crispations. Sans Bernard qui savait si bien temporiser et calmer le jeu. Quelle orientation prendre ? Je sentais bien que l’aventure devait s’arrêter ! Je l’ai écrit clairement dans mes lettres à un jeune revuiste (parues en 1994) au chapitre « De la chute » : « Quand t’es revuiste, faut savoir crever avec panache, en beauté sur le champ de bataille de l’inutilité. Couler en capitaine. Écrire le mot « fin » sans regret. […] D’autres revuistes prendront la relève en créant leur revue. Quant à moi, je passe à autre chose ! Je ne suis pas indispensable à la poésie. Elle me survivra ! »
Mini-biobibliographie par Pierre Vaast
Comment « faire simple » quand on a déjà pas mal de printemps derrière soi. Il est vraiment exigeant, le Dominique Laronde ! Bon je cède, parce que c’est lui. Je suis un enfant du demi-vingtième siècle. Facile pour compter mon âge. Un enfant du baby-boom, donc un vieux du papy-boom (avec cinq petits-enfants : je ne m’ennuie pas !). Né au bord d’un terril (classé au patrimoine mondial de l’UNESCO, pas grâce à moi !) dans le grand nord. Bienvenue chez les chtis ! La région la plus polluée de France, où le nombre de chômeurs est le plus élevé, où l’espérance de vie est inférieure de trois à quatre ans à la moyenne nationale. Une terre de gauche qui vire au bleu marine. La honte. L’écœurement… La faute à qui ?
Université de lettres de Lille jusqu’à la maîtrise. Je croyais naïvement qu’on allait m’apprendre à écrire. Voyez le résultat ! On me faisait gloser sur les grands auteurs. Mais jamais on m’a enseigné comment écrire un poème, un article ou un récit. Un jour je me suis dit : « Pierre, si tu veux écrire, tu prends un stylo (une machine à écrire) une feuille et tu écris… » Concours de l’Éducation nationale. École normale (nationale d’apprentissage) donc prof de lettres (-histoire) en lycée professionnel. Découverte du monde du travail : je trouve que tous les profs devraient faire des stages dans des entreprises (surtout ceux qui adorent le grec et le latin !) Formateur (du temps où les profs étaient encore formés). Et reconcours : inspecteur de l’Éducation nationale (lettres) dans l’académie de Lille. Jusqu’à la retraite en 2011.
Je suis un touche-à tout. Toutes les formes d’écriture m’intéressent. Je ne vais pas citer tous les titres de mes bouquins. Une soixantaine. Ce serait fastidieux et ça fait prétentieux. J’ai commencé par des recueils de poèmes à Rétro-Viseur ou en tant qu’auteur-éditeur comme avec les lettres à un jeune revuiste. Et comme j’étais prof de français, j’ai publié en collaboration avec des collègues des manuels chez les éditeurs Fernand Nathan et Hatier. Puis j’ai créé ma propre maison d’édition : Les éditions P.V. (Pierre Vaast) où je publie tous les livres que j’ai envie d’écrire : des livres scolaires encore comme les Outils d’analyse littéraire (un best-seller !) , ou je lis douze fables de La Fontaine… mais aussi de petits romans ou des recueils de nouvelles pour mes élèves adolescents (ils avaient entre 15 et 18 ans) ou encore des essais comme La poésie M’sieur ça sert à rien qui traite de l’enseignement de la poésie. Ou encore des récits de vie : le dernier sorti s’intitule Hubert, mort pour la France (en 1916). Je raconte les deux années de guerre de mon grand-père paternel disparu à Verdun. (Catalogue sur simple demande !) Pour l’heure, je travaille à un cahier de lecture à destination des élèves de lycée professionnel : « Je lis Vous subissez des pressions » de David Pujadas, le présentateur du journal de 20 heures sur France 2, joliment illustré par Dominique Laronde.
Les auteurs présents de la Revue Rétro-Viseur
Pierre Vaast a eu la gentillesse de mettre la Grappe en contact avec quelques anciens compagnons de route qui ont contribué à la bonne marche de la revue et des éditions associatives du Nord Rétro-Viseur.
Ils mènent tous une carrière d’auteurs et leurs créations sont régulièrement récompensées par des prix littéraires. Difficile ici de transcrire leurs bibliographies riches et variées. Nous espérons une nouvelle rencontre qui fera la part belle à leurs talents multiples ; dans ce numéro, un aperçu de leur écriture.
Bernard DESMARETZ, décédé en 2006, professeur, collaborateur de nombreuses revues de poésie, critique, animateur de lectures-spectacles et d’ateliers d’écriture avec ses élèves (romans) et en milieu carcéral. Colporteur d’enfance, Ed Airelles, 2007.
Marie DESMARETZ, son épouse, participe à des animations littéraires en divers lieux, se passionne pour les jardins, la photographie, la peinture et le dessin. Mots et chemins, Ed Henry, 2012.
Hervé LESAGE, retraité prématuré de la fonction publique, se consacre désormais à la littérature par de nombreuses contributions dans les revues les plus diverses et la publication de poèmes, aphorismes, nouvelles. Passage des humbles, poèmes, Ed Rétro-Viseur, 2005.
Pascale ROCHE enseigne les lettres classiques à Roubaix, passionnée de photographie. Le veilleur de nuit, Ed Airelles, 2008.
Jean-Pierre NICOL, carrière et syndicalisme dans le secteur bancaire, maintenant colporteur de mots et d’images. A mené des ateliers d’écriture et de pratique poétique avec la population du bassin minier et des détenus, a été en résidence d’auteur en GB, Belgique, Irlande et le Nord. Telle est l’île, poèmes, Ed Henry, 2014.
Daniel ABEL, ancien professeur de lettres et d’arts plastiques, poète, conférencier, propose lectures publiques et expositions d’art contemporain dans la région parisienne. L’appel indien, prose poétique, Ed les Cahiers bleus, 2007.
Alain LEMOIGNE, ancien professeur de lettres et chroniqueur à la Bretagne à Paris, poète, romancier, préfacier, essayiste, récitant et conférencier. Vers l’horizon, chansons ; musique et interprétation : Roger Lahaye.
Jean-Jacques NUEL, auteur de poèmes, aphorismes, nouvelles, récits, se consacre à l’écriture de textes courts et à sa maison d’édition lyonnaise le Pont du Change. Portraits croisés, Ed le Pont du Change, 2015.
Bernard DESMARETZ – en 2007, après le décès de l’auteur, les Éd. Airelles ont publié la 1ère partie de ce recueil sous le titre Colporteur d’enfance. – En liminaire de son manuscrit, Bernard Desmaretz indique que tantôt il parle aux adolescents qu’il a fréquentés tout au long de sa carrière d’enseignant et tantôt qu’il ne parle à personne d’autre que lui.
À Jean-Baptiste Desmaretz, à la mémoire de celui qui fut grand maître en son
Atelier
L’atelier de grand-père était le temple de l’ouvrage. Dans le coutil sacerdotal, le grand prêtre officiait au maître autel de hêtre, corroyant l’acacia entre la griffe et le valet. Pour accéder à ce séjour des dieux, il fallait montrer âme blanche, et nul n’y pénétrait que revêtu d’obligation, investi de manque et d’urgence.
Dressés de longue lutte, les outils prévenaient les désirs de ses mains. Une étrange complicité leur faisait assister la vigueur de son souffle, la rectitude de sa mire ; et l’ouvrage courait sans que l’homme en eût traces, hormis ces quelques « han ! » échappés des moustaches, cette furtive éponge de la manche sur l’écorce du front. Et notre admiration se partageait entre l’homme dans ses œuvres et l’ouvrage qui naissait de l’homme.
Devant tel ordre praticien, nous nous sentions les naïfs de ces lieux. Y faire acte de main se méritait – ô rémunération du sage ! – par cette obéissance aux vieilles règles de la poigne et de l’index, par cette soumission aux exigences des lames et des fers, par cette allégeance aux espèces dont chacune avait force de bois.
Convives du regard, nous y étions promus parfois à des fonctions de haute grâce : nous tournions la meulière en complainte mouillée jusqu’au fil du biseau, nous activions le feu où blanchissait la couronne d’une roue, nous démêlions des toisons de copeaux, pour déjouer la ruse de quelque goupille… Et notre ardeur justifiait cette présence, dans le crépuscule du maître.
Extrait du recueil L’épreuve de l’épure, éd. Rétro-Viseur, 1992.
Vois ces ouvrages élevés
Vois….
depuis la nuit des hommes
on le cherche en tous lieux
dans la terre et le feu
dans la mer et le ciel
dans la pierre des temples anciens
dans les fissures du Mur des Lamentations
sous les pieds nus des mosquées
et sur les vitraux des églises
où il peut toujours s’inviter
dans un grain de lumière.
Et certains même – le sais-tu ?-
prétendent l’avoir rencontré.
Et toi ?
Crois-tu en être quitte avec ton inquiétude
par une pirouette, un haussement d’épaules
une paupière close ?
Chaque silex à ta semelle
rallume un feu de quête
et te rappelle à la question.
Vois ces ouvrages élevés
pour exprimer notre désir et notre manque.
Quoi d’autre là
que la négation du néant
l’affirmation du grain de sable qui veut être
au-delà de cette dune
qui apparaît et disparaît ?
Et toi, lorsque tu poses
-te dépouillant un peu de ton ego-
le moindre geste en gratuité
qu’est-ce donc qui t’appelle
qui t’inspire, t’insuffle
et te fait être souffle
pour mieux élever l’homme ?
Parfois
– dans la brûlance de l’été –
après l’effort d’un matin de mirabelles
ou de bûches à scier à empiler
il reposait paisible
sous l’haleine légère du catalpa
Moi je ne voyais
que le papillon de sang
qui palpitait à son cou …
et cela troublait mes sens.
Inédit Extrait du manuscrit Des jours simples
Et Mozart et Schubert
nous ouvrent des clairières
et Chagall et Cadou
nous livrent des colombes
nous soufflent des vitraux.
De grands théiers-fontaines
allument nos jardins
La laine des gibiers
se sauve à travers bois
Nous courons le grémil
ses perles d’allégresse.
Nous courons
nous dansons
nous volons.
Nous nous arrêterons
à l’orgasme du jour.
Extrait du recueil Du soleil sur les marches Éditions Éditinter Prix du Val de Seine 2004
À fleurir d’une lèvre un port quelque part flèche heureuse du voyage une berge un rivage la source sur laquelle tu te penches pour te désaltérer désert y implanter un verger d’incorruptible sève désert tous les visages même visage un seul promesse de fontaine ayant si longtemps cheminé ai-je démérité d’Ariane ?
En le désert par les dunes de silence de seuil à seuil ne déboucher que sur la lumière aérer la pénombre une paupière un visage un sourire un regard en le désert de colline à colline Sisyphe véhiculant obstinément son grain de sable en le désert assoiffé d’étreintes de corps à corps avec le plaisir avide d’une langue de rosée d’une bouche de fraîcheur d’un verbe vivifiant en le désert est-ce mirage de noria le parfum du désert est de sel le silence est blanc en le désert le chemin se succède à lui-même on n’en finit de marcher sans parvenir à amenuiser la distance aucune main ne se tend généreuse si une adolescence ne fait fleurir une ombre éclore un murmure une tige avec un peu de… vert.
Où commence finit le chemin le paysage succède au paysage grain à grain mot à mot le silence fait écho au silence des troupeaux ont migré des caravanes sont devenues sable. Tous les chemins qui mènent au désert doivent préserver au cœur du voyageur un espoir de traversée heureuse un souhait d’arriver entier à un port une rive une halte d’eau vive et de verdure frémissante palmes haleines nervures tous les chemins dans le désert se ressemblent si n’apparaît tout à coup une fleur, tige et corolle, corolle et visage, visage et souffle de vie…
En le désert les chemins se perdent si l’esprit du vent se déchaîne si au soleil ne s’appose au cours de l’errance un brin de verdure une clarté joueuse si un puits ne se présente à l’assoiffé dans le désert le silence a épaisseur de muraille densité de matière enlisée en le désert tous les sentiers divergent ne mènent nulle part il faut qu’une oasis apparaisse qui ne soit mirage dérobade au terme dans le désert à fleur de peau tu tentes d’avancer nu et fragile humain et solitaire en le désert tu te perds parole de sable épaule de dune en le désert l’empreinte des pas tôt effacée la nuit froide et coupante les étoiles lointaines si tu n’as près de toi une chair tiède une fontaine de fraîcheur tu deviens… désert.
Pantanal sud-ouest du Brésil
Ailes battantes sur les corolles des orchidées sauvages, des népenthès
toutes livrées éclatantes les papillons en nuée chatoyante, rétractable, infiniment extensible…
Ailes encore, tantales, spatules, grandes aigrettes, ibis…
Sur terre iguanes et râles de Cayenne, ordalies du Chaco s’éparpillant en caquetant
coatis s’élançant vers la forêt
milans à bec mince buses des savanes figés dans la pose du veilleur l’oeil fixé sur les étangs sur les berges desquels des jabirus en quête d’anguilles enjambent les caïmans faussement somnolents…
Le plus riche sanctuaire d’oiseaux des marais d’ Amérique
s’entrecroisent les flux migratoires
tantales des pampas argentines, tyrans des pentes occidentales des Andes, balbuzards, goglus
chevaliers à pattes jaunes des marécages d’ Amérique du Sud
palpitent les ailes d’insoumission à tout esclavage, enivrées d’azur, de grand large et follement follement…
libres
Peuples des aires de liberté
cardinaux, tyrans, kiskidis, fourniers, hirondelles des rivages
obstinément un pic vert martèle temps de hantise
des perruches souris tressent leur nid en forme de nacelle
un oiseau vacher scintille tel un émeraude…
Florence me ressemble un peu, je crois, avec ses coulées d’or et d’ombre, ses contrastes et sa belle unité, ses excès et sa mesure humaine. Avec ce qu’il faut de pierre et de poids, ou de portes de bronze, pour l’angoisse, toujours à débusquer ; avec son large fleuve qui s’étire ; ses jardins suspendus.
Et toujours ses ruelles ambrées, ses places en équilibre, sa lente puissance de joie. Florence théâtre des passions anciennes, apaisées, pétrifiées, devenues beautés pures, Florence déchirée qui se détourne de ses déchirures, Florence qui garde sa splendeur avec fierté et célèbre la permanence des choses, contre toute logique, contre le temps qui fuit, Florence la sereine sur laquelle le soir tombe dans la rousseur des tuiles, et qui dérive lentement dans la mémoire au parfum de lauriers.
Extrait de Quatre voyages à Florence
Éd. Airelles, 2005
TENIR
Peu de choses te tiennent
Tu tiens à peu de choses
Mais tu y tiens
comme on se tient debout
bien appuyé au chambranle
des valeurs fortes
un amour, des amis
une demeure en dur bâtie jour après jour
et surtout cette conscience
qui te garde les yeux ouverts la nuit
vaste cercle
où tu veilles le feu qui manque
– combien trop –
aux hommes d’aujourd’hui
Nous avons enduré
les pampas puis la steppe
franchi les fleuves à gué,
c’était l’immensité
des talus de conquête
des faveurs étoilées,
et le sol martelait
notre marche mendiante
nous n’étions que des chiens,
mais les villages offraient
la libre la tremblante
fraternité du pain.
Nous avons traversé
les serments les fatigues
dormi sous les orages,
les arbres au loin raclaient
leurs chanfreins de résine
ils devenaient présages,
et le sol répondait
à toute certitude
assise dans son droit,
une étoile étonnait
dans notre servitude
l’encens d’un feu de bois.
Nous étions douze ou treize
compagnons camarades
en peine d’horizon,
à l’abri de nos braises
nous demeurions nomades
nos mains faisaient fusion,
et le sol annonçait
bien d’autres déchirures
pourtant nous le savions,
l’odeur du temps montait
comme une architecture
dans le lien et l’union.
mis en musique par Roger Lahaye Vers l’horizon, 2014
Complète en toi l’amour
et deviens passerelle.
Renonce à la durée
à ses lésions lugubres.
Élude le laurier
atteins la ligne rare
entends sentir en toi
s’élever l’Éternel.
Surprends ta vigilance
précède l’incertain :
qui n’écoute que ses yeux
conspire à l’exil
volant de ses cendres.
Tu dis :
Ne cherche pas à percer l’ambiguïté du crépuscule. De la page à ton corps, il y a tout l’empan de ma présence. Tu pétris tant d’opacité entre tes doigts. Tu as en toi la plainte incessante de l’innocence, toutes les mises à mort et l’enfance à fleur de lys.
Depuis longtemps, tu as décelé l’impuissance des mots, et chaque phrase ajoutée à ton poème ne charrie en son âme que le piège d’une cicatrice.
Quand la terre, trop harassée se dérobe, tu risques un éclat d’amour à la volée de l’aube.
Moi, je suis débitrice d’émotions fécondes, et je sais seulement que quelque part, entre deux étoiles, nous appartenons à la même lumière.
Tu dis :
Pourquoi décliner ton identité ? Relever tes empreintes ? Signer tes poèmes ? Penses-tu posséder la force d’inverser les saisons ? Les mots n’ont pas la grâce des mésanges ni la douceur des colombes.
Laisse-moi te regarder. Ta vie sera toujours inachevée. Tu ne l’épuiseras pas, tu ne parviendras jamais à l’orée de ta faim. Ton ignorance sera toujours ce chant de sirène, cette fuite fragile et vaine, cette tentation troublante des livres à immoler.
Ne regrette rien de la légèreté des sabliers. Invente la neige et l’étincelle de ton poème s’imprimera à l’horizon de mon sommeil.
Tu dis :
Les Hommes s’étourdissent le corps pour mieux se protéger le cœur mais ils ne vont qu’à la nuit.
Ils ont le dos voûté et le front las. Ils voyagent pour oublier leurs rides. Il y a tant de morts au fond de leurs pupilles. Ils n’ont jamais su déposer les armes pour sonder leur solitude. Leur soif de poésie est le signe même d’une trahison lointaine qu’ils ne parviennent pas à conjurer. Ils investissent l’inconnu, prennent possession des offrandes et naviguent au large de leur nostalgie.
Ils s’inventent des ports et plantent d’insolites décors aux miroirs déformants. Quand ils auscultent leur visage, ils comptent leurs souvenirs.
Un jour, leur corps échoue sur une plage : et les mouettes se rient de leurs folies.
Tu dis :
Des poètes, peu importe celui qui va venir ; il suffit de savoir que l’un d’entre eux doit venir. Ils ont les mêmes soifs d’oiseau, de femme et de tendresse. Ils lisent la mémoire des arbres et le sang des herbes sauvages. Sur leurs parchemins d’insomnie s’enracine le lierre de leurs meurtrissures.
Ils savent se taire pour ne pas entamer le partage des solitudes. Ce sont des porteurs de silences.
Ils guettent dans la paume de la nuit le retour des hirondelles, ils ont l’espérance des étoiles où ils amarrent leur amitié et leur regard. Leur vie est à la ressemblance de leurs poèmes. Ils ont la gaîté simple des poignées de mains et le souffle vif des voleurs de feu. Ce sont des marcheurs d’éternité qui traînent parfois derrière eux de lourds paysages d’oubli.
Comme toi, ils ont mal aux rêves des Hommes.
Tu dis :
Il est un amour qui brûle l’amour des autres. Qui se met au service des momies dans l’immobilité des arrière-pensées. Qui forge le cercle infernal des servitudes.
Il est un amour qui trompe le regard des passants. Pour quelle résurrection ? Pour quel avenir douteux ?
Ne vis pas de cet amour. Ouvre la parole, étreins le monde, apprivoise les sourires : alors tu m’aimeras vraiment. Au bout de tes poèmes, tu trouveras la victoire d’une vendange et la chaleur d’une moisson.
Car vois-tu, m’aimer, c’est sauvegarder cet habit de candeur dont tu vêts chaque être de rencontre. C’est rejoindre la marche du vent dans la griserie du grand large.
Tu dis :
Nos enfants, ils oublient volontiers notre nom. La nuit, ils lancent de petits graviers de silence contre nos fenêtres. Ils se moquent de nos peurs, se jouent de nos angoisses sur la margelle des averses. Ils ont l’éternité de leur avenir dans la prunelle de leurs yeux.
Ils s’éloignent de nos visages. Ils voyagent dans des contrées qui nous sont inaccessibles. Ils abordent des rivages qui nous sont interdits. Et nous racontent de très vieilles légendes tirées des océans et des temps indécis où ricochent les marées de l’hiver. Puis, ils remontent sur leurs joues la chaleur des songes et s’assoupissent entre deux images. Ils sont alors invincibles : l’obscurité ne tient pas sur leurs paupières.
Nos enfants gardent jalousement le mystère de leur farandole avec la nuit.
Tu dis :
Nous ignorons tout du désarroi. Entre toi et moi revient sans cesse la respiration lente d’un refrain qui a su briser la carapace des prières, déplomber la duperie des ombres. Ce qui importe, ce n’est pas tant de vivre pour nous que d’irriguer les silhouettes avec la passion d’une sève qui déferle.
Regarde nos mains : libres, elles ont la nudité des funambules sur l’écume des vagues millénaires. Elles ont hissé la patience à la hauteur de nos espérances. Elles ont délesté l’horizon de nos poèmes incurables. Elles sont prêtes désormais à prendre le printemps en flagrant délit d’amour au creux des cerisiers en fleurs.
L’erreur serait de croire que les nuages dérivent sans but.
Tu dis :
Il est au cœur de chaque être une énigme : comme une musique, une coulée d’oppression suffocante, qu’attisent de violents orages.
Il est au cœur de chaque être une sonate corrosive obsédante, une mélodie migratrice, au rythme syncopé, ciselée sur la portée inerte d’une argile pétrifiée.
Il est au cœur de chaque être une échappée de souffrance, issue des ressacs lointains et solitaires, qui censure toute éclaircie.
Seule la migration d’un sourire parvient parfois à briser les sortilèges.
Tu dis :
Il est inutile de cristalliser l’instant dont la mémoire incrédule ne gardera nulle trace. Pour aimer, il faut nommer les êtres, engranger leur brisure, endosser le jour au risque des ronces.
Grimpe tout en haut de ta folie, mène ton poème sur la voie lactée, arrête les comètes et redescends, l’âme apaisée. Laisse donc le ciel se charger de notre survie, laisse-le graver nos combats dans la transhumance des cendres, et nous prolongerons à l’infini notre transparence.
Notre vie est une brèche qui se nourrit de l’inconnu.
Tu dis :
…Non, ne dis plus rien. Je sais tout cela. Tu m’as appris la parole ponctuée d’une salve de vie, l’embellie des portes grandes ouvertes aux passagers de la nuit.
Tu as moissonné tous les mots à magnifier, marié nos visages à l’ivresse des sources. Avec toi j’ai pacifié la peur, purifié les incendies, pardonné aux brises-larmes. Et j’ai reçu, en partage, la promesse des marées transgressées.
Tu as distillé dans mon sang la semence des fleurs, marcotté sur mes mains la fascination des feuilles, tatoué dans ma tête l’allégresse des arbres et ranimé dans ma cage thoracique, la rage des racines.
Tu m’as offert, à l’amorce du soir, tout le secret d’une naissance.
Nos deux peuples révèrent un seul dieu, d’une perfection mathématique, et l’appellent du même nom, en deux syllabes et quatre lettres : ZÉRO. Ce nom sacré est identique dans les deux langues, à la seule exception de l’accent aigu qui n’existe que dans la nôtre ; la prononciation se révèle aussi légèrement différente, notamment pour le R que nous roulons davantage. ZÉRO. Mais le symbole pour représenter la divinité – une sorte de cercle ou de rond évidé ou de lettre O majuscule – est universel.
La discorde, survenue il y a plus de mille ans, porte sur l’un des attributs de notre dieu. Pour nos théologiens, qui s’appuient sur la tradition, ZÉRO est un nombre pair. Pour les schismatiques de l’autre peuple, ZÉRO serait un nombre impair. Nous ne sommes plus au temps des guerres de religion, des massacres et de l’inquisition, et la querelle est aujourd’hui largement apaisée, même si nous regrettons de voir ces étrangers persister et prospérer dans l’erreur. Mais que dire des impies, chaque jour plus nombreux, qui prétendent que ZÉRO n’existe pas ?
La galerie des glaces
Dans l’entrée du château, la suite de tableaux richement encadrés n’était pas composée, comme c’est la coutume, des portraits des ancêtres du propriétaire, mais de ceux du châtelain lui-même, répété maintes fois, représenté à différents moments de sa longue existence. Les œuvres, signées par de prestigieux peintres dont la plupart étaient morts, s’alignaient de gauche à droite dans l’ordre chronologique, de l’enfance à la vieillesse. On y voyait l’avancée inexorable du temps, son travail sur la chair, la peau, les cheveux et les poils, l’apparence d’un homme à travers les âges depuis la première toile jusqu’à la dernière, qui n’existait pas.
La piste aux étoiles
Un soir de grande lassitude, et après avoir vidé quelques bouteilles de bière, le funambule et le dompteur décidèrent d’échanger leurs rôles, sans prévenir le directeur du cirque. « Ce sera une surprise pour lui ! » dit le premier. « Je vois d’ici la tête qu’il fera ! » ajouta le second. Aussitôt dit, aussitôt fait. Le dompteur devenu funambule tomba du fil tendu à dix mètres de haut sans filet et se brisa les vertèbres à réception sur la piste. Le funambule devenu dompteur, tournant un instant le dos aux fauves, fut attaqué et déchiqueté par les tigres.
Appelés deux fois à la rescousse, les sapeurs-pompiers ne manquèrent pas leur numéro, en grands professionnels. Le public leur fit une ovation. Nul ne songea à réclamer le remboursement de son billet ; cette soirée, pour les spectateurs qui eurent la chance d’y assister, fut inoubliable, riche en surprises et en émotions. En outre, ce double accident – qui permit au directeur de remplacer, sans indemnités de licenciement, deux ivrognes patentés – se révéla par sa large couverture médiatique une excellente publicité gratuite pour le cirque.
Pendant les travaux la vente continue
Pendant les trois mois que durèrent les travaux de réfection de la boutique de lingerie, les clients devaient entrer par la petite porte de derrière et sortir par le même chemin ; il leur fallait de plus rejoindre cette entrée de service en faisant le tour par une ruelle sombre et d’une propreté douteuse. Plus de la moitié des habitués du magasin, qui avaient reçu une stricte éducation, ne pouvaient se résoudre à emprunter ce passage malcommode, et le chiffre d’affaires s’effondra. Même après la fin des travaux, malgré l’installation d’une large porte vitrée sur rue à double battant et une intense publicité vantant le nouvel espace de vente, clair, agrandi et rationnel, la boutique de dessous féminins ne retrouva jamais le succès passé ; sa réputation, jadis la meilleure de la ville, avait inexplicablement baissé d’un cran.
Halte péage
Au nord de l’agglomération, de l’autre côté du boulevard de ceinture, s’étend le faubourg extérieur de La Camarie. Les piétons ne peuvent y accéder que par une seule passerelle, étroite et vétuste, qui enjambe le périphérique. À l’entrée de ce petit pont branlant une bande fait la loi. Ses membres, sous prétexte d’une surveillance continue de l’ouvrage, ont institué un droit de péage qui n’est qu’une façon nouvelle de rançonner les voyageurs. La police ne fait rien, elle hésite même à se déplacer dans cette zone de non droit où tout représentant de l’ordre se fait caillasser. Bien que le faubourg de La Camarie ne soit distant que de trois kilomètres du centre ville où nous demeurons, nous rechignons à nous y rendre, courant le risque d’être détroussés par ces voyous, version moderne et non édulcorée des bandits de grands chemins. Voici bien longtemps que nous ne sommes plus allés rendre visite à nos vieux parents, restés là-bas dans la maison familiale.
Impromptu
Un jour de l’hiver 2012, mon ami d’enfance Isidore Ducasse et moi fûmes invités par une bibliothécaire du deuxième arrondissement de Lyon à lire nos textes en public. « Avec plaisir, répondis-je, sensible à cette attention. Que nous proposez-vous comme date ? » « Eh bien, après-demain », précisa-t-elle. Nous comprîmes alors, Isidore et moi, que cette invitation au dernier moment ne visait qu’à boucher un trou de la programmation, le poète initialement prévu s’étant décommandé. Notre lecture croisée de ses Chants de Maldoror et de mes propres textes, compte tenu des délais trop courts, ne pouvait être annoncée dans le magazine bimestriel de la bibliothèque, ni même sur son site internet. Cette absence de publicité fut la cause probable de notre insuccès : au jour dit, on ne comptait que trois personnes dans la salle, entrées là par hasard, et sur lesquelles on referma les portes. Nous étions tous deux furieux de la désinvolture de l’animatrice. Passe encore pour moi, qui venais à pied du troisième arrondissement, mais Isidore la trouvait saumâtre, lui qui avait fait l’effort de se déplacer depuis le dix-neuvième siècle.
Sorcières
Le jour où je pris mes fonctions de secrétaire général de la préfecture du Rhône, je découvris que les Sorcières de Macbeth travaillaient dans un même et vaste bureau au service de la comptabilité. Les trois vieilles femmes relevaient de mon autorité hiérarchique. Du moins, sur l’organigramme ; en réalité, d’après mon prédécesseur, elles étaient « ingérables », n’en faisant qu’à leur tête, et aucun chef n’avait pu les soumettre depuis leur arrivée conjointe de l’Écosse en 1981. Malpropres, édentées, vêtues de haillons, elles restaient farouchement entre elles à pépier à longueur de journée, et ne quittaient leur antre que pour aller aux toilettes au fond du couloir ; on ne les voyait jamais autour de la machine à café. Leurs collègues ne les aimaient pas. Mais comme elles s’occupaient de la paie du personnel et accomplissaient leur tâche sans retard ni erreur, nul n’aurait été assez imprudent pour leur chercher noise – au risque de se voir couper les vivres en mesure de rétorsion. On supportait donc leur aspect repoussant, leur puanteur et leurs ricanements perpétuels. Le pire était ce chaudron au milieu de leur bureau, maintenu en constante ébullition sur un réchaud à gaz : elles faisaient cuire dans une étrange mixture des crapauds, des vipères, des salamandres, des scolopendres, des orties, des chardons, des champignons vénéneux et, disait-on, des morceaux de nouveau-nés grossièrement découpés à la hache. J’aurais pu tolérer cette innocente manie sans l’odeur pestilentielle qui s’en dégageait, incommodant tous les collaborateurs du service.
Hommage paisible et hommage résistant, entre admiration et indignation
Le dossier d’une revue est l’espace délimité et partagé où se côtoient divers écrits de nature et formes différentes offrant une identité au numéro en cours d’écriture. La GRAPPE a lancé un appel à textes vers plusieurs auteurs dans le souvenir poignant de l’assassinat d’une partie de la rédaction de Charlie Hebdo le 7 janvier dernier. La notion d’hommage s’est imposée face à une actualité violente et inquiétante pour la liberté d’expression. Pour amorcer leur écriture, quelques propositions d’adjectifs pour toutes sortes d’hommages : sérieux mais aussi insolites, farfelus, amusants, intimes, étranges, animaliers, sonores, picturaux, écolos, énigmatiques,… Quelques mots-clés pour affiner le sujet : lieux, époques, évènements, personnages connus ou inconnus, réels ou imaginaires… Suivait un abécédaire (im)possible pour : piocher, picorer, pianoter, papillonner…
Les auteurs du dossier Hommage
Léa Jourdain
a 20 ans, poursuit une carrière artistique pour être comédienne, elle cherche, explore un art, en découvre un autre… évoque un hommage amoureux.
Brigitte Daillant
anime les ateliers d’écriture, ayant participé au 89 et autres numéros, son texte-souvenir d’enfance se lie au terme phare du dossier.
Richard Taillefer
poète, partage avec nous l’émotion de ses amitiés poétiques. Publications de textes en recueils et revues dont La Grappe.
Sophie Miquel
ayant déjà participé aux numéros 87 et 89, passionnée par les écrits sur les recherches botaniques, témoigne ici du surprenant destin d’une femme botaniste.
Daniel Abel
Poète, plasticien, (dessins, collages, sculptures) confie certains de ses textes à La Grappe. Son poème rend hommage aux paysages de Bretagne.
Jean-Christophe Pagès écrivain, auteur dramatique, auteur d’une fresque haute en couleurs sur les personnages qui font et ont fait l’histoire de Melun.
Colette Millet
collaboratrice de la Revue depuis une quinzaine d’années, questionne l’hommage fait aux victimes de l’attentat du début janvier à Paris.
Jean-Jacques Guéant
collaborateur de la Revue depuis 1980 rend hommage à l’action bénévole des épiceries solidaires.
poète, partage avec nous l’émotion de ses amitiés poétiques. Publications de textes en recueils et revues dont La Grappe.
À Julie, Fabian, Réginald, Jean, André,
Yves, Jacques, Pierre, Claude…
Avant que ne gronde de nouveau l’orage dans ma tête
Mes amis, mes camarades de PoéVie et de tous ces combats que nous n’avons jamais gagnés. Mes sublimes déserteurs. Vous, que j’ai tant aimé, vous êtes encore là, omniprésents, vagabondant entre les pages de ce carnet qui m’accompagne tard dans la nuit. C’est comme dans une maison où la table d’hôtes brouillonne encore de vos paroles, de vos rires, de vos colères, de nos illusions. C’est vrai que vous n’êtes pas des morts discrets et fréquentables. Toujours à douter de tout. De véritables acrobates qui sautent à pieds joints sur toutes les banalités de cette époque de perroquets, de moutons de Panurge. De temps à autre, vous sifflez l’armistice pour une bonne bouteille de Côtes du Rhône Valréas. Je la boirai jusqu’à la lie, d’un seul trait, pour me rapprocher de vous. Je me souviens de cette jeune fille, déjà vieille, affalée sur le canapé. Il y a bien longtemps qu’elle a tiré sa révérence. On s’attendrait à la voir surgir entre deux sommeils, avec ses dents de gourgandine ! gantée de noir, en délicieuse chasseresse à la chevelure interminable. Mes vénérables soiffards de première communion, il m’arrive, de vous imaginer, debout sur une estrade, en illusionnistes inattendus et maladroits, tirant une longue langue de belle-mère apprivoisée. Aux premiers prétextes, vous renversiez les verres, marmonnant, les uns plus haut que les autres, vos fausses querelles phénoménales, tel des anges gardiens de la fontaine des Saints-Innocents. Vous êtes ces petites choses envahissantes qui me raccrochent au mur délabré des vivants. Cette nuit, je ne dormirai point. Je resterai en état de veille, la porte grande ouverte, au cas où l’envie vous prendrait de passer par là.
Avant que ne gronde de nouveau l’orage dans ma tête
(*)Fabian Cerredo, Réginald Pavamani, Jean Dauby, André Laude, Yves Martin, Jacques Gasc, Pierre Courtaud. Julie Taillefer, ma fille. Claude Taillefer, mon frère.
« Une vie défaite »
Confidences posthumes avec l’écrivain Jorge Semprun.
Un matin de janvier au cimetière de Garentreville
en Seine-et-Marne où il repose.
D’une classe vaincue je suis le fils. J’ai connu le goutte à goutte de l’amertume profonde. Je suis revenu de nulle part, là où beaucoup d’autres ne reviendront jamais. J’ai fait un grand voyage avec pour seul bagage l’écriture ou la vie. Se taire est impossible, pour celui qui a connu l’exil – Jamais d’oubli ! Entre deux mémoires, je préfère l’autre. Parfois le temps du silence, ce je t’aime je t’aime. Et si c’était ça la vie ? Avant l’aveu, avant la peine et les plaines barbares. Cette mort qu’il faut, qui viendra un jour forcément, comme une tombe aux creux des nuages. Je sais, qu’en mai, renaîtra la fleur nouvelle. Par un beau dimanche, une femme à sa fenêtre, annoncera le printemps. Heureusement qu’il y a encore des hommes et des femmes pour raconter l’inimaginable. Mais sachez que je n’aurai pas aimé être le dernier survivant.
Je vous passe le témoin.
Ses amis ont exprimé le souhait de se réunir pour célébrer sa mémoire, en créant une association qui n’aura pas pour seul objectif de perpétuer le souvenir de Jorge Semprun, mais aussi être un lieu vivant de rencontre, de discussion, de débats, de conférences et colloques, de recherche sur l’homme Jorge Semprun et sur ses engagements, ses combats.
Première collectivité territoriale à avoir adhéré à l'Association des Amis de Jorge Semprun (AAJS), la Ville de Vaux-le-Pénil, lui rendît hommage du 15 au 21 mai 2013 à la Ferme des Jeux. Cette manifestation organisée en collaboration avec l'AAJS et le Think Thank Altaïr fut notamment l'occasion de voir ou revoir plusieurs films (Z, L'Aveu, Stavisky...) dont Jorge Semprun a été le scénariste et d'assister à la signature de la convention qui fera de la bibliothèque de Vaux-le-Pénil la dépositaire du fonds Jorge Semprun.
Association des Amis de Jorge Semprun
7 Avenue Patton • Bâtiment C • 77000 Melun • France
Poète, plasticien, (dessins, collages, sculptures) confie certains de ses textes à La Grappe. Son poème rend hommage aux paysages de Bretagne.
Ferveurs
Sans cesse je reviens au grand souffle océan je participe de ses marées ses audaces conquérantes sa somptuosité de perle liquide illuminée ravie tant que je vivrai je marcherai vers l’au-delà de l’île vers l’aurore le levain des haleines tant que je vivrai je briserai des lances contre les spoliateurs les massacreurs de magies.
Terre, Arcoat, je participe de ta densité de matière taraudée de tes avancées hardies de ta résistance à l’usure je démarre de toute falaise je survole la grandeur de la page sous mes yeux déployée avec le goéland cendré le sterne le phaéton argenté le macareux moine le pétrel le fou de Bassan le cormoran au ras du visible les ailes de mon imaginaire dans le grand écart j’échappe à toute cage toute volière toute geôle toute prison tout mouroir je me précipite au-devant du limpide du désir du plaisir au rivage je sème mon âge rajeunis à la vitesse de l’éclair.
Haleine et voix non pas museler muscler enrichir avec l’oiseau conquérant d’espace maître de sa gouverne nervure et éclair ardeur et frémissement je suis avec l’algue en le gosier de la marée montante avec le banc frémissant des éperlans à l’abrupt du rigide pailletant la transparence agitée je suis iode de grand large varech et goémon je viens avec le flux reprendre ce domaine de l’estran qui ne sera jamais abandonné aux vautours j’accompagne les remous les dentelles les fourrures les arcs en ciel je parle mille langues d’ophiures de radiolaires de murènes de méduses sans cesse j’élargis ma respiration fléchant ma voix vers la beauté vers l’opale d’un visage je parle voix d’aurore boréale à la banquise de connivence avec les morses les phoques les otaries mes mots icebergs dérivent montagnes ambulantes je prends en charge les rives les rivages j’appartiens au peuple des racines des résines des sèves des semences en chaque silence j’éclos une rumeur de bacchanale en chaque nuit une couleur chaude en chaque désert un oasis en chaque rêve une clairière.
Ce pays en ma mémoire sources ruisseaux rivières libellent les prairies ce pays des étangs embrumés des baies sableuses et accueillantes des criques à surprises des plages sans remords je reviens sans cesse à cette lande cette bruyère ces orées marquées de signes clairs invite à pénétrer les pénombres à m’arracher aux ronces à apprivoiser tout murmure.
Ce pays du bout de la terre où s’arrête le connu où l’inconnu s’offre dans la démesure de ce pays je me suis enivré des soleils roux des buissons à épines des roses sauvages de l’aubépine explosive ce pays en écu à mon flanc par moi porté contre les coups de massue du temps ce pays d’éclairs fauves de pelages haletants de fourrures d’incandescence de fièvres goulues ce pays de ferveur.
Terre de légende jamais je ne renierai mes origines j’appartiens à tes marais tes forêts drues où les chevaliers quêtèrent toute une vie sans trouver réponse à leur inquiétude ce pays de terre rude battue des vents et de la mer avec les villages nichés dans les anses rocheuses aux toitures d’ardoises bleues les fontaines sacrées hors du temps les calvaires moussus les clochers de granit dentelés aux processions aux fest-noz le biniou la cornemuse les petits pas de danse les jeux celtes si près des chênes massifs où les druides cueillent le gui à chaque pas avec les menhirs les dolmens les cromlechs les chapelles ouatées de pénombre ici ils célèbrent l’esprit de l’arbre et la veille du grand harfang aux nuits noires ils participent de l’esprit de la terre bretonne de son besoin d’élancer de fructifier multiplier rayonner quand l’alouette est braise vive au-dessus du champ au rivage la mouette rieuse joue avec les vagues comme avec un enfant les osselets je chemine mes empreintes s’inscrivent entre chien et loup sans peser sur le sable j’inaugure un itinéraire occulte avec la vague avec la mer la petite crevette grise l’avocette aux roseaux je veux aller à l’aigu de mon être ne jamais démissionner de mon dessein d’éclaireur.
anime les ateliers d’écriture, ayant participé au 89 et autres numéros, son texte-souvenir d’enfance se lie au terme phare du dossier.
Bons baisers de Russie
« Mes hommages, Madââme » puis il lui baisa la main.
Du haut de mes huit ans, je le vis, élégant, élancé, se courber lentement vers ma grand-mère puis, la courbette en arrêt, amener la main gantée de mon aïeule vers ses lèvres.
Je notai qu’il l’effleura.
Très vite, il se redressa et la conversation commença, brève, discrète, délicate, respectueuse.
Enfin ma grand-mère me fit signe, un échange muet tel un ballet s’exécuta sous la forme d’une conversation de hochés de têtes gracieux et distingués auquel je participai joyeuse, étonnée.
Il tourna les talons et notre marche reprit.
La seconde suivante, j’inondais ma grand-mère de questions :
« Pourquoi? Comment ? Qui ? Et dans la rue !!! »
« Ce Môôsieur est un Russe Blanc ma chérie, ce baisemain montre sa parfaite éducation ! »
Un russe blanc ? Une question en amène une autre… Qu’évoque cette couleur pour une fillette ? Pureté ? Maladie ?
Grand-mère semblait repue d’aise et je la vis imperceptiblement se redresser. Etrangement son dos semblait ne plus la faire souffrir.
Je n’en compris pas plus, on me parla de Révolution, de Tsar, de bolchévisme, de sang, d’injustice et je gardai en mémoire jusqu’à aujourd’hui les hommages rendus à la dignité de mon aïeule, célébrant du même geste l’histoire d’un pan de la Russie du début du XXème siècle et la presque majesté de la mère de ma mère.
a 20 ans, poursuit une carrière artistique pour être comédienne, elle cherche, explore un art, en découvre un autre… évoque un hommage amoureux.
Toi,
Mon frère, ma sœur,
Ton identité ne m’intéresse pas. Tu es si beau tel que tu es, là, maintenant, sans nom, sans prénom, sans sexe, sans âge, sans métier, sans date de naissance, sans toutes ces conneries que l’on entasse pour rechercher qui nous sommes, sans ces fantasmes qui finissent par nous ensevelir. Cache moi encore un peu la pancarte sociale que l’on se pend tous au cou. Je ne veux plus la voir.
J’aime mon malaise pendant ce court moment où tu prends tout mon univers. Yeux dans les yeux, nous nous toisons comme deux animaux perdus se flairent avec intérêt.
Rien n’est plus important que l’autre. Ta chaleur, ton odeur, ta respiration, ta paupière qui palpite, ta main qui tremble. Tout ton être parle à mon corps sensible.
Je réagis à toi. Tu réagis à moi.
Nous existons, ensemble.
Nous nous sommes éloignés. Sur des kilomètres et des journées passées, tu existes en ma chair. Tu murmures en mon jeu, en mes mots écrits, en mes lignes colorées.
collaboratrice de la Revue depuis une quinzaine d’années, questionne l’hommage fait aux victimes de l’attentat du début janvier à Paris.
Quelques mois après les évènements dramatiques de janvier survenus au siège de Charlie Hebdo, quel regard porter sur l’hommage populaire rendu aux victimes dans un environnement médiatique en état de choc ?
Hommage contre illusion de la communication
Au lendemain de ces terribles journées, un slogan anonyme surgît de nos ordinateurs pour nous dire qui nous étions devenus. Dans les moments difficiles que traverse notre société individualiste, une certaine communication consumériste veut nous faire croire qu’une phrase aux allures publicitaires diffusée d’un clic, mobilise une foule qu’il aurait été impossible à rassembler sous une seule bannière.
L’époque est au gros temps barbare une guerre nouvelle s’invite dans les médias mettant le feu aux poudres des cultures l’hommage d’une foule en deuil n’est pas éloge
Force du silence contre mort violente
La foule émeut quand elle déploie en rempart sa force silencieuse. Dans l’attente de sa marche, la foule patiente mesurait ses mots cueillis par des télévisions vidées de toute autre info et cherchant le spectaculaire témoignage dans l’ampleur des manifestations. Indignée de l’horreur de ces meurtres, la foule offrait son respect et sa compassion aux journalistes tués dans les bureaux de leur journal, comme aux victimes du deuxième attentat du Cours de Vincennes. Sidération face au déchaînement de violence pour supprimer des dessinateurs de presse satirique comme Cabu et Wolinski : tuer leur insolence confisquait un pouvoir-rire-de-tout qui s’affranchit des normes.
L’onde de choc s’appose au ralenti sur fond du bruit d’armes automatiques, dans l’emphase des jours et des nuits suivants, le discours ininterrompu des grands médias serine les noms des victimes connues et biographe ces vieux farceurs, ces natures à l’enfance encore proche, irréductibles fantômes de la liberté de mal penser
Un crayon contre une kalachnikov
L’humour prenant des formes différentes selon les cultures, personne n’ignore qu’un dessin critiquant les croyances ne peut être apprécié par tous. Un dessin humoristique met en cause une idée complexe en un raccourci cherchant la complicité du lecteur par le rire. Mais un article et un dessin qui circulent dans le monde via le net ne rivalisent pas de violence avec une arme faite pour tuer une cible vivante : ceux qui nient cette réalité précipitent le monde, eux-mêmes compris, dans l’ombre d’une humanité sans visage, désespérée.
Quand des bras armés gesticulent une sanction meurtrière contre un vouloir jacasser haut et fort c’est un tragique horrible qui braille l’inconcevable cacophonie du meurtre
Les médias tout contre le peuple et le politique
La foule pacifique montre une sagesse faisant défaut à une presse qui ne cesse d’agiter les peurs dans la promotion des politiques de l’extrême. Devenue victime de la mise en acte de cette stratégie de la terreur, elle s’est vue contrainte d’observer une trêve éphémère avec un pouvoir de gauche capable de réunir les principaux dirigeants politiques internationaux pour défiler à ses côtés.
Tard le soir les lumières de la ville questionnent encore les mains tendues
Et les mots aux aguets dans le pouvoir secret d’une pensée off
L’écriture cherche la paix jusqu’à l’os
Au-delà de l’hommage, une prise de conscience de la vulnérabilité de toutes les cultures
Suffit-il pour défendre une culture d’enseigner la tolérance, de partager le savoir autour de soi, de respecter la nature, d’aller au concert, de fréquenter le ciné-club ou le café philo, d’acheter ses livres en librairie, d’apprendre les langues étrangères, de voyager, de dessiner, d’animer une revue littéraire, de défiler dans la rue ? Dans les semaines qui suivirent, ce choc sur l’opinion provoqua une vague d’abonnements de soutien au journal dévasté. Les regards et les conversations échangés entre inconnus dans la rue en disaient long sur l’impact de l’évènement sur une société qui ne vivait pas jusque-là sa culture en danger. De nombreux articles de presse examinant la situation ouvrirent des débats de fond. En brutalisant la liberté d’expression, celle qui ne nous coûte rien puisque conquise de haute lutte par nos ancêtres, celle qu’on partage donc volontiers à condition d’en respecter nos règles puisqu’elle nous appartient, on nous a rappelé qu’il nous faut la défendre malgré le chômage, la crise, les difficultés économiques.
Guettant l’envol de la colombe de tous les ici-hauts et les ici-bas-côtés on pioche l’amour de la vie et de la liberté avec l’une de ses plumes en lieu et place d’un poème qui rabâche pour mieux la caresser l’idée même de Paix Universelle
Evoquons les attentats commis ailleurs depuis, les touristes tombés devant le Musée de Tunis en mars, les étudiants massacrés au Kenya en avril, la démolition en direct d’une partie du patrimoine de l’humanité en février.
Jean-Christophe Pagès écrivain, auteur dramatique, auteur d’une fresque haute en couleurs sur les personnages qui font et ont fait l’histoire de Melun.
“ à Melun ” est le récit intermittent de l’auteur né contre toute attente dans une ville qui voudrait bien être touristique : son Brie, sa Prison, sa Préfecture. La ville royale rêve, hésite entre Seine et scène. Mais selon l’audacieuse préfacière du recueil, Nathalie Quintane, l’auteur décentralise défrise sans remords la langue de poésie pour passer en « trombe-revue » des personnages morts ou vivants ayant un lien coupable avec Melun. On reconnaîtra ainsi Thuram/Makélélé, Bertrand Duguesclin, Anna Gavalda ou Robert Le Pieux… À savourer.
Les brefs extraits qui suivent sont destinés à vous mettre en appétit pour découvrir tous les autres personnages du récit :
Burnout
pour robert
de son vivant hugues désigne le fils comme unique successeur
à melun robert capet construit une tour et meurt
18 ans
robert épouse rosala mais la répudie l’année suivante
– elle a trente-quatre ans de plus
– incapable de lui donner un enfant
– elle est choisie par hugues
alors robert tombe profondément
amoureux de sa cousine berthe
demande une dérogation au pape :
pourparlers, tractations, refus
impatient robert se marie quand même
oblige archambaud (l’archevêque de tours) à célébrer l’union sans annuler ses premières noces
hugues s’oppose mais décède
pape grégoire colère noire convoque un synode & robert excommunié :
canon 1 : robert quittera berthe sa parente pénitence de sept ans s’il refuse anathème
canon 2 : archambaud mariage incestueux suspendu de la communion + visite à rome pour s’expliquer
après
le roi & la reine s’enferment dans leur palais
robert ne veut pas céder
rien n’arrêtera son amour sauf la douleur
berthe dépérit à vue d’oeil
elle est triste
robert craint trop la damnation éternelle
d’ailleurs berthe est stérile
la mort dans l’âme quitte sa promise
accède à l’injonction papale
troisième mariage avec constance
mais
rosala devenue religieuse meurt
berthe reste sa maîtresse jusqu’à la fin
constance
hautaine avare cruelle vaniteuse et dominatrice
complote contre son mari
méprise ses bonnes oeuvres (les pauvres coupent les
franges d’or du manteau royal)
raille sa piété
progéniture : 4 fils 1 adèle
o constantia martyrum
melun
pourquoi paris pour capitale nul ne sait puisque les rois résident aussi bien dans leurs châteaux construits sur une île au milieu de la seine à melun ou paris
Tutu & claude
le premier l’aîné de l’autre
arrive en métropole à 9 ans
milieu de terrain offensif
fontainebleau puis melun
claude signifie bruit en lingala
débarque à 5 ans du congo
son père footballeur exilé
joue en belgique
le guadeloupéen fréquente une animatrice
s’engage politiquement
« avant de parler d’insécurité il faut parler justice sociale »
mais la présentatrice a déjà une petite fille
le congolais soutient amnesty
sponsorise le dictionnaire en lingala
propriétaire du restaurant royce
fraie avec le top model réunionnais
1987 tutu croise claude à melun
joueur le plus capé
deux buts mythiques
2008 arrête sa carrière
malformation cardiaque héréditaire
claude possède un garçonnet
pratique encore le football pour le club parisien
où il a failli retrouver le recordman
l’année dernière
le natif d’anse-bertrand (c’est tutu) voulait devenir prêtre
mais il a dû revoir son projet pour épouser sandra
lui donner deux enfants
avant de divorcer
le FC melun n’a jamais oublié claude
14 ans quand il atterrit chez les juniors
superbe reprise de volée des 25 mètres
dans la lucarne
anse-bertrand située à l’extrême nord de la grande-terre
le village refuge des indiens caraïbes
un planteur accuse une esclave d’avoir empoisonné sa maîtresse
claude le messie
360 000 euros pour son club formateur
au mée joue patrick son frère
un jour leur père a dribblé pelé
à 17 ans opération du genou c’est fini
mais tutu rebondit
au début le surnom l’ennuyait
à cause de thuthule pieds carrés
Je ne suis pas anna
je ne suis pas né en 1970
c’est ma soeur
comme elles ont le même âge elle est fan
je figure dans le répertoire de la vie littéraire en seine-et-marne
pas anna
je ne suis pas né à boulogne-billancourt
mais à melun
je suis l’aîné d’anna qui me doit le respect de quatre ans
quand ma soeur est née j’ai dit c’est ça ma soeur
je n’ai rien contre les jeunes filles
seulement les cadettes
anna passe son enfance à la campagne en normandie
je grandis à melun
sa famille est folklorique car son père est dans
l’informatique et sa mère dessine des foulards
elle a deux frères et roseline
j’ai deux cadettes
père modéliste mère sourde
anna lit des BD écoute bobby lapointe
on s’intéresse à la genèse de son oeuvre
je ne suis pas un descendant de dorothy parker
anna est envoyée dans une institution pour jeunes filles
je vais à l’école communale
j’obtiens le bac au rattrapage
elle échoue à sciences-po
moi aussi
mais elle en profite pour écrire sa première nouvelle
anna ne perd pas son temps
à la même époque je suis au service militaire
rares poèmes pendant mes perms
je ne fais pas hypokhâgne ni maîtrise de lettres
je suis sur la liste complémentaire du concours de l’école normale
(après droit et BTS action commerciale, je peux moi aussi avoir une trajectoire originale)
elle collectionne ensuite les petits boulots
fleuriste ouvreuse de cinéma vendeuse de vêtements préceptrice pour enfants
veut devenir journaliste
je fais TUC dans un bus informatique qui arpente le département
distribue des gratuits vendeur hi-fi
on se passionne moins pour mon début de carrière
puis anna est professeur de lettres dans un collège de melun
je suis instituteur remplaçant
je ne suis pas anna
j’ai quatre ans de plus
je suis masculin
mais nous ne sommes pas au bout de nos surprises
en 1996 elle a son fils louis
le mien a déjà 5 ans
cependant louis est le deuxième prénom de mon fils suivant
on peut imaginer des correspondances secrètes
anna lauréate de la plus belle lettre d’amour sur france inter
puis gagne un concours de nouvelles policières organisé par la bibliothèque de melun
du coup elle achète un ordinateur chez un soldeur de villejuif
je laisse les exégètes remonter le fil de l’acquisition de mon premier PC
j’étais contre l’investissement
ma compagne se chargea de moderniser notre foyer
en 1999 sa fille et c’est déjà le succès du premier recueil
elle tient une rubrique dans un quotidien
je fume grossis
mon père quitte ma mère
anna reçoit des prix
son livre traduit dans 20 langues
je n’échappe pas à la annamania …
C’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes
Une locution parmi les plus imagées qui soient. Pour peu qu’on l’entende sur le coup de midi, avec l’estomac dans les talons, on peut s’abandonner délicieusement à son sens littéral. Avec elle, c’est un monde calme et rustique qui ressurgit à l’esprit. Voici la cheminée, le feu qui crépite dans l’âtre et au-dessus, dans un grand pot luisant et cabossé, une soupe riche et onctueuse qui chauffe. Autour, des enfants jouent, piaillent et s’impatientent :
« Maman, quand est-ce qu’on mange ? »
« Un peu de patience, mes pioupious. La soupe est bientôt prête. »
Et ce disant, la mère tourne et retourne l’épais bouillon avec une grande louche jusqu’à ce qu’il soit à point.
Car, en ces temps anciens, on ne changeait pas de vaisselle toutes les années. On misait sur la durée et les objets quotidiens, issus de l’artisanat local, devaient faire la preuve de leur robustesse. Misère de notre société consumériste, où tout est programmé pour un épuisement (et donc un renouvellement) rapide ! Où ce qui résiste durablement à l’usage – sèche-cheveux, broyeur de légumes ou cocotte-minute – fait figure d’exception. Mais peut-être qu’un tel monde, chaud, solide et douillet, n’a jamais existé dans nos campagnes ? Il faut se garder de prendre pour argent comptant nos images d’Epinal.
Changeons à présent de contexte social et imaginons deux locuteurs – un jeune homme bien balancé et une dame sur le retour d’âge mais encore sûre de ses atours – qui se rencontrent dans une réception municipale. Il est environ 20 heures mais aucun d’eux n’a vraiment faim car ils n’ont qu’à tendre la main pour gober des tapas et des petits-fours : la mairie, pour une fois, n’a pas lésiné sur le buffet. Ils prennent un verre de vin puis une coupe de champagne. Les voilà vite lancés dans une discussion de salon, faites de lieux communs, de politesses et d’insinuations. Las ! Le beau jeune homme est du genre réservé, peu enflammé par les charmes de son interlocutrice. En bonne « cougar », celle-ci affiche pourtant un décolleté généreux, une jupe moulante et des talons aiguilles qui en stimuleraient plus d’un. Mais ce soir son gibier lui résiste et, au fond d’elle-même, elle en est affectée. Comme elle ne s’avoue pas facilement vaincue, elle se rapproche de lui au point de frôler son torse avec ses seins et, les yeux dans les yeux, lui demande :
« Vous avez dîné ? Si nous allions au restaurant ? Je commence à avoir faim. »
« C’est que j’ai promis à ma mère de ne pas rentrer tard… »
« Oh, le pauvre chéri ! Il n’a même pas la permission de minuit. »
« Une autre fois, si vous voulez. »
« Peut-être ? conclut-elle en s’éloignant de lui. Vous savez, c’est dans les vieux pots qu’on fait les meilleures soupes. »
Il y a des métaphores que les femmes filent mieux que leurs bas, même à l’heure du repas. Et des soupes biologiques qui valent bien que l’on oublie momentanément son estomac. Ainsi se dégage la vision d’un monde où ce sont les femmes qui sont activement demandeuses de sexe face à des hommes indécis ou ravalés au rang d’objets. A ce jeu-là, contrairement à la petite démonstration qui précède, les vieilles cuisinières font rarement chou blanc. Encore faut-il que leurs conquêtes masculines pensent que l’expérience croît avec l’âge ou qu’elle en est son antidote.
NON, mais…
Cette question récurrente du public à laquelle La Grappe répondait par la négative pendant les Salons ou après les lectures publiques, a continué de nous interroger. Que cherchent les demandeurs en sollicitant la revue dont la vocation est de publier textes d’auteurs et nouveaux talents ? Apprendre quelque chose : mais quoi ? Se divertir : comment ? Approcher l’écriture en train de se faire ?
Il se trouva que je participais moi-même épisodiquement à des ateliers d’écriture. Je me documentais sur cette pratique déjà ancienne aux USA, proposée en France par des associations diverses, des auteurs, parfois aussi dans le cadre universitaire.
Pendant la préparation du numéro 87 avec sa Carte blanche confiée à l’association amie O débi, La Grappe posa la question de la réécriture de textes issus d’ateliers d’écriture. Lors d’une de nos rencontres, Brigitte Daillant qui possède une solide expérience de cette pratique, me proposa d’en organiser un avec elle et de l’animer ensemble. Avec le 88, la revue lança son premier grand dossier avec appel à textes, une commande aux auteurs qui voudraient bien s’emparer du sujet à traiter mais chacun chez soi.
« Et pourquoi ne pas faire des ateliers de réécriture ?»
OUI ? Mais…
Avec toutes ces expériences cumulées, plus l’envie d’inviter des auteurs et des amis à travailler ensemble, il ne restait plus qu’à concevoir à deux une suite d’ateliers d’écriture et de réécriture. Encore nous fallait-il réunir les meilleures conditions et définir
quelle démarche créative nous permettrait de surprendre nos partenaires de jeu d’écriture tout en restant à leur écoute.
Le 28 février et le 11 avril 2015 La Grappe inaugure et expérimente une suite d’ateliers de création.
Théoriser la nécessité de la réécriture, est-ce un besoin de la justifier comme on justifierait un texte avec des marges bien marquées ? Je m’explique : je ne sais pas ce qui est le plus difficile dans l’écriture de dépasser la première ligne jusqu’à noircir la page blanche ou de reprendre la page remplie pour en faire un texte plein, cohérent, inventif. Cela doit dépendre des tempéraments des auteurs. Mettre tous les participants en condition d’écrire est le contrat habituel d’un atelier comme celui de les mettre en relation avec d’autres écritures. On l’a tous éprouvé un jour : entendre sa voix intérieure devenir texte exerce une sorte de fascination. Elle ne doit pas empêcher l’auteur de dépasser le stade de l’ébauche pour préciser sens et forme. Et puis prendre le temps de s’égarer en chemin est aussi nécessaire qu’aller au-devant de ce qui s’énonce peu à peu. S’engager dans la réécriture est un travail de longue haleine. Celle pratiquée en atelier nécessite l’attachement suffisant de l’auteur et son insatisfaction au premier texte produit, puis son adhésion aux suggestions de modifications, extérieures à ses choix. Cette mise à distance des premières productions doit pouvoir donner naissance à différentes versions du texte. Leur comparaison consolide les capacités autocritiques de l’auteur qui, en s’imposant ses propres contraintes, prend plaisir à continuer d’explorer les possibilités de ses écrits.
Petits secrets d’une méthode pour expérimenter un atelier de création.
Choix du lieu
S’installer discrètement dans des lieux fréquentés par un public : une salle d’exposition et des visiteurs, un jardin public et des promeneurs, une belle médiathèque et des lecteurs. Ambiance
isser une ambiance amicale et entretenir un climat sécurisant pour qu’un travail habituellement solitaire puisse profiter de la créativité de chacun des participants pendant les deux ou trois heures que dure l’atelier. Accoler l’écriture à une autre forme artistique est recherchée : les tableaux de l’exposition d’art chinois de l’Espace Saint-Jean ont inspiré les textes du premier atelier le 28 février, la présence du peintre Monique Le Maoult croquant les participants le 11 avril a apporté un plus indéniable à cet atelier. Auteurs participants
A la fois présent à son écriture personnelle et au groupe, le participant est mobilisé et détourné de ses sujets habituels par plusieurs propositions d’écriture. Il est confronté à la lecture et l’écoute de ses textes et accompagne celles des autres. Connaître la majorité des participants est un atout qui permet d’anticiper les attentes et réactions de chacun. Sujet
Pour permettre une diversité dans la création des textes, amusants et surprenants, graves et profonds, le choix d’un sujet n’est pas toujours thématique, ni unique.
Pour conclure provisoirement
Quel usage faire des textes produits ? Le comité de lecture choisissant d’en faire paraître quelques-uns dans la revue, quel statut auront-ils ? Brouillon, essai, curiosité, étude ? A vous lecteurs d’en décider.
Colette Millet
Quelques textes de l’atelier
Sandra
Toi l’orchidée noire qui me soudoie du fond de la salle et que feignant d’oublier j’ai laissée au coin de mon regard. Pourquoi ne t’ai-je pas choisie. Pourquoi ai-je voulu fuir ta noirceur tentaculaire ?
Tentant de t’arracher à ton destin tragique, tu t’élances au travers de cette feuille blanche marquant de ton sceau ténébreux cette exposition colorée. Toi que j’avais crue si forte je vois tes fragiles pétales s’alourdir de jour en jour car tu découvres peu à peu que c’est toi qu’ils ont choisie pour décorer leur foyer.
Et dans l’immobilité de cette toile tu cherches l’immortalité. Et dans mon regard tu cherches, ma compassion mon admiration car pourquoi seul narcisse aurait le droit d’être admiré.
Je t’aime pars avec ce mot et laisse-moi t’oublier plus jamais je ne resterai pétrie devant tes pétales de méduse.
Camille
Philosophie crucifère
ou
Dialogue entre navets
M.de Meaux en s’adressant à son compatriote alsacien: Vous, vous avez beau pousser sur les mêmes terres que moi, je n’ai pas plus d’atomes crochus avec vous qu’avec un poireau! Gros navet d’Alsace : Un poireau ! En voilà donc des manières! Jeune de Hollande : C’est vrai que nous, Jeune de hollande et Navet de Meaux avons l’originalité de mûrir tôt dans la saison. Navet Blanc Globe : Et que faîtes-vous du goût en bouche messieurs ? Navet de Meaux : Foutaise ! Ce que recherchent nos cultivateurs, nos maîtres, c’est d’obtenir une production en flux tendu. Mademoiselle Navet des vertus : Eh bien moi, je suis de l’avis de mademoiselle Navet Blanc globe, ce que l’on apprécie en moi, c’est…. (Rêveuse)… la tendresse sucrée de ma chair, ça leur rappelle les doux mois d’été qui m’ont vue grandir !… Navet Long à Collet Violet : Pour ma part, je ne fais pas de chichi mademoiselle Blanc Globe, je pousse partout en grande culture et pour le coup la productivité, je connais ! Mademoiselle Blanc Globe : Certes, mais votre pot au feu ne fera pas trépigner les papilles de vos clients! Navet Long à Collet Violet : Cessez avec votre exception culturelle, nous savons tous d’où vous venez ! Cela ne fait plus tout ! Désormais les variétés dont vous faites partie sont amenées à disparaitre : trop d’entretien, de précautions à prendre… M.de Meaux (d’un ton conciliant) : Cessez mes enfants de vous chamailler et pensez que jadis vous n’auriez même pas eu l’idée de vous exprimer! Vous auriez été coupés, émincés et bouillis avant d’être arrivés à maturité ! A présent vous pouvez songer à vous marier entre variétés… Navet Blanc Globe (prenant l’air offensé) : Le mariage pour tous : en voilà une idée originale! Auriez-vous une meilleure idée Monsieur de Meaux pour que notre race ne dégénère génétiquement ? Mademoiselle Blanc Globe :… et puis toutes ses expériences que l’on fait sur nos petits corps. De nouvelles variétés naissent… sans histoire et sans d’autres ambitions que celle de nous évincer. M.de Meaux: Du calme ! N’oubliez pas que nous provenons également de croisement d’origines variées ! Il y a bien des années nous avons été sélectionnés pour nos qualités, au détriment d’autres légumes jugés moins tendres ou plus difficiles à cultiver. Mademoiselle Blanc Globe : Certes mais aujourd’hui, c’est nous qui sommes en piètre position ! L’histoire se répète ! Navet Long à Collet Violet : Un sage disait qu’ « un peuple qui oublie son passé se condamne à le revivre ». Prenez-vous en main ! Comme je vous l’ai dit, je ne fais pas de chichi de façon à pouvoir rivaliser avec ces variétés produites de manière extra-terrestre! Je n’ai rien d’autre à ajouter, Darwin l’avait prédit : évoluez Messieurs-Dames ou disparaissez! Mademoiselle Blanc Globe : Et moi qui souffre déjà de ces vapeurs noirâtres qui sortent de ces pots que l’on appelle d’« échappement ». C’est moi qui souhaiterais m’échapper si je le pouvais. Mais je suis enracinée dans la noirceur industrielle de cette modernité… (Versant une larme) M.de Meaux : Que de fatalisme dans les mots d’une si jeune demoiselle ! (s’adressant à Navet Long à Collet Violet). L’originalité vient de nos différences… c’est en revendiquant l’authenticité de notre terroir que nous gagnerons la partie. J’ai foi dans le progrès, mais le progrès culturel, celui qui a conscience de la puissance de la science. Navet Blanc Globe : C’est un Blanc Globe qui vous le dit Messieurs-Dames : le terroir n’existe plus ! La terre n’a plus la saveur d’autrefois. Jamais vous ne retrouverez les saveurs d’antan. Mieux veut jouer la carte de la productivité ! Mademoiselle Blanc Globe (pleurant) : Vous ne comprenez donc rien! J’ai comme un nénuphar qui m’empêche de respirer ! Je suis condamnée ! Nos créateurs, nos cultivateurs sont aussi ceux qui nous détruirons ! Un poireau Monstrueux de Carentan fait son entrée dans le potager : Que vois-je, une si jolie demoiselle en pleurs… que vous ont fait ces Messieurs pour vous mettre dans un tel état ? Gros navet d’Alsace : Un poireau… que vient-il faire dans le débat ? Comme si ce n’était pas déjà assez compliqué comme ça ! Mademoiselle Blanc Globe (séchant rapidement ses larmes) : Il a peut-être des idées plus optimistes que vous autres ! M.de Meaux (Moqueur) : Le mariage pour tous : je dis oui! Le jeune poireau Monstrueux de Carentan : Voyez-vous, je milite pour la reconnaissance des « mauvaises herbes » au même rang que nous autres « plantes potagères ». Mademoiselle Blanc Globe : Quelle noble cause … M.de Meaux : Il vaudrait mieux nous apitoyer sur notre sort plutôt que sur celui des autres… N’est-ce pas ? (se retournant vers Le Navet blanc globe). Navet Blanc Globe : Tout à fait ! Mademoiselle Blanc Globe : Je pense au contraire que les enjeux des uns sont devenus ceux de tous… n’est-ce pas ce qu’on appelle « mondialisation » ? Le jeune poireau Monstrueux de Carentan : Je vois qu’il n’y a que vous qui sembliez me comprendre, Ma-demoiselle (lui prenant la main). Pourquoi ne pas inviter ces charmants chardons dans nos potagers ? Certains arguent du fait que la terre s’appauvrirait. Faux ! Au contraire ! Jouons le jeu de la complémentarité. Nos amis chardons et orties ne recherchent pas les mêmes… Navet Blanc Globe : Nous nous écartons du débat jeune gens! Le jeune poireau Monstrueux de Carentan : Au con-trai-re ! Nous sommes en plein dedans ! En acceptant les étrangers au potager nous ferons fuir ceux qui n’ont pas leur place : les « mauvaises herbes » comme on les appelle couramment, sont d’origine « 100% naturel » contrairement à ces OMG … (se reprenant rapidement) OGM je voulais dire! Mademoiselle Blanc Globe : Oui, allons rencontrer ceux qui vivent aux bordures de notre monde. Cette rencontre ne pourra être que plus enrichissante! Le Navet Blanc Globe : Retour à la « Sauvagitude » ! Mademoiselle Blanc Globe : Quelle belle expression ! « Sauvagitude » et bien moi je vous laisse à vos discours spéculatifs et ce Monsieur Monstrueux de Carentan changer le monde ! M.de Meaux et le Gros navet d’Alsace (songeurs) : C’est beau la jeunesse ! Le Navet Blanc Globe : Revenons à nos oignons! Gros navet d’Alsace à M.de Meaux le regardant : Laissez la nature trouver son chemin M. Navet Blanc Globe… Nous, retrouvons-nous pour un bon pot au feu!
Rosine
Le blanc à l’intérieur
Etale quelques couleurs
Eclatantes comme des plumes.
Découvert d’un corps
Equilibre gravitation
Immobile sur un
Caillou salutaire
Roi solitaire, il
Glougloute avec le vent,
Reine des feuillages
Elfe enfoui dans les
Rochers à peine esquissée
Grandiose forme
Ronde, arrondie,
Prisonnière du cadre
Grignote, grignote les
Bords du monde
Heureux prince
Sorti des calices de la tulipe
Remonte infatigable
Jusqu’à la tombée de la nuit.
Rencontre sa belle
Au coucher du soleil
Une voix, des prunelles
Claire des prés, haute perchée
Invitant à planer
Au-dessus des marées
Où jacassent les canes
Embarrassées par leurs petits
Fanfarons qui toujours
Cherchent quelques miettes
De pensées à attraper dans leur bec
Au moment de la pluie
Au couvert d’un toit de feuilles
Sous les duvets chauds
Une histoire s’invente dans
Les chemins pentus des montagnes célestes
Un rien perturbe les insectes qui butinent
Tout s’ouvre sur un monde insolite
Où la gamberge sautille avec les grenouilles.
Brigitte
Et pourquoi ne pas s’essayer à la pratique de l’haïku poésie japonaise occidentalisée au début du XXème siècle, sous la forme d’un tercet de trois vers respectivement de cinq, sept et cinq syllabes évoquant la nature ou une saison.
Haïku
Grenouilles
Sons courts, lourds, lointains
Peaux scintillantes et douces
Chants d’accueil pluvieux
Sous la forme d’un entretien voici le chemin « en poésie » du poète breton, né en 1953, et retracé dans ce livre avec simplicité, efficacité. Simplicité car lorsqu’on est le fils d’un cantonnier et d’une couturière, dans un hameau de cinq maisons, sans télévision, que l’on va à l’école à pied cinq kilomètres aller-retour – on vit réellement et tout simplement à l’écart du monde… La pauvreté, la sienne et celle de ses voisins, il connaît : Je ne me sentais pas pauvre… tout est relatif et les riches dans le fond m’étaient indifférents ; ils me le sont toujours.
Un monde clos sauvé par des parents aimants et l’école qui libère. Mais la mort du père qui survient constitue un tremblement de terre pour l’enfant de 12 ans. Beaucoup plus tard il se donnera des « pères », des maîtres, et pas n’importe lesquels : Guillevic, Xavier Grall, Jean Malrieu…
Après cinq années d’horrible internat, il fait la rencontre de la poésie avec les chansons de Léo Ferré. Il écoute, il reçoit, il s’imprègne. Et à dix-huit ans cherche son chemin à la fac, histoire-géo, et tout à coup coupe tous les ponts, cesse d’être pion pour vivre libre Pas de salaire, pas d’études, la poésie seulement.
C’est que peu de temps auparavant il a reçu un vrai coup de foudre. Il choisit de vivre en poésie après avoir été sur scène dire ses poèmes devant 300 ouvriers en grève, passant après Gilles Servat : un géant à la voix comme une rivière, la mienne était un ruisseau, j’ai dit cinq poèmes…
Dire mes poèmes et sentir l’écoute des hommes et des femmes m’a sauvé.
Libre donc, peu de sous, des camarades, une coopérative pour produire des disques, petits cachets, partage des bénéfices j’ai eu un peu le vertige avoue-t-il, mais la peur donne des ailes.
Le poète prend alors lentement son envol. Vivre quotidiennement en poésie est une rude expérience. Entre livres publiés et spectacles il lui faut durer, trouver des maisons à habiter et ne pas y avoir froid. Il lit sans cesse, se nourrit de poèmes. La voix lui ouvre le chemin de la poésie, il écoute avec ferveur Nazim Hikmet, ses poèmes lus par une amie, ou ceux de St Jean de La croix lus en espagnol.
Il va peu à peu tracer son chemin, parcourant avec ses récitals tous les villages de Bretagne, jusqu’à la véritable reconnaissance de son talent. Puis à la demande de Michel Le Bris il entre dans l’équipe des « Étonnants voyageurs » à St Malo, pour infiltrer la poésie au festival comme on infiltre un agent secret dans un pays étranger !
C’est à ce festival que je l’ai rencontré, que j’ai souvent apprécié son inlassable activité de passeur de poètes du monde entier, envers et contre tout, des grands et des moins grands comme il dit(1).
Tout au long de l’entretien de La langue fraternelle on est en compagnie du poète, vite complice de ses confidences, de ses aveux. Au fil des pages il nous livre ses convictions, parlant d’amour par exemple :
Une seule question importe, celle de l’amour. Amitié incluse.
Tu aimes une femme, un homme, un animal, un paysage,
le métier que tu fais. Aimer c’est le verbe des verbes.
Ou bien à propos de l’écriture et de la scène, de l’homme de scène qu’il est devenu, avouant qu’il a mis du temps pour apprendre que :
Ce qui est écrit, n’est pas ce qui est dit, les deux n’obéissent pas aux mêmes lois. Le secret c’est de pouvoir dire un texte qui tient à la fois à l’oral, c’est-à-dire dans l’oreille de celui qui t’écoute, dans sa mémoire immédiate, et à l’écrit, dans sa mémoire longue.
Il dévoile peu à peu la carte de ses rêves depuis que son père lui a dit avant de mourir : « Si tu as un rêve, suis le ». Ainsi les rêves sont pour lui des portes battantes. Vers quel monde ouvrent-elles ? Je ne sais pas. Il y a ce grand mystère de l’autre qui meurt et que tu continues à aimer…
Mais il y a le pouvoir de la poésie : La poésie du passé est présente. Tu réveilles un poème du passé en le lisant, en le disant. « – Quand a-t-il été écrit ? – Il y a quatre mille ans. – Ce n’est pas possible ! – Si. » Le problème du temps y est résolu, un instant, c’est « l’éternité retrouvée ».
Il révèle ses fréquentations poétiques, les nomme simplement puisqu’il s’est nourri à leur source, et n’hésite pas à désigner sa famille de cœur. Celle, loin des avant-gardes, qui dit quelque chose du monde malgré sa fureur, tente de retrouver une harmonie perdue, une mélodie ?
Le dernier des pauvres, celui qui est vaincu, celui dont le quotidien est à la dérive, a besoin de mélodie. Sa vie est tellement désaccordée…
Pour lui la poésie n’est pas que le travail sur la langue. Les recherches formelles de la poésie contemporaine lui font penser au laboratoire du CERN, comme si des poètes chercheurs y travaillant feraient exploser trois mots les uns contre les autres, un verbe contre un adjectif, pour voir ce que ça donne, pour créer des feux d’artifice…
Il questionne : comment écrire un poème après Baudelaire, Rimbaud, Verlaine ? Et pourquoi écrire de la poésie ?
Tu n’écris pas de la poésie pour gagner de l’argent, on le sait.
Donc si tu écris, c’est que c’est nécessaire, c’est ce qui te vérifie…
Se vérifier, être aux aguets, ne jamais désarmer, pour ne pas être sur la terre comme un bouchon sur l’eau…
Avec La langue fraternelle Y. Le Men nous donne une sacrée poignée de main, fraternelle, lui qui a lu des milliers de poèmes de toutes sortes où sont invités les vagabonds et les rois… lui qui affirme que nous ne marchons jamais que sur les pas des autres, qui a su faire cohabiter Mahmoud Darwhich et Claude Vigée dans son Tour du Monde en 80 poèmes – Flammarion 2009 – une magnifique anthologie pour rassembler des frères étranges en poésie. Le monde est si complexe qu’il ne peut pas s’étirer de Brest à Vladivostok sans limites. Il faut des sésames, des codes secrets, des passages, des sas pour traverser, pour assimiler sa différence, pour accéder à l’autre qui parfois est très loin. Même près.
Y. Le Men tente dans les dernières pages de se rassembler. Je fais le pari du poème, d’une langue, d’une parole par rapport à un discours écrit-il.
Et ajoute :
Un poème ne peut pas mentir, un poète peut mentir, pas un poème.
J.J.G.
(1)Debout devant le dernier festival de St Malo Y. Le Men a clamé son écœurement d’avoir été radié du régime des intermittents alors qu’il vit de ses écrits et spectacles depuis 40 ans, que Pôle-emploi lui réclame 30.000 euros de trop perçu ! Le poète a contre attaqué, saisi le tribunal de St Brieux, et publié un recueil au titre vengeur : En fin de droits, soutenu par une pétition et le collectif findedroitdequeldroit.fr.
Il est l’auteur de 14 recueils de poésie et de nouvelles.
Lu avec entrain l’été dernier, ce beau roman hivernal paru en 2014 s’est révélé pleinement à ma relecture cet hiver dans la lenteur de cette saison. André, un jeune parisien s’installant en province pour y travailler, enquête sur les raisons de sa rupture avec Estelle et s’essaie à l’étude du langage des corbeaux nombreux dans cette région. Le talent de Jean Bensimon pour mettre en scène et en mots l’étrangeté de cette expérience, semble être celui de se laisser guider par les perceptions de son anti-héros évoquant ainsi Estelle, telle une apparition : « Soudain, le ciel s’ouvre de part en part avec un crissement d’étoffe qui se fend. A travers la déchirure jaillit une lumière dorée qui ruisselle et inonde tout, au point de me faire cligner des yeux. Apparaît la silhouette d’une jeune femme étendue, les bras au-dessus de la tête dans le prolongement du corps. Elle flotte, aérienne, harmonieusement proportionnée. Quand l’écharpe de brume qui voile en partie son visage se dissipe, je n’ai plus aucun doute, c’est elle : les ondes qu’elle émet se répandent dans mon crâne. Elle est la lumière. »
Commence pour André une traversée du temps en noir et blanc, le cœur partagé entre l’effroi du cauchemar de ses nuits et celui des paysages de neige d’un hiver rigoureux. « L’hiver me fixe de ses prunelles glacées. »
Le roman joue d’un contraste permanent entre sombres ruminations et évocation de souvenirs heureux. Pour dénouer les évènements de son histoire, André procède par étapes comme on progresse dans un chemin épaissi de poudreuse, difficilement, « l’immense océan blanc » isolant le narrateur malgré ses conversations avec les habitants. C’est qu’André veut « traverser les apparences. Accéder à l’invisible – la vérité, ou plutôt ma vérité. Je songe au corbeau de la mythologie irlandaise symbolisant l’homme qui entreprend de vivre sur le plan spirituel. » D’où sa recherche sur le langage des grands corbeaux, métaphore d’une quête intérieure qui le menace peu à peu dans son intégrité : « Irais-je jusqu’à me défaire, morceau après morceau – me désagréger ? ».
Suivre le parcours d’André nous réserve la possibilité d’une sorte de passage poétique du vide trop blanc de l’absence amoureuse au plein noir corbeau.
(…) Elle a pleuré beaucoup, parce que le désespoir est femme, mais pas plus qu’il n’en fallait, parce l’obstination l’est aussi. Sébastien Japrisot(1).
Ce numéro 89 est né avec la complicité de Chantal Antier, historienne rencontrée au cours d’un entretien passionné autour de ses recherches sur la vie des Femmes de notre département pendant la Grande Guerre. Beau sujet s’il en est.
Pourtant La Grappe, attachée aux écritures contemporaines, ne cède pas aisément à l’envie commémorative. Mais elle sait que Littérature et Histoire fondent leur différent travail sur deux exigences communes : maintenir vivante une culture par la mise à jour constante des connaissances et nourrir l’écriture d’imaginaire pour les faire partager.
Aussitôt elle jetait une fraternelle passerelle entre Histoire et Littérature, lançant un appel à textes sur ce sujet à ses fidèles auteurs, à de nouvelles et jeunes voix lui ayant fait signe, allant même jusqu’à glisser son courrier sous la porte web de quelques abonnés. Ils et elles répondirent nombreux avec enthousiasme.
Peu à peu arrivaient des récits sensibles tirés de l’histoire familiale, des évocations réalistes et poétiques, des portraits d’écrivains connus, quelques incantations textuelles. Réunis ici dans leur diversité, ces textes manifestent une volonté collective de donner corps et parole aux femmes vivant il y a cent ans. Reconnaîtrons-nous parmi elles, quelques-unes en route vers leur émancipation ?
On ne peut pas clore cette présentation sans accueillir avec gourmandise la naissance d’une nouvelle chronique Le goût des mots de Jacques Lucchesi, sans saluer le choix du jury de la Société des Gens de Lettres qui vient de décerner à André Duprat la Bourse de Création de Poésie Gina Chenouard 2014 pour son texte La nostalgie nombreuse paru dans le numéro 88.
Colette Millet
(1) In Un long dimanche de fiançailles roman Prix Interallié 1991 de Sébastien Japrisot Editions Denoël.
Un après-midi d’octobre l’historienne Chantal Antier reçoit notre équipe de rédaction chez elle à Avon. Si nos entretiens cherchent à éveiller le désir de nouvelles lectures par la découverte d’un auteur ou d’un acteur du monde littéraire, cette rencontre nous aura permis de réfléchir sur le sujet de ses dernières recherches : les Femmes dans la Grande Guerre 1914-1918.
La Grappe : Chantal Antier, merci de nous recevoir et d’accepter cet entretien pour les lecteurs de La Grappe.
Quelle a été votre motivation personnelle pour entreprendre cette recherche sur la vie des femmes pendant la première guerre mondiale et sa place dans votre parcours d’historienne ? Chantal Antier : Je n’avais pas du tout l’intention de travailler sur la Grande Guerre, je voulais travailler sur le Moyen-âge ! Voyez le rapport ! Reprenant l’enseignement après la naissance de mes enfants, j’ai voulu suivre des cours en faculté. Mais il n’y avait pas de place dans ce que je voulais faire. J’avais ma licence. Pour faire une maîtrise, on m’a autorisée, à prendre les cours donnés à Vincennes le lundi matin à des militaires. Et le cours était sur la guerre de 1914. J’ai trouvé ça intéressant et dans le même temps mon père est décédé, il avait très peu parlé de cette guerre qu’il avait faite. J’ai trouvé comme tout un chacun des souvenirs, des photos et j’ai su qu’il avait été blessé, ce que j’ignorais. Les deux choses conjointement, mon professeur me propose de faire une recherche sur la guerre de 14 en Seine-et-Marne parce qu’il n’y avait rien eu de fait sur la question. J’ai eu la surprise de trouver énormément de documents aux Archives de Seine-et-Marne. J’y passais mes mercredis et allais à Paris quand il manquait des renseignements. J’ai vu ce département vivre la guerre à travers les gens dans leur village et donc je l’ai sillonné pour voir à quoi ça ressemblait et rencontrer sur place ceux qui s’y intéressaient.
PARCOURS DE L’HISTORIENNE : DE LA THÈSE AU PREMIER LIVRE
La Grappe : Comment êtes-vous passée des études à l’écriture de livres ? Chantal Antier : Je croyais en avoir terminé avec ma maîtrise mais on m’a demandé de préparer une thèse que j’ai soutenue et ça a marché. Je comptais m’arrêter là, mais un éditeur m’a proposé d’en faire un livre facile à lire. Ça a été La Grande Guerre en Seine et Marne 1914-1918. Ensuite, j’ai écrit des articles pour des revues, pour 14-18 Magazine.
A partir des archives personnelles de mon père qui avait dirigé des tirailleurs algériens pendant la guerre, j’ai écrit un livre sur les soldats des colonies. Je suis la seule femme d’ailleurs à avoir écrit sur le sujet. Et puis, je me suis dit : s’il y a des hommes des colonies, il y a bien des femmes des colonies et personne n’en parle. Pourtant, certaines sont venues en France et ont dû vivre dans des conditions difficiles. Récemment, dans le midi, comme j’en parlais, quelqu’un m’a dit qu’à Toulon, il y avait eu un camp d’Algériens, d’Indochinois et de Chinois et qu’on avait édifié des mosquées pour les uns, des pagodes pour les autres. Et il n’en reste rien, que des traces dans les archives. Il ne faudrait pas laisser perdre ça et faire des recherches ! Ces soldats qui se sont battus avec nous, on ne les a pas toujours bien considérés. A la fin, ils n’ont pas touché de retraites. Il faut imaginer comment les femmes ont pu récupérer leurs maris qui avaient vécu quatre ans avec des Français et qui rentraient dans leurs villages très pauvres. On s’aperçoit qu’il y a beaucoup de sujets qu’on peut encore étudier.
L’HISTORIENNE ET LES FEMMES
La Grappe : Et votre recherche sur les femmes en France dans tout ça ? Chantal Antier : J’ai continué sur la guerre de 14, on parlait beaucoup des intendants militaires qui étaient chargés de diriger les agricultrices et de vérifier le sérieux de leur travail, les surveiller et leur fixer chaque année des objectifs de production de blé, de fruits, de volailles. Et donc ces femmes qui savaient souvent à peine lire et écrire ont dû apprendre très vite et moi, ça m’a stupéfiée d’admiration. Et dans les usines d’armement, ces femmes qui travaillaient avant dans le textile, à la chocolaterie Menier à Noisiel ou dans les emballages à Champagne sur Seine, comment ont-elles fait pour s’adapter sans formation ? Même si au début de la guerre il y avait encore des ouvriers et en 1915 des permissionnaires pour mettre en route les travaux avec elles. D’ailleurs, on ne croyait pas du tout qu’elles en seraient capables, les directeurs d’usines n’avaient pas envie de les prendre dans ces domaines-là.
La Grappe : Comment se débrouillaient-elles dans ces conditions ? Chantal Antier : Elles n’étaient pas protégées du tout, ni gants, ni masques. Combien y-en-a-t-il qui ont eu les mains coupées, qui ont été victimes des acides ? L’allocation pour celles qui avaient un mari soldat était si maigre qu’il fallait bien qu’elles travaillent ; leur seul choix, c’était l’agriculture ou l’usine.
C’est une époque où les gens vivaient en famille avec les grands-parents qui les aidaient autant que les enfants, et je regrette qu’on n’ait pas écrit grand chose sur les enfants… parce qu’on n’est pas allé très loin sur les recherches sur les enfants. Et pourtant ! Là, j’ai découvert dans les archives des institutrices qui racontaient les dictées qu’elles faisaient faire. Pouh ! C’était sur la guerre, tout était sur la guerre, elles faisaient écrire des rédactions aux enfants, comme « Vous racontez le retour de votre père blessé à la guerre, quelles sont vos réactions ? Imaginez ». Oui, je pense qu’on n’imagine absolument pas cette France patriote de l’époque formée dans l’école de la République puisqu’on apprenait avec des fusils en bois comment on devait tirer, etc, ça allait avec les cours de gymnastique dans toutes les écoles de Seine-et-Marne comme ailleurs.
Et puis, tout était axé pour soutenir « nos pauvres soldats ».
La Grappe : On encourageait la population à se priver pour les soldats ? Chantal Antier : On transportait des vivres au front, il y avait entre autres l’Association du Pain de Fontainebleau qui faisait des pains en quantité qu’on leur apportait. Mais le temps qu’ils arrivent, les pains étaient abîmés alors ils leur ont écrit : « N’en envoyez pas, il est pourri, c’est horrible de voir du pain ainsi, nous qui attendions ça ! ».
La Grappe : Est-il vrai que des Françaises ont demandé à combattre aux côtés des hommes sur le front ? Chantal Antier : En 1915, j’ai trouvé que des Belges et des Françaises avaient demandé à être mobilisées comme les soldats. Tout le monde a bien ri, le gouvernement aussi bien belge que français, ce n’était pas dans les habitudes. Et puis il faut penser qu’à ce moment-là, la femme considérée comme celle qui fait les enfants, doit donc être protégée ; pendant ce temps l’Allemagne accordait des droits à ses ouvrières.
La Grappe : On sent que l’historienne que vous êtes ressent l’ambiance d’une époque et cherche à comprendre comment les gens pensaient à ce moment-là. Chantal Antier : Oui, cette guerre, cela fait longtemps que j’y travaille, beaucoup de gens m’ont parlé de leurs parents, de leurs grands-parents. Et puis, j’ai heureusement la chance d’avoir un peu d’imagination. En lisant les archives, j’arrive quelquefois à visualiser. J’ai une amie qui me suit dans mes conférences et me dit : « C’est drôle, tu ne fais jamais la même conférence ! Au moment où tu parles, il nous vient des images. ». Je crois que je ne suis pas une « vraie thésarde » comme on dit. J’ai eu le temps de vivre avant, j’ai eu mes enfants. Ça vous change la manière de concevoir les choses.
L’HISTORIENNE CONTEUSE
La Grappe : Vos livres sont d’une lecture très accessible, nous dirions que ce sont des ouvrages savants tournés vers un public non spécialisé : l’historienne est-elle aussi une conteuse ? Chantal Antier : Ah oui, quand j’écris je pense beaucoup aux gens autour de moi parce que ma famille lit mes livres. Même mes petits-enfants, ça c’est sympa, ce regard des plus jeunes et puis des gens de mon âge, je leur demande qu’ils me disent la vérité sur ce qu’ils en pensent, sinon cela ne me sert à rien.
L’HISTORIENNE ET LES ARCHIVES
La Grappe : Comment avez-vous travaillé, quelles ont été vos sources ? Chantal Antier : Les archives départementales par exemple m’ont permis d’accéder à la liste des usines en Seine-et-Marne. Mais j’ai aussi consulté les archives militaires de Vincennes et des archives privées. Maintenant la plupart des archives sont numérisées, ce qui n’était pas le cas à l’époque de ma thèse. C’est une bonne chose mais on peut regretter de perdre le contact avec l’archive. Il y a des historiens qui ne se basent pas du tout sur les archives, ils se servent des journaux…et d’après les journaux de la guerre de quatorze on était gagnants à toutes les batailles ! Les journaux c’est facile à lire et à retrouver, les archives ça demande du temps pour dépiauter des kilos de feuilles pour trouver la pépite, mais c’est ça qui est intéressant !
La Grappe : Comment avez-vous eu accès aux informations sur Marie-Julienne Jonot, exploitante d’une laiterie1 à Rubelles ou Marie-Louise de Prat, directrice de l’hôpital militaire de Montereau ? Chantal Antier : Justement ce n’est pas vieux, c’est en parlant aux uns et aux autres à propos du Centenaire. Je saisis tout de suite s’il y a quelque chose qui peut se rapporter à des faits, et en questionnant les gens…et les gens me disent rarement non. Donc, pour les femmes ce sont surtout les archives d’abord. Après dans les villages où on m’a demandé des conférences sur la guerre, j’ai essayé de parler aux gens, de voir s’ils avaient des souvenirs de leurs grands parents…
La Grappe : L’histoire de Marie-Louise de Prat ne vous a-t-elle pas permis de faire un scoop historique ? Chantal Antier : Oui l’affaire Marie Curie !! On ne voulait pas me croire, je savais que Marie Curie était venue faire ses premiers essais à l’hôpital militaire de Montereau. On m’a dit : « ce n’est pas possible, on n’en a aucune connaissance… ». Je n’avais pas rêvé, mais je ne me rappelais pas où je l’avais trouvé, ni où j’avais classé cette note. Et puis, coup de chance, dans notre exposition qui sera à l’Astrolabe de Melun en novembre, on cite cet hôpital de Montereau. Alors je dis que j’aimerais bien qu’on parle de Marie Curie, et on me répond : « Oui, mais vous n’en êtes pas sûre ».
La Grappe : Là l’historienne intervient car il faut retrouver la preuve ! Chantal Antier : Oui, donc je me suis adressée au Musée Marie Curie à une charmante jeune femme qui venait d’écrire un livre sur elle et je lui pose cette question à laquelle personne ne croit. Elle me confirme : « Mais bien sûr, elle y était avec sa fille Irène et elle a fait ses premières radios sur des blessés de la bataille de la Marne … ».
La Grappe : Et donc Marie Curie est bien venue faire ses premiers essais d’examen radiologique à Montereau ! Ce n’est pas banal. Chantal Antier : C’est intéressant. Mais c’est horrible, la façon dont c’est raconté, comment on a ramené ces blessés dans des trains, des voitures à cheval depuis le champ de Bataille de la Marne jusqu’à Montereau, les pauvres étaient morts pour la plupart avant d’arriver.
L’HISTORIENNE, LE NORD ET LE SUD
La Grappe : En étudiant les archives concernant l’ensemble du territoire seine-et-marnais en guerre, avez-vous remarqué des particularités entre le nord et le sud ? Chantal Antier : Le nord en grande partie était toujours en guerre, le sud lui avait beaucoup d’hôpitaux et d’exploitations agricoles en état… mais le sud n’est vraiment pas considéré par les historiens. Le nord du département ne portant pas d’intérêt pour le sud, je leur dis : « N’oubliez pas que si on ne vous avait pas soignés, si on ne vous avait pas apporté du pain et les produits agricoles, vous croyez que le nord aurait tenu toute la guerre ? ». Là, personne ne me répond…! Nous avions donc des hôpitaux organisés : Fontainebleau, Avon, Samois. Dans beaucoup de villages, les petits hôpitaux dits supplémentaires, c’était des gens qui offraient leur maison, leurs belles propriétés. Tous les châteaux étaient réquisitionnés. Les femmes de la haute société ont servi comme infirmières dans leurs châteaux : ceux-ci ont été laissés dans un état épouvantable sans compensation. Il y en a qui ont vraiment tout perdu.
On oublie qu’il y avait un “consensus” comme dit un historien. Tout le monde est touché par la guerre, c’est la première fois que du haut en bas d’une société, on se mobilise. Toutes les familles se sont impliquées. Les marraines de guerre passaient du temps à envoyer des lettres, des paquets et recevaient les permissionnaires parce que certains soldats n’avaient plus de parents. Sans compter tous ces gens du nord en exode venus se réfugier ici.
La Grappe : On parle de la zone occupée de la guerre de 1940 mais pas de celle occupée en 1914. Chantal Antier : On commence à en parler maintenant que des gens donnent leurs archives familiales et déposent des lettres aux archives départementales, ça c’est une bonne chose. Moi je n’avais rien sur des zones occupées, des villages massacrés par les allemands. A présent, il y a des chercheurs et parmi eux des femmes qui se lancent dans cette recherche et rapportent des faits impressionnants.
C’est une guerre horrible, plus on l’étudie, plus on le sait, … Je n’aurais jamais pensé si j’avais vécu en 1914 qu’il y en aurait une seconde si près, vingt ans après.
L’HISTORIENNE ET TOUJOURS LES FEMMES
Chantal Antier : Les femmes dans la guerre de « 14 », je n’étais pas partie pour les admirer mais je trouve quand même qu’elles ont fait beaucoup, surtout dans les champs, elles n’avaient pas de chevaux, pas de matériel comme il y en a eu après grâce aux Etats Unis. Elles avaient pour les aider, ça aussi je l’ai découvert dans les archives, des prisonniers allemands d’un grand centre de Montargis. Malheureusement ils n’ont plus les archives, transmises peut-être aux archives militaires de Vincennes. J’ai demandé à les consulter, pour l’instant je n’ai pas trouvé… et donc on envoyait en Seine-et-Marne des groupes de prisonniers, on demandait aux civils plus âgés qui ne pouvaient pas partir à la guerre de les surveiller. Sauf qu’à la fin de la guerre, ceux-là aussi sont partis. Comme il n’y avait plus personne pour surveiller les prisonniers, chaque fois que le front se rapprochait de la Marne, ils désertaient et arrivaient à repasser les lignes côté allemand. Donc les pauvres femmes n’avaient plus personne pour le travail.
Et puis il y a eu ici des gens des colonies, il n’en reste pas grand-chose non plus dans les archives, des Chinois dans la forêt de Fontainebleau qui coupaient du bois pour réparer les voies ferrées, des travailleurs algériens et tunisiens. Certains ont demandé à apprendre le français ; des villages ont demandé à des institutrices de leur donner des cours du soir que la mairie payait. Ces gens, après avoir travaillé dans les champs dans des conditions difficiles, voulaient encore s’instruire.
L’HISTORIENNE ET L’ECRITURE
La Grappe : La Grappe s’intéresse aux écritures contemporaines : quelles sont les spécificités de l’écriture historique d’aujourd’hui ? D’où parle finalement l’historienne quand elle relate l’histoire des femmes d’il y a 100 ans ? Chantal Antier : On ne disait pas aux jeunes historiens faisant une thèse comment mettre les notes, la théorie en forme : je me suis débrouillée seule. Ce n’est pas du tout la même écriture que pour écrire un roman, ou un essai, sans arrêt il faut se dire « D’où j’ai tiré ça ? Qu’est-ce que j’ai fait de ça ? Bien noter ça… ».
La Grappe : Donc l’historienne a une méthodologie très rigoureuse ? Chantal Antier : Une méthodologie très difficile à maîtriser et à tenir sur plusieurs années, le temps des recherches. L’écriture par contre c’est différent, on écrit parce qu’on a envie de dire quelque chose, ce n’est pas plus facile. Il faut lire, relire, faire attention à ne pas dire de choses qui ne sont pas vraies. Là aussi, cela dépend beaucoup de la manière dont vous êtes pris en compte par l’éditeur. Et parfois j’ai eu des déboires considérables avec certains d’entre eux. En fait, il y a deux sortes d’écriture : l’écriture universitaire pour les maîtrises, pour les thèses et l’écriture pour le lecteur. Ça c’est vraiment ce que je préfère, écrire pour un plus grand public que les spécialistes. C’est différent et c’est un travail de très longue haleine. J’admire les auteurs qui écrivent un livre chaque année. Moi j’en ai écrit cinq, je trouve que c’est pas mal. Mais là j’arrête…j’ai dit « c’est terminé ». C’est très fatigant.
La Grappe : Vous pensez à Max Gallo, non, peut-être ? Chantal Antier : Mais il a des livres qui ne sont pas mal.
La Grappe : C’est l’armistice alors ? Chantal Antier : Exactement. Et puis, on peut écrire toutes sortes de livres.
Entretien réalisé par l’équipe de rédaction avec le concours de Sandra Sozuan.
Chantal ANTIER Docteure en Histoire internationale, Thèse : Un département dans la Grande Guerre, la Seine-et-Marne sous la direction de M.G.Pedroncini, Sorbonne, Paris I, Mention T.B. Bibliographie : La Grande Guerre en Seine-et-Marne. Presses du Village1998 Les soldats des colonies dans la Première guerre mondiale Editions Ouest-France 2006 (réédité en 2015) Les espionnes de la grande Guerre (en collaboration) Ouest-France 2008 14-18 La Guerre au quotidien (en collaboration) le Cherche-Midi 2008 Les Femmes dans la grande Guerre, Soteca (Belin) 2011 Louise de la Grande de Bettignies, espionne et héroïne Guerre, Tallandier avril 2013, Prix des Ecrivains Combattants 2014.
Trois femmes de Seine-et-Marne pendant la Grande Guerre
Les témoignages sur les femmes dans la Grande Guerre émergent depuis quelques années, rappelant leur importance, non plus entièrement dévouées aux côtés de leurs maris, comme en temps de paix, mais prenant une nouvelle place dans la société à cause de la guerre. Elles ne se sont pas seulement limitées à subir passivement le sort de quatre années d’épreuves, d’attentes et souvent de deuils : soutiens de l’Etat, soutiens des soldats, de leurs propres familles, les femmes de tous âges et de toutes classes sociales ont œuvré pour tenir aux côtés de ceux qui défendaient le territoire et pour maintenir la société en état de marche avec un patriotisme soutenu par la censure et la propagande.
Elles ont accepté ces rôles nouveaux, difficiles, encore jugés comme masculins mais indispensables à un pays où tous les hommes jeunes sont au front. Le féminisme à la veille de 1914 en est à ses débuts, malgré l’influence des suffragettes américaines et anglaises. Il se transformera pour beaucoup en pacifisme et grèves surtout à partir de 1917, ‘’l’année -trouble’’ : l’espoir de la victoire s’éloigne pour les Français et Françaises démoralisés par l’abandon de leurs alliés russes et l’arrivée tardive des Américains.
Après l’Armistice, les médailles surtout remises aux infirmières, les diplômes, les représentations de femmes éplorées sur les monuments aux Morts, seront-ils les seuls signes de reconnaissance de l’Etat après 1919, pour celles qui, bien souvent au péril de leurs vies, ont tenté de maintenir familles et société en temps de guerre ? Les avancées politiques ne seront obtenues par les Françaises qu’après la Seconde Guerre. Au contraire des femmes des pays alliés ou ennemis.
Ces thématiques sont abordées par l'exposition proposée à l'Astrolabe de Melun, sous la direction scientifique de Madame Chantal ANTIER, docteure en histoire, et la Délégation Départementale aux Droits des Femmes et à l'égalité de Seine-et-Marne. Elle sera ensuite présentée gratuitement dans chaque arrondissement de Seine-et-Marne sur demande, en s’adressant à SOPHIE RATIEUVILLE 01 64 41 58 51/ 06 83 38 67 61 et selon un calendrier consultable
Trois femmes de Seine-et-Marne pendant la Grande Guerre
(textes d’archives)
Julie BOUGREAU
Marie-Louise de PRAT habitant Fontainebleau, ayant passé un diplôme d’infirmière à la veille de la guerre et faisant partie de la SBM Société des Blessés Militaires.
Directrice de l’Hôpital militaire de Montereau en septembre 1914, devenu hôpital d’évacuation, installé dans la Faïencerie à la Bataille de la Marne :
“les voilà enfin les blessés, lambeaux d’uniforme sur des lambeaux d’hommes, épaves d’âmes où tout ce qui reste de vie s’est concentré dans les yeux, dont les regards éperdus sont devenus ceux d’un enfant “
Henri Lavedan, préface à l’Almanach de la S.B.M en 1914
La fin de la bataille de la Marne et la retraite allemande entraînent l’envoi des blessés au sud du département. Le médecin militaire Warneke, chef de l’Hôpital militaire du château de Fontainebleau demande à madame de Prat de prendre en charge l’Hôpital militaire des Héronnière, comme infirmière major. L’Ecole d’Artillerie est vidée de ses artilleurs partis au front, la place est libre pour y installer des soldats malades suite à la guerre,
typhus, tuberculose, épilepsie, maladies mentales et en 1918 grippe espagnole. Cinq infirmières y sont affectées sous les ordres de madame de Prat jusqu’à la fin de la guerre.
EXTRAITS de ses MEMOIRES
Marie « Julienne » JONOT née POIBLANC
En juillet 1913, Louis Alexandre JONOT et sa femme Marie-Julienne reprennent la laiterie de Trois-Moulins, près de Melun, créé vers 1889 par la famille Mollereau, puis tenue successivement par Henri de Monfreid et Paul Leclère. Son activité consiste à ramasser, deux fois par jour le matin dès 4H00 et en fin d’après-midi, le lait des fermes du nord-est de Melun et à le distribuer dans Melun. Une partie est transformée sur place en beurre, crème fraîche, fromage frais, petits-suisses… Le service est assuré par Louis, aidé de sa femme, et par deux ou trois employés. Le travail s’effectue 7 jours sur 7, 365 jours par an. Seule pause le dimanche après-midi, occupée à faire les comptes.
En août 1914, Louis Alexandre JONOT est mobilisé, malgré ses 41 ans, ses trois enfants, et son activité.
A Trois-Moulins, il a fallu s’organiser. Les employés sont mobilisés ou quittent l’entreprise, un frère aîné de Louis vient donner un coup de main, mais décèdera malheureusement peu de temps après. La guerre est toute proche, on entend les grondements de canons de la bataille de la Marne, on craint l’arrivée des allemands.
Début octobre, le régiment de Louis part rejoindre le front de la Somme. Louis tient son journal sur une simple feuille de papier. Le 27 novembre 1914, il est atteint par une balle, à Maricourt (Somme) et décèdera avant d’arriver à l’hôpital de Sézanne.
A 40 ans, pas d’autre choix pour Marie-Julienne, aidée de sa fille aînée Louise, d’Henriette et René, de continuer l’activité de la laiterie. Louise s’occupera des tournées à l’âge de 14 ans, se levant dès 4H00 du matin pour donner à manger aux chevaux, avant de partir sur les routes de campagne. Deux ou trois ouvriers complètent la main d’œuvre.
Marie Julienne recevra un diplôme d’honneur, délivré par le Conseil Général de Seine-et-Marne le 14 juillet 1919. Dans les années 1950, Marie Julienne sera Conseillère municipale à Rubelles.
Poète plasticien, confie depuis longtemps certains de ses textes à La Grappe. Son imaginaire multiforme lui permet des créations singulières. Ses poèmes, dessins, collages, sculptures nous entraînent auprès de son ami André Breton et du dernier groupe surréaliste qu’il fréquenta.
L’absence
La guerre de ma grand’mère Pauline
A la ferme de Bellevue aux Sèches Tournées, dans les hautes Vosges, durant l’été, prime la loi du travail. Sans phrases superflues, accompli dans la nécessité l’économie.
Dès le lever du jour l’outil sur l’épaule, le pas vif, se rendre par les allées de la montagne au champ. Sous le soleil le blé est nappe d’or la Ligne bleue à l’horizon scintille telle une orée de mer.
1914-1 915. Eugène Lecomte, mon grand père maternel, mobilisé, est quelque part au front, arraché à sa « Ligne bleue », son univers familier, il lui faut subir un univers hallucinant labouré par les salves d’artillerie avec comme horizon immédiat l’entrelacs des barbelés même la nuit les explosions le tonnerre.
La grand’mère Pauline Lecomte doit assumer seule l’entretien de la ferme. Elle a trois enfants en bas âge, trois petites filles qui réclament tendresse, attention : Marcelle, (ma mère) Germaine, Louisette. Il lui faut non seulement accomplir les tâches auxquelles elle s’adonnait quand son homme était là : traire les vaches à l’écurie, poursuivre la fabrication des munsters dont la vente assure quelques sous, manier la baratte à beurre, distribuer le grain à la volaille, ramasser les œufs encore chauds…
Désormais, il y a l’herbe à faucher, à la faux, les brassées à déposer sur le carré de toile écrue, noué ensuite aux quatre coins on bascule sur le côté un genou à terre, charge le fardeau sur l’épaule, porte à la charrette, recommence. Un travail d’homme.
Les champs sont trop exigus trop en pente pour être convertis en pâtures aussi pourvoir aux besoins des bêtes, distribuer l’herbe dans les mangeoires, préparer la soupe du soir dans des cuveaux de bois… cela « il » l’effectuait, une routine, répétitive. Oui remplacer l’absent, atteler le cheval, mener au champ, faucher, ratisser, grouper en andains, réunir en javelles. Ces dernières projetées avec la fourche vers l’ouverture de la gerbière, là-haut dénouer les javelles, emplir le grenier. Une fois l’an actionner à la manivelle le van, passer le blé à la batteuse… Les grains tressautent sur les tamis, cette frénésie évoque une armée en pleine bataille, des soldats qui s’affrontent.
« Mon cher homme… si tu savais combien tu nous manques ! »
Les trois petites accompagnent dans la charrette, se reposant à l’ombre d’une meule pendant que la mère non loin trime, au retour juchées sur la charge élastique qui fleure la paille ou l’herbe fraîche.
Au jardin, arracher les pommes de terre. Entretenir le feu dans l’âtre, le chaudron de fonte suspendu à la crémaillère. Toujours le travail. Sans un mot superflu. Sans une plainte.
Bêcher, semer, sarcler, préparer la levée du germe au printemps. Le plus pénible : l’écurie à récurer avec soin, le purin chargé dans la brouette, versé sur le tas de fumier autour duquel la volaille s’égaille.
Cela, bien sûr, plutôt un labeur d’homme.
Automne. L’ère des grands travaux révolue. Monte de la vallée le brouillard qui suscite la fantasmagorie efface le paysage. Elle pense à son homme, au loin, les pieds dans la boue, au cœur d’un orage d’acier dévastateur. Il lui arrive de recevoir une lettre du front qu’elle décachette cœur battant. Il lui parle des camarades blessés, des amis morts, des charges insensées, furieuses, baïonnette au canon, des nuits sans sommeil à espérer la fin du cauchemar le retour à Bellevue …
Il y a toujours à faire. Le grenier doit être empli de foin et de paille en prévision du long hiver, il y a les pommes, poires à ramasser, les mirabelles prunes reines-claudes à gauler. Elle s’attarde devant les photos au mur de la salle commune. Celle qui les représente, son Eugène et elle la Pauline en jeunes mariés, radieux au perron de l’église.
Un autre portrait de lui en uniforme bleu horizon, la moustache virile, le menton ferme, le regard décidé. L’album de souvenirs, en la niche du mur, à côté des Rustica, Chasseur français, Messager boiteux de Strasbourg… Elle feuillette, émue, mon dieu quand donc cette guerre finira combien de fois lui faudra-t-il, seule, assumer les labours, les semailles, les moissons, quelquefois son dos, à force de porter de lourdes charges….et ce purin de l’écurie, si pesant en la brouette… Elle déniche dans une armoire une statuette de Marie… ou c’est au crucifix au dessus du lit qu’elle s’adresse :
« Sainte Vierge… Doux Jésus, faites-moi revenir mon homme mettez fin à la guerre. »
Juin 1915. Ils étaient deux, deux à se présenter à l’entrée du petit chemin sableux menant à la ferme. Un officier l’air grave :
« Vous êtes bien l’épouse du soldat de première classe Eugène Lecomte ? »
Tout de suite elle a deviné la mauvaise nouvelle elle s’est préparée au terrible.
« Un vaillant soldat, qui a fait preuve de beaucoup de courage, s’est comporté en héros. A titre posthume il lui a été remis la médaille militaire et la croix de guerre ».
Un coup au cœur. Elle a dirigé son regard vers la Ligne bleue des sapins, palpitante dans la lumière… Ils avaient rêvé d’un voyage à la mer… ainsi il gisait quelque part, foudroyé, la laissant seule, toute seule avec les trois petites le domaine de Bellevue à entretenir. Quelle absurdité la guerre ! Qui engendre des veuves, des orphelins, exile à jamais l’individu de la liesse de la Saison blonde quand chante le paysage avec ses pavois d’or, qu’une petite alouette à la verticale des blés grisolle dans l’innocence avec le concert des grillons des criquets, toute une vie profuse, généreuse.
Par la suite ma grand’mère Pauline s’est remariée avec un maçon prénommé Théodore, converti avec bonheur en paysan. Enfin elle était soulagée dans son travail enfin elle avait près d’elle une épaule d’homme contre laquelle s’appuyer ! Ils ont eu deux gars, une fille, tout ce monde ainsi que les enfants du premier mariage participant de grand cœur aux travaux de la ferme pour lesquels ma grand-mère donnait toujours tôt matin le signal. Il y eut une seconde guerre 1940-1945, l’occupation allemande, les Libérateurs américains. Pendant l’occupation, farouchement ma grand-mère s’est opposée à toute réquisition, défendant bec et ongles le domaine, elle s’est journellement rendue, faisant fi de la mitraille, à ses champs, à son jardin. C’est en ce dernier qu’elle est morte debout en 1971, d’un coup violent au cœur. En soldat.
J’ai toujours rêvé avec mes yeux d’enfant devant le portrait du grand’ père Eugène que je n’aurai connu qu’en photo. « Un héros »… Au cimetière militaire de L’Hartmannswillerkopf, le Vieil Armand, une croix blanche parmi tant d’autres, une inscription qui témoigne, sobrement :
Auteur de deux romans dont l’un Jeanne, le pardon Edition Persée se déroule pendant la Grande Guerre, a souhaité participer, suite à l’appel de La Grappe, à ce collectif d’écriture dont le thème lui tient à cœur. Enthousiasmée par l’idée d’un partage d’émotions et d’images que provoquent toujours les mots.
Le lavoir
Plus de nouvelles au matin,
Plus de cartes ni de lettres,
Plus de traits couleur fusain,
Ni de mots qui s’enchevêtrent,
L’angoisse au creux de la main,
En bordure du lavoir,
On lave un matin chagrin.
Frappent, frappent les battoirs…
On savonne les chemises,
On triture moribonds
Des souvenirs qui agonisent,
Triste mémoire de chiffon,
Quand on pressait à sa guise
Pantalons et tabliers,
En coton ou laine grise.
Un bonheur à oublier…
Lors, sur la planche on s’alarme,
Quand l’eau déborde de noir,
On essore tant de larmes,
Plus de couleur ni d’espoir,
Sans sanglots ni vacarme,
On rince son cœur en deuil
Loin du front et des armes.
On se voile sans orgueil…
Les saisons coulent au lavoir,
Mouillent jupes et robes neuves,
Les voisines en ce miroir
Surprennent le reflet des veuves,
Sombres ombres à l’étendoir,
A genoux sur les margelles
On se tait par désespoir.
L’eau clapote et ruisselle…
Lectrice abonnée fidèle à la Revue, habituée au travail de l’estampe et du dessin plus qu’à celui de l’écriture, a voulu participer à cause de l’intérêt du sujet retenu et pour encourager ce premier appel à textes. Curieuse de lire la variété des textes et témoignages portés par La Grappe.
Le silence de Maryvonne
Maryvonne avait un frère, Jean-Marie.
1914 : leur village était le monde. Depuis l’enfance, ils travaillaient de l’aube à la nuit, placés dans deux fermes différentes. Le dimanche après-midi, par les chemins creux ou les talus, ils allaient dans la petite maison où leur mère les attendait. Jean-Marie exécutait quelques travaux pénibles, sciait du bois, bêchait le jardin, rafistolait le toit. Devant une tasse de café ou une bolée de cidre, ils partageaient un moment d’affection, se parlaient de leur vie. Ils s’en retournaient ensemble et, tout en bavardant, ils retrouvaient leur complicité, partageaient quelque secret que leur mère trop dévote aurait réprouvé.
Le 1er août 1914, l’ordre de mobilisation fut affiché sur la porte de la mairie du petit village breton. Les appelés devaient rejoindre immédiatement leur bataillon à Saint-Brieuc et partir pour la guerre. Jean-Marie n’avait pas encore vingt ans.
La campagne se vida des hommes, quels que fussent leur âge et leurs charges familiales. Les femmes les remplacèrent dans tous les travaux pour assurer la vie, parfois la survie de la famille. Dans ce village reculé et paisible, on imaginait mal cette guerre lointaine et meurtrière, et on s’inquiétait de tout.
Les nouvelles du front leur parvenaient par les soldats rentrés en permission ou les lettres courtes et rares des hommes ne sachant pas bien écrire. Dans les maisons, on redoutait la visite des gendarmes ou du maire, porteurs des avis de décès.
Maryvonne avait écrit à Jean-Marie sans savoir si les lettres lui parvenaient, sans recevoir de réponse hormis cette carte précieusement conservée, écrite au crayon : tout allait bien, il demandait des nouvelles du pays, pensait à elle et les embrassait.
Les jours, les mois passaient, interminables.
En 1915, il vint en permission, cinq ou six jours peut-être : frère aimé, fatigué, vieilli, mais vivant. Il parlait peu de sa vie de soldat mais il était là, elles l’entouraient, le regardaient affectueusement manger la soupe, les galettes, rire des draps blancs dans le lit, essayer l’écharpe et le gilet qu’elles avaient crochetés pour lui sous la lampe. Sa présence écartait leurs peurs.
Mais il lui fallut repartir pour le front.
Maryvonne l’accompagna un bout de chemin et c’est alors que Jean-Marie murmura : « Je ne reviendrai pas, c’est trop dur. »
Elle reprit sa vie, cette phrase fichée au cœur : « Je ne reviendrai pas ».
En septembre 1916, les gendarmes vinrent leur apprendre sa « mort à l’ennemi ; secteur de Tavannes, le 23 juin 1916 ». Rien de plus. Il avait vingt-deux ans.
Continuer de vivre dans le chagrin, avec le souvenir de ces jours où elles l’avaient cru encore vivant, dans l’ignorance de toute sa vie de soldat, de ses souffrances, de sa disparition. Mort où ? Comment ? Fauché par un obus, ou blessé, abandonné ?
Pas de traces, de corps, de croix, rien. Oui, disparu.
Mais dans le cœur de Maryvonne, il continua de vivre.
Eduquée par la religion, la culture locale, l’école à la soumission à l’ordre, au pouvoir, au devoir, elle s’inclina devant cette disparition, ces questions sans réponses. Sa mère mourut. Maryvonne se maria et quitta la Bretagne pour un pays de pierres, d’étés arides. Et elle garda le silence.
En 2003, les archives du Ministère de la guerre furent accessibles par internet. Les enfants de Maryvonne découvrirent les témoignages et les noms des deux poilus de la compagnie de Jean-Marie qui l’avaient vu tomber et attestaient sa mort. Ils apprirent comment s’était déroulée cette meurtrière journée du 23 juin 1916 près de Verdun ; ils découvrirent la progression et les actions de son régiment depuis août 14, et des témoignages de soldats.
Mais Maryvonne n’était plus là.
Ils repensèrent alors à ce lointain deuil maternel qu’ils avaient négligé de connaître, de partager peut-être. Ils se souvinrent qu’ils avaient regardé parfois avec elle la photo d’un beau jeune homme au regard franc et clair, figé dans le temps, une carte postale grise à la grosse écriture penchée, une médaille militaire au ruban rouge et quelques autres reliques conservées dans une boîte enfermée dans le tiroir d’une armoire. L’émotion de leur mère, si inhabituelle, les décontenançait, les troublait.
Ils se souvinrent de quelques paroles : Jean-Marie… mon frère…20 ans…Verdun…je ne reviendrai pas. Ils comprirent que le silence de leur mère n’était pas de l’oubli, mais une secrète et profonde peine qu’elle ne voulait ni montrer, ni partager, pour les protéger sans doute. Quelle place ce deuil avait-il eue dans sa vie ? Avait-il influencé sa conduite, son caractère ? Son courage, ses peurs des conflits et des violences venaient-ils de là ?
Et c’est ainsi qu’ils commencèrent à se demander s’ils n’avaient pas reçu eux-mêmes un héritage de cet oncle inconnu. En pensant à lui, grâce à lui, ils lurent des livres sur la guerre, les tranchées, le tunnel de Tavannes ; ils se déplacèrent pour voir Verdun.
Puis dans le petit village natal, ils reconnurent son nom dans la longue liste gravée au monument aux morts.
Et sous l’immense ciel gris, landes d’ajoncs, blocs de granit, terre profonde : ma Bretagne, disait leur
mère…
A 20 ans, poursuit une carrière artistique pour être comédienne. Mais quelle « comédienne » ? Pour répondre elle cherche, s’entiche, explore un art, en découvre un autre… se pose, parfois longtemps devant une page blanche.
Poing final
J’ vais faire du droit, comme papa.
M’habiller en bleu, faire le roi comme papa, puis courir dans la boue et rendre papa fou. L’épée au poing, trimballer « poupée », puis revenir après, barbouillée des joues, pour mettre maman à bout. Jouer avec les copines, au chat à la souris, à cache à cache dans les jupes puis déchirer les siennes pour monter dans le chêne, voir la fumée noire dans le soir…
Et comprendre qu’il faut rentrer cette fois sans histoire
J’aurais voulu faire du droit comme papa.
Il est mort. Maman aussi.
Je veux toujours faire du droit
Mais pour moi
Mon sexe n’en a pas besoin. Il n’en a pas le droit
Je fuis l’orphelinat, ayant la rage de ne pas avoir pu prouver avec courage
Que l’épée dans le poing, comme papa
Que le corps déchiré, comme papa
Que les yeux révulsés, comme papa
Je pouvais avoir le droit, de faire du droit comme papa. De décider de mes rêves, de mes peurs, de mes jeux, de mes pleurs, de mes vœux, de mes risques, de mes cris, de ma vie, de ma mort
Comme papa.
La catastrophe
La terre renversée. Tourbillon infini de carcasses métalliques, de carcasses… Une fumée de cendres. Des cendres enfumées qui étouffent, qui s’engouffrent dans la bouche, bouchent les yeux, étouffent, soufflent les corps. Fracas. Tonnerre. Noir.
Tout est noir.
Silence.
Tourbillon de terre, de métal, de sang.
Silence
Silence
Silence
Le cœur bat. Le sang bat. L’être bat.
Silence
Silence
Silence
Battement
Cadence
Silence
Silence
Sifflement
Douleurs
Cri
Douleurs
Douleurs
Douleurs
Couleurs
Lumière
Ciel
La bouche s’ouvre et mord le vent, pour inspirer profondément.
La marche
Des chemins.
Des lacs.
Des montagnes.
Le vent souffle les nuages, les herbes, les cheveux.
Une foule s’avance et traverse les champs.
Certains s’arrêtent. D’autres accourent et les relèvent.
Ils avancent. Ensemble.
Sans trop savoir pourquoi. Ils avancent.
Certains lèvent la tète vers le ciel pour voir leur reflet dans le bleu miroitant.
D’autres accourent à nouveau et les renversent.
Un peu.
Pour qu’ils avancent avec eux.
Les collines.
Les fleuves.
Les rochers.
Tout respire et aspire à changer.
Ensemble.
Le cœur battant.
La pluie
Le froid. Des baisers froids qui mordent, qui martèlent, qui caressent la peau craquelée de la terre. Cette peau inspire, se libère, s’ouvre et ondule. Elle inspire, accueille, reçoit, reçoit et reçoit et inspire encore, se gonfle de vie. Les baisers redoublent et la terre boit, boit, boit, en perd la raison et reste en apnée. Les baisers cessent. Enfin, la terre expire une brume blanche, dont elle se recouvre, avec pudeur.
Collaboratrice de la Revue depuis une quinzaine d’années, brosse à partir d’indices ténus le portrait de son aïeule, une jeune ouvrière prise dans la tourmente de 1914.
GARANCE
Comme chaque soir, Garance débarrasse les assiettes vides du dîner dans un va et vient rapide vers l’arrière-cuisine sombre. Avant d’y retourner faire la vaisselle, elle pose l’encrier sur la table et ouvre un grand registre noir devant les mains rugueuses, dures au travail, de sa mère qui entreprend patiemment de consigner l’état de leur travail du jour. Par une fenêtre haute, la douce lumière du soleil glisse dans cette salle de l’appartement qui leur tient lieu d’atelier où les machines à coudre ronronnent dix longues heures durant. Près d’elles, bien emmailloté le tout-dernier-né dort dans son berceau d’osier. Assises sur le parquet ciré, les deux petites jouent en silence pendant que les deux plus grandes chantent une berceuse à leur jeune frère.
L’atelier situé au premier étage de l’immeuble leur offre une vue plongeante sur la rue principale de la ville préfecture du sud-ouest. Depuis longtemps déjà, mère et fille sont culottières pour l’armée française. Délaissant son nom de baptême pour celui de la couleur des pantalons qu’elles confectionnent, la jeune fille se fait appeler Garance. La jolie brunette n’a pas son pareil pour s’amuser et rire avec tout le monde. Son petit minois frais et sa taille fine tournaient la tête à plus d’un gouyat(1) du quartier passant sous leurs fenêtres. Mais c’était avant que la patrie n’envoie toute sa jeunesse faire la guerre dans le nord du pays.
Depuis, la rue est trop calme à son goût. Le matin, en cousant les pantalons rouges pour les soldats, elle ne guette plus le passage des garçons, mais celui de Margot, la factrice embauchée aux Postes en remplacement de son mari, parti lui aussi au front. Le père de Garance, ouvrier chez un artisan ébéniste, n’a pas été mobilisé : « Trop vieux » dit-il dans un soupir, oubliant ses charges de père de famille nombreuse. Le soir, il s’en va cueillir les fruits et cultiver les légumes dans le jardin qu’il loue en bordure de la ville.
En sa qualité d’aînée, Garance qui a déjà vingt-trois ans, partage avec ses parents la tenue du ménage et veille sur les six cadets comme une seconde mère. Très jeune, au lieu de partir à l’usine comme beaucoup de ses camarades ou se placer comme bonne dans une famille de notables, elle a appris le métier d’ouvrière à domicile pour aider sa mère à tenir les délais de livraison car on la menaçait de lui retirer les commandes. Huit ans ont passé. En ces temps difficiles pour le pays, elles sont fières de participer à l’effort de guerre demandé aux femmes par le gouvernement. Sans le souci d’avoir à bien habiller les soldats, Garance penserait que leur travail est si mal rémunéré qu’il ne vaut pas toute la peine qu’elles se donnent.
Après la guerre, elle voudrait s’installer couturière, tailler et coudre de jolies robes à de belles clientes comme elle le fait pour ses sœurs Clémentine et Adèle avec des tissus achetés à bon prix sur le marché. Mais le soir dans son lit, les pièces des pantalons défilent encore sous ses paupières closes. Tout ce rouge qu’elle aimait tant commence, à force, à lui crever les yeux.
Après la guerre, elle voudrait ne pas avoir à mettre au monde trop d’enfants. Elle redoute que ses filles soient aussi têtues que Joséphine et ses fils aussi fragiles de la poitrine que Maurice.
Après la guerre, elle voudrait que celui de ses prétendants dont elle est amoureuse la demande en mariage. En août, le jour de son départ pour rejoindre son régiment, elle se souvient qu’il a promis de l’emmener voir la mer. Il y avait de la musique et des fleurs, des drapeaux flottant dans l’air, des chansons et des embrassades. Elle le revoit s’éloigner, agitant la main dans un au revoir souriant, presque joyeux à l’idée de voir du pays. Lui, le jeune cheminot, s’apprêtait à faire son premier grand voyage dans un wagon à bestiaux estampillé pour le convoi des troupes : Hommes 40 Chevaux (en long) 8 !
Après le départ organisé vers une victoire assurée
dans la chaleur accablante du mois d’août,
Depuis, les lettres qu’elle lui écrit disent les changements de la vie au pays, son travail à l’atelier.
Elle tait ce qu’elle redoute pour lui : la faim et le froid. puis l’attente inexpliquée pour aller se battre
alors qu’on assistait dans les gares à l’arrivée des blessés
et à l’exode des civils des territoires envahis par l’ennemi,
Depuis, on dit que l’armée allemande avance sur Paris. On dit que les soldats faits prisonniers vont travailler en Allemagne.
Elle tait ce qu’elle redoute déjà pour lui : la capture et la prison. la rumeur énorme des canons enflait chaque jour davantage, la pluie, la boue recouvrait tout : les barbelés, le bruit infernal des mitrailleuses, les cris des hommes montant à l’assaut
On dit que les soldats auront bientôt des permissions. Elle l’attend. Elle tait ce qu’elle redoute le plus pour lui : la blessure et la souffrance.
Les mois passent.
Elle apprend la patience.
Sous le tilleul, la pierre du banc s’affaisse. Là, ils se tenaient les mains et étaient gais ensemble, taquins, dans l’échange de fortes paroles. Depuis longtemps, plus rien de doux ne se dit près du lavoir à l’ombre des jeunes frênes.
Dans la ville, des femmes du nord accueillis avec leurs enfants chez des parents racontent la brutalité de l’envahisseur, la peur des représailles, l’abandon de leurs fermes, l’errance du voyage.
Les restrictions pèsent sur le moral de tous. Le ravitaillement en ville commence à être difficile. Les autorités surveillent la production des fermes de très près. Le travail paraît plus dur que jamais.
Les saisons tournoient dans un oubli de soi et l’attente semble interminable. Le monde semble s’être élargi pour n’apporter que du malheur. Les nouvelles du front sont rares.
On ne sait pas trop quoi en penser.
Ayant déjà participé au numéro 87, passionnée par les écrits sur les recherches botaniques, a envoyé ce dialogue tonique pour témoigner de l’expérience insolite d’une femme pendant cette période troublée.
Allo ! Skype-Histoire
– Allo, « Skype-Histoire », je voudrais parler à Jeanne.
– OK, voilà, c’est à vous :
– Tu es qui ?
– Sophie…
– Qui ça ?
– Ta petite fille, j’avais 6 ans quand on s’est parlé la dernière fois.
– Et tu veux quoi ?
– Raconte-moi ta mission à Alger en 1914
– Quelle mission ?
– Oh tu n’as pas oublié !
– Y’a pas eu de mission !
– Mais si, il y a une photo dans l’album de collection de photos.
– Photo, photo, ce n’est pas moi ça !
– Mais si, il y a aussi la carte de ton père du 27 octobre 1914, adressée à Alger, avec la date, il dit qu’il a reçu tes lettres du 23 septembre et 21 octobre 14.
– Ok, c’est vrai, mais je ne dois pas en parler, c’est secret, j’ai promis, silence !
– Mais enfin Grand-mère, c’est une super histoire, faut la raconter.
– T’as qu’à aller voir à Aix en Provence aux archives du CAOM(1), peut être qu’il y a un dossier.
– Grrr ! Pas eu le temps, tu sais, je travaille encore, la retraite c’est à plus de 60 ans aujourd’hui.
– Pas de chance, petite !
– Raconte moi, l’ordre de mission, le départ de Paris, le voyage en train, le bateau, avec qui, pourquoi ?
– J’avais 24 ans, mission secrète avec une collègue !
– Et pour faire quoi ?
– Mission secrète pour la Banque.
– Oh, tu m’énerves avec tes mystères, raconte !
– Un transport de fonds, d’or, des courriers!
– Wouahouuu un transport de fonds, l’Or …
– J’en sais pas plus moi-même, un voyage, des caisses, mais on s’est bien amusées !
– Comment ça : amusées, mais c’était la guerre !
– On avait 24 ans, un beau job, un voyage inespéré, regarde donc la photo, on n’a pas l’air triste !
– C’est vrai, habillées couleur locale, bijoux, pose chez le photo-graphe, vous avez l’air en vacances.
– Oh, ce fut une belle aventure !
– Donc tu as eu un rôle important, pourquoi t’ont-ils choisie ?
– Parce qu’il n’y avait plus que nous de disponibles, les autres étaient au front !
– Une mission secrète …
– Au retour, ça a été plus dur !
– Pourquoi ?
– Hé oui, il a fallu laisser les postes de décision aux hommes revenus, pas le droit de vote, la vie à l’économie !
– Comment t’as fait ?
– J’ai démissionné, un mariage, une entreprise, un fils, et voilà.
– Et après ?
– Là, ça finit de s’enfoncer, plus rien, la crise de 29, faillite de l’entreprise, le dépôt des bijoux en or chez « ma tante », et j’ai demandé s’ils pouvaient me réintégrer !
– Et alors ?
– Ils ont dit « Non ». Cependant, comme mon dossier comportait la mission secrète, j’ai été réembauchée, mais à un petit poste, petite paye, ce fut difficile !
– Ah c’est pour ça qu’il y a tant d’objets accumulés à la maison, la peur de manquer !
– De quoi tu te mêles, petite, occupe toi de tes affaires !
– Mais il y a la lanterne, les plateaux, le stock de savons ; moi aussi je suis née loin d’ici, moi aussi j’ai fait un grand voyage …
– Ah les voyages, c’est beau les voyages. Ma cousine Laure, elle n’a pas eu cette chance, et puis elle a perdu tous ses prétendants à la guerre. Elle était petite, vive, intelligente, mais les jeunes, il n’y en avait plus. Elle est restée célibataire !
– Mais c’était aussi son choix, une femme libre.
– Libre, libre, certes, indépendante avec son métier et ses amis, mais alors, pourquoi a-t-elle présenté ta mère à mon fils ?
– C’est une autre histoire, ça ne te regarde pas Grand-mère…
– Oh, le réseau a coupé, bip bip bip bip….
(1) Centre des Archives d’Outre Mer
Note de l’auteur Il y a eu d’importants transferts d’or en 1914 vers l’Algérie ; Jeanne, jeune employée de Banque, a réellement effectué une mission en 1914 ; la mémoire familiale évoque un transfert de fonds, mais on n’en sait pas plus.
Fidèle collaboratrice de La Grappe, s’intéresse à l’histoire de la littérature aux auteurs ayant des liens forts avec la Seine-et-Marne, en particulier avec Mallarmé ou Katherine Mansfield.
Colette, Katherine Mansfield : femmes en guerre. Un savoir tragique.
Méditant en novembre 1919 (premier anniversaire de l’armistice), sur les effets de la guerre, Mansfield écrivait à John Middleton Murry : « […] je dirais que nous sommes morts et ressuscités […] Aujourd’hui, nous savons ce que nous sommes ; et c’est un savoir tragique, comme si, au cours de notre résurrection, nous affrontions la mort. »(1)
Après avoir reçu de Francis Carco des lettres enflammées, Katherine Mansfield était arrivée dans son appartement du quai aux Fleurs, à Paris, le 16 février 1915, tandis que l’écrivain français l’appelait à Gray où il a été mobilisé. Après bien des ruses et des difficultés, elle le rejoignit dans la ville militaire trois jours plus tard, et sera de retour à Londres le 25, malade. Son journal et sa nouvelle, Un Voyage imprudent, rédigé fin 1915, racontent l’événement avec amertume et ironie. « Existe-il une chose comme la guerre ? Toutes ces voix qui rient vont-elles vraiment à la guerre ? Ces bois sombres éclairés si mystérieusement par les troncs blancs des bouleaux et des hêtres, ces champs humides avec de grands oiseaux qui les survolent, ces rivières vertes et bleues à la lumière – a-t-on livré des batailles en de tels lieux ? Quels beaux cimetières nous passons ».(2)
Car, en septembre de la même année, son frère Leslie, mobilisé en Nouvelle-Zélande, est mort en Belgique. L’argent qu’elle a utilisé pour ce voyage interdit à travers le front, c’est le frère chéri qui l’avait donné. Double trahison envers l’ami (elle épousera Murry peu avant la fin de la guerre) et le frère.
Lors de deux brefs retours à Paris en mars et avril 1915, Mansfield écrit. Elle note avec l’insouciance de la jeunesse : « Quand on a sonné l’alarme, les sirènes et les autos ont répondu. J’étais dehors ; en un instant tout a été plongé dans l’obscurité – rien qu’une lueur par ci par là, quand un passant allumait une cigarette. Lorsque je suis arrivée au quai aux Fleurs, que j’ai vu tout le monde rassemblé aux portes, et que j’ai entendu les gens crier : « N’allez pas comme ça dans la rue ! », j’ai été prise d’une sorte d’excitation ».(3)
La maladie dont elle mourra progresse et, après un long séjour dans le midi de la France, elle veut rentrer à Londres en mars 1918. Mais elle arrive à Paris sous les bombardements et, bien malade, devra attendre trois semaines l’autorisation de reprendre le train : « Il faut que je tienne un compte exact de mes défaites ».(4)
Avant de se retirer à Avon où elle mourra en janvier 1923, Mansfield écrira La Mouche qui traite d’une manière symbolique cet événement – récit teinté de remords, qui ne l’a donc pas quittée.
Colette, quant à elle, avait rejoint clandestinement son mari, Henri de Jouvenel, à Verdun, en décembre 1914-janvier 1915 : « Il est fini, ce beau voyage épouvanté. Me voici – pour combien de jours ? – cachée dans Verdun. Un faux nom, des papiers d’emprunt, ce n’était pas assez pour me garder, pendant treize heures de trajet, du gendarme nouveau style, que la guerre fait subtil, railleur, indiscret, ni de ton commissaire impérieux, gare de Châlons ! En chemin, j’ai rencontré tous les périls : l’amie infirmière commise à l’arrivée des trains de blessés et qui s’écrie : « Vous ici ! », le journaliste devenu militaire et qui s’enquiert : « Votre mari va bien ? Vous allez le voir ? », le médecin-major, qui « comprend » et qui m’adresse des clins d’œil à inquiéter un garde-voie… ».(5)
Elle en a tiré deux chroniques : « À Verdun » et « Jour de l’An en Argonne », qui seront publiées, avec d’autres récits de circonstance, en 1917 dans Les Heures longues. Dans une lettre à Francis Carco, elle qualifia ces écrits de « pauvres choses journalistiques » qu’elle reprendra dans ses Œuvres complètes après corrections(6) : « Il ne m’a pas fallu huit jours pour comprendre qu’ici, dans ce Verdun engorgé de troupes, ravitaillé par une seule voie ferrée, la guerre, c’est l’habitude, le cataclysme inséparable de la vie comme la foudre ou l’averse – mais le danger, le vrai, c’est de ne plus manger. Tout commerce cède le pas et la place à celui des comestibles : le papetier vend des saucisses et la brodeuse des patates. Le marchand de pianos empile, sur les Gaveaux et les Pleyels fatigués qu’il louait naguère, mille boîtes de sardines et maquereaux… ».(7)
(1) Lettre à John M. Murry, Ospedaletti, Italie, 16 novembre 1919.
(2) Katherine Mansfield, Le Voyage indiscret, Le Seuil, 1983, p.11.
Affectionne tous les moyens d’expression artistique, pratique la sculpture et utilise depuis son plus jeune âge l’écriture poétique comme refuge et partage des émotions.
Filles de la patrie
Guerre,
En centenaire tu resurgis,
Tu fais parler de toi,
Tu nous rappelles et interpelles.
Tu craches tes souvenirs
De sang et de batailles
De héros meurtris et de rêves brisés
Ton souvenir inonde nos tombes fleuries
Nos monuments érigent en ton nom nos familles décimées.
Nous passons devant toi, emblème de vies meurtries
Endeuillés du souvenir de toutes ces vies sacrifiées
Et on décore, sous les drapeaux,
Chaque année, pour ne pas oublier…
Sur ces pierres taillées
Gravées de noms en rafales.
Arrêtons-nous un instant,
Pour ne rien négliger
Pour lire entre les lignes
Et accorder une place plus digne,
À toutes ces femmes qui ont oeuvré,
À toutes ces femmes sur ces stèles non citées.
Mères, soeurs, épouses et promises
Pour toutes celles sur qui la France a pu compter.
Pour toutes celles, armées de courage,
Qui dans l’ombre se sont sacrifiées.
Vous qui n’avez pas mené bataille
De fusils de canons ni de grenailles.
Pour toutes vos souffrances cumulées
Vous qui avez donné du fond de vos entrailles…
La grande faucheuse ne vous a pas épargnées.
A-t-on mesuré, Adèle, ta force et ta vaillance ?
T’a-t-on remercié pour ton soutien et ta hardiesse ?
Quand si frêle et mignonnette
Tu es partie donner de toi à la patrie,
Des heures, des jours et des années
Munitionnette, pour te nommer.
T’a-t-on orné d’une médaille,
Lorsque ton corps s’est décharné ?
Qu’il a gardé comme une mitraille
Les traces de ces obus soulevés ?
Merci à vous anges blancs dans cette misère,
Si dévoués sur tous les fronts
À panser les plaies de toute la guerre,
Ensanglantées ou d’émotions.
Merci à vous marraines de guerre,
Qui avez su vous substituer,
Donner amour et réconfort
Aux hommes cernés dans leurs tranchées…
Hommage encore à vous les femmes
Toute une armée, à cultiver
En prenant soin de vos campagnes
Et d’vos récoltes à sauvegarder.
Vous avez vous aussi mené bataille
En y creusant toutes vos tranchées.
Sacs de blé et de grenaille
Huile de coude à volonté.
Vos munitions étaient de taille
Puisqu’elles ont pu vous préserver,
Semer la vie dans vos campagnes
Pendant qu’ailleurs on la fauchait.
Je pense à toi parfois Mathilde,
À peine vos noces consommées,
Tu as dû renoncer si vite
À la moitié que tu chérissais.
Tu as fait face avec courage
Au travail que la ferme demandait
Rassurée par les témoignages,
La guerre allait bientôt s’achever…
Tu chantais vos retrouvailles,
À l’église tu les priais.
Pas facile, seule, de mener bataille,
Quand ton ventre s’est mis à bouger.
Tu as fait face à tous les pleurs,
Soutenu tes soeurs aux funérailles
Tu as vécu tellement d’horreur
Pas le temps que ton corps défaille.
L’absence s’est installée comme une routine,
L’angoisse présente, jour après jour,
Ton fils a grandi… une photo à ses côtés,
Sans jamais pouvoir recevoir un signe,
Ni même un sourire partager.
Ta relation épistolaire a fini par te désoler
Tu as gardé un goût amer de ce sort sur vous jeté.
Quand Jacques un jour est revenu de guerre,
Après la joie de cette paix…
Il a fallu apprendre à vivre… un étranger à tes côtés.
Chacun doté de ses souffrances,
Des traumatismes à évacuer…
Il a fallu pour toi Mathilde
Ta place, ton rôle, maintenant céder.
Mathilde a tu, au fond de son âme
Toute la rancoeur qu’elle a gardée.
Elle se souvient de ce slogan, si fier et savamment lancé
« Debout, donc femmes Françaises… Filles de la patrie !
Tout est grand qui sert le Pays … Debout à l’action, au labeur !
Il y aura demain la gloire pour tout le monde. »
Elle a tu, au fond de son âme
Par respect pour tous les Hommes
Que cette guerre a maltraités.
Elle a tu, au fond de son âme
Tous ses ressentis déjà évoqués.
Mais aujourd’hui, pour elles qui ne sont plus,
Pour leur souvenir, et parce qu’elles en sont dignes.
Je veux commémorer leur dévouement, et leurs actions,
Et graver pour elles, ici, en quelques lignes,
Toute la gloire et le respect que leur souvenir anime.
Ses textes ont été inspirés par la lecture de correspondances de Poilus. Photographe et poète, né à Romorantin, vit à Pruniers en Sologne. Publications de textes en revues dont La Grappe et recueils : Les corps primitifs (2009) Le rosaire (2012) Rouages (2014) Editions Le Manuscrit disponibles chez Hachette.
MAINTENANT
Si maintenant, à cet instant même, tu pouvais faire un vœu, lequel ferais-tu ? Sans mentir, dis franchement…
Je te pose cette question parce que, tout à l’heure, j’ai entendu cette femme, à la descente du train, dire à son mari rentré de permission : « Tu as un cil, fais un vœu ». Et c’est dingue, le premier truc qui m’est venu à l’esprit, je ne l’aurais peut-être jamais imaginé hors de cette situation de guerre, c’est prendre possession de ton corps. Aller à ta place au front pour prendre ma part de tes peines.
UN PRINTEMPS EN NOIR ET BLANC
Tu n’es pas resté longtemps en permission. Nous n’avons pas pu profiter longtemps des premiers beaux jours. Même si le ciel bleu et le soleil persistent, ce sera pour moi un printemps en noir et blanc car demain tu reprends les armes.
J’essaie de prendre sur le présent le maximum de détails pour ma mémoire : nous sommes dans le square, à côté du cinéma, tu es étendu sur ce banc en bois, ta tête sur mes cuisses, tu fermes les yeux en pensant sans doute à ton trajet Paris gare de l’Est-Nancy.
Mon visage soucieux est penché vers ton visage attentif, ma main caresse ta joue.
Ce moment me fait subitement penser à un poème de 1870 appris à l’école : Le dormeur du val.
DE LA TOMBÉE DU JOUR
AU LEVER DU SOLEIL
Tu viens de recevoir une lettre de Lucie. Ses mots sont doux mais elle t’a dit des mots-rétro. Tu attendais autre chose, un peu plus de passion. Tu ressens toujours de l’angoisse. Tu voudrais savoir ce qu’elle fait, tous les jours, toutes les heures.
Mais comme le temps passe (même si en ce moment chaque minute est une éternité), ne t’inquiètes pas, rassure-toi, le rideau de la guerre finira par tomber, laisse le temps, laisse le temps faire au lieu d’attiser le feu de la jalousie.
Tu pourrais mettre le feu à ta position, incendier le ravitaillement à côté des camions pour faire diversion, rentrer par surprise en pleine nuit. Tu voudrais être avec elle de la tombée du jour au lever du soleil.
L’HÔPITAL MILITAIRE
J’ai enfin la force de vous écrire en espérant que cette lettre vous trouve en bonne santé.
J’ai eu mal aux reins, mal à taper dans le mur derrière mon lit… Mais rassurez-vous : maintenant je vais mieux même si je reviens de loin. J’ai été gazé puis enfoncé trois heures sous terre. J’ai été obligé de me déplacer parmi pierres et charpentes après un long temps d’inconscience.
Je pense quitter l’hôpital militaire cette semaine. J’attends seulement de récupérer des effets car les miens ont été déchirés.
Angèle m’a appris que Louise, notre petite cousine des Etats-Unis, vient d’accoucher d’une petite fille morte. C’est bien malheureux.
Je ne manque de rien mais je pense beaucoup à vous de là où je suis.
PEAU NEUVE
Je vais rentrer chez mes parents. Tu patienteras. Je dois me faire retoucher, me faire imposer des mains contre les brûlures pour barrer le feu.
J’espère que tu ne te moqueras pas de moi quand tu me verras.
Je vais profiter des techniques des laboratoires d’esthétique. Je vais choisir un modèle avec de belles oreilles, j’en profiterai pour faire enlever mon double menton.
Je suis Œuvre en noir, frustré, parce que je ne fais pas assez vite peau neuve.
Ces textes ont été inspirés à Fabien Tellier par la lecture des correspondances des Poilus et leurs familles et sont extraits d’un ensemble composant une Lecture poétique faite par l’auteur et Marie Hentry Pacaud, accompagnés à la guitare basse par David Mercier : La Guerre de 14-18 Lettres de Poilus : Appollinaire, Aragon,…